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A Milena – Franz Kafka

64451755_13088090J’ai voulu lire les lettres de Franz Kafka à Milena pour connaître Milena. Mais la tâche ne fut pas si simple. A l’instar des Lettres à Felice, on y découvre un Kafka bien plus préoccupé par l’image qu’il se fait de sa correspondante que par la correspondante elle-même. Il dresse ici le portrait d’une Milena idéalisée et le reconnaît lui-même. Si l’aventure est moins perverse – j’ose le mot – qu’avec Felice, l’ambiguïté de cette correspondance est flagrante. Franz Kafka ne s’adresse qu’à lui-même et à ses propres fantômes.

J’ai choisi tout de même de mener à son terme cette lecture fastidieuse. Je me souviens par ailleurs d’abominables lettres à Felice, et de cette sensation magnétique, ce besoin – pervers aussi ? – de lire un discours qui me débectait sans comprendre le fondement de ce besoin. Je me souviens, quelques semaines après avoir refermé le deuxième volume des Lettres à Felice, d’une impression très marquée et marquante d’être entrée dans un univers obsessionnel qui me rappelait fortement Le château ou La métamorphose – qu’est-ce que cet homme qui tel un cafard rampe sous les portes des chambres des demoiselles pour les regarder écrire dans leur dos ? – et l’impression était dix fois plus vive à la lecture de ces lettres qu’à la lecture des romans. J’ai donc mené à son terme la lecture des lettres à Milena et je ne le regrette pas. J’y ai trouvé mon compte sur l’interlocutrice. Le volume des éditions Nous se clôt par la rubrique nécrologique de Franz Kafka rédigée par Milena elle-même. Elle y dresse un portrait de l’écrivain saisissant. Elle n’a visiblement pas lu les lettres qu’elle a reçues de la même manière que moi. Elle les a reçues entrecoupées de rencontres bien réelles avec Kafka, elle les a accompagnées de lectures et de son travail de traduction en tchèque des œuvres fictionnelles de Franz Kafka. Sans s’attacher aux névroses de l’homme, elle a été capable d’en saisir et retenir le meilleur. A tel point que j’en ai regretté de ne pas pouvoir lire finalement les réponses à ces lettres qui s’étalent sur près de 3 ans. Les réponses de Milena s’adressaient très certainement à Franz Kafka-le-vrai et non à un Autre idéalisé, elle connaissait son interlocuteur et accordait une grande importance à la sincérité de leur relation… à moins que la lectrice que je suis ai retrouvé son propre idéal de Kafka dans l’écrit de Milena Jesenská et s’en trouve immensément et maladroitement rassurée.


A Milena – Franz Kafka
traduction de l’allemand et introduction par Robert Kahn
Nous, 2015, 320 p.


 

Merano, 15 juin 1920, mardi

Mardi

Ce matin tôt j’ai de nouveau rêvé de toi. Nous étions assis l’un à côté de l’autre et tu me repoussais, pas méchamment, aimablement. J’étais très malheureux. Pas d’être repoussé, mais à cause de moi, qui te traitais comme n’importe quelle femme muette et n’entendais pas la voix qui sortait de toi et me parlait précisément à moi. A moins peut-être que je l’aie bien entendue, mais je n’ai pas pu lui répondre. Je m’en allais plus desespéré que dans le premier rêve.

Il me revient à l’esprit ce que j’ai lu un jour chez quelqu’un : « Ma bien-aimée est une colonne de feu, qui parcourt la terre. En ce moment, elle me tient enlacé. Elle ne conduit pas ceux qu’elle enlace, mais ceux qui la voient. »

Ton

(Voilà que je perds même le nom, il s’est raccourci de plus en plus et maintenant il est devenu : ton )

♣♣♣

Prague 31 juillet 1920, samedi

Samedi, plus tard

De quelque façon que l’on retourne ta lettre d’aujourd’hui, ta chère lettre fidèle gaie, une promesse de bonheur, c’est tout de même une lettre de « sauveur ». Milena parmi les sauveurs ! (si j’en faisais partie aussi, serait-elle alors déjà avec moi ? Non, alors sûrement pas) Milena parmi les sauveurs, elle qui fait dans son propre corps l’expérience continuelle que l’on ne peut sauver l’autre que par son être et par rien d’autre. Et voilà qu’elle m’a déjà sauvé par son être et qu’elle essaye maintenant a posteriori avec d’autres moyens infiniment plus petits. Quand quelqu’un sauve un autre de la noyade, c’est naturellement une très grande action, mais quand après cela il lui offre en plus un abonnement à des cours de natation, quel sens cela a-t-il ? Pourquoi le sauveur joue-t-il la facilité, pourquoi ne veut-il pas toujours continuer à sauver l’autre par son être, son être-là toujours disponible, pourquoi veut-il renvoyerla tâche à des maîtres nageurs et à des hôteliers de Davos ? Et d’ailleurs, je pèse déjà 55,40 ! Et comment pourrais-je m’envoler, si nous nous tenons par la main ? Et si nous nous envolons tous les deux, qu’est-ce que cela fait alors ? Et de plus – c’est la pensée de base de ce qui précèse – je ne partirai plus jamais si loin de toi. Je viens juste de quitter les chambres plombées de Merano.

♣♣♣

Prague, 18, 19, 20 septembre 1920, samedi, dimanche et lundi

Samedi soir

Je n’ai pas encore reçu la lettre jaune, je la renverrai sans l’avoir ouverte.
S’il n’était pas bon d’arrêter maintenant de nous écrire c’est que je devrais me tromper effroyablement. Mais je ne me trompe pas Milena.
Je ne veux pas parler de Toi, non pas que cela ne me concerne pas, cela me concerne, mais je ne veux pas en parler.
Donc à propos de moi seulement : ce que Tu est pour moi Milena ce que Tu es pour moi au-delà de ce monde dans lequel nous vivons, cela, sur les lambeaux de papiers que je t’ai écrits tous les jours, cela ne s’y trouve pas. Ces lettres, telles qu’elles sont, n’aident à rien d’autres qu’à tourmenter, et si elles ne tourmentent pas, alors c’est encore pire. Elles n’aident à rien qu’à produite un jour de Gmünd, qu’à produire des incompréhensions, de la honte, une honte presque inaltérable. Je veux te voir aussi nettement que la première fois dans la rue, mais les lettres me distraient plus que toute la Lerchenfelderstrasse avec tout son bruit.
Mais cela n’est même pas décisif, ce qui est décisif c’est mon impuissance croissante, à cause des lettres, à surmonter les lettres, impuissance aussi bien par rapport à Toi qu’à moi – 1000 lettres de Toi et 1000 souhaits de moi ne me contrediront pas – et ce qui est décisif (peut-être à cause de cette impuissance, mais toutes les raisons sont ici dans l’obscurité) c’est la forte et irrésistible voix, littéralement ta voix, qui me somme de me taire.
Et voilà que tout ce qui te concerne est encore non-dit, cela se trouve il est vrai le plus souvent dans tes lettres (peut-être aussi dans la jaune ou plus exactement : dans le télégramme par lequel tu me demandes le renvoi de la lettre, à bon droit bien sûr) souvent dans ces passages que je crains, que je fuis comme le diable fuit le lien consacré.

♣♣♣

Prague, fin mars ou début mai 1922

Voilà si longtemps que je ne vous ai pas écrit, Madame Milena, et même aujourd’hui je n’écris qu’à la suite d’un hasard. Je n’aurais en fait pas à m’excuser de ne pas vous avoir écrit, vous savez bien à quel point je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie, – ce qui ne veut pas dire que je me plains, mais que je veux faire une constatation dans l’intérêt général – vient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Les êtres humains ne m’ont presque jamais trompé, mais les lettres toujours, et, en fait, pas celles des autres mais les miennes. Dans mon cas, c’est un malheur particulier, dont je ne veux pas parler davantage, mais aussi en même temps un malheur général. La facilité de l’écriture des lettres – d’un point de vue simplement théorique – doit avoir causé une effroyable désagrégation des âmes dans le monde. C’est une fréquentation des fanntômes et, pas seulement du fantôme du destinataire mais aussi de son propre fantôme, qui se développe sous la main dans la lettre qu’on écrit, ou même dans une suite de lettres, quand une lettre durcit l’autre et peut la faire témoigner. Comment a-t-on pu en arriver à penser que les êtres humains pourraient se fréquenter grâce aux lettres ! On peut penser à quelqu’un d’éloigné et on peut saisir quelqu’un de proche, tout le reste est hors du pouvoir de l’être humain. Mais écrire des lettres, cela signifie se dénuder devant les fantômes, ce qu’ils attendent avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, mais les fantômes les boivent sur le chemin jusqu’à la dernière goutte. Grâce à cette riche nourriture, ils se multiplient incroyablement. L’humanité le sent et lutte contre cela, et pour exclure le plus possible le fantomatique d’entre les êtres humains, pour atteindre la fréquentation naturelle, la paix des âmes, elle a inventé le train, l’auto, l’aéroplane, mais cela ne sert plus à rien, ce sont visiblement des inventions qui ont été faites dès la chute, l’adversaire est beaucoup plus calme et plus fort, il a inventé après la poste le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les fantômes ne mourront pas de faim, mais nous serons anéantis. […]

♣♣♣

Propos de Milena rapportés par Kafka :

« Pourquoi les êtres humains ne se promettent-ils pas qu’ils ne se crieront pas dessus lorsque le rôti sera trop brûlé »

« Pourquoi ne se promettent-ils pas de se laisser l’un à l’autre la liberté du silence, la liberté de la solitude, la liberté de l’espace ouvert? »

« Ou bien affronter son destin… avec humilité… ou bien chercher son destin…

– … la foi est nécessaire pour chercher ! »

Galpa – Marcel Cohen

galpaLivre rouge. Allongé. Logo des éditions Chandeigne estampillé en relief sur la couverture. Jusqu’à la texture des pages plus douce que celle de n’importe quel autre livre. Galpa aiguise les sens avant de nourrir l’esprit.

Galpa, c’est une ville d’Inde à l’atmosphère lourde, léthargique, que l’on découvre par les yeux d’un narrateur qui s’y voudrait étranger :

Pierres désenchantées. Pierres vouées aux lentes meurtrissures, comme des femmes oubliées. Il en est de Galpa comme de toutes les villes où nous ne ployons plus l’avenir à notre amour. Les pierres s’arrogent une liberté inquiétante. Elles éloignent d’elles les caresses, les rumeurs, avec une rage croissante à mesure que gagne le silence, et les cris même, quand il arrive qu’un enfant s’égare dans les maisons éteintes, elles les travaillent jusqu’à les rendre méconnaissables.

Galpa c’est aussi une ville où l’on trouve un palais délabré au plafond duquel s’étend une fissure digne de Damoclès :

Comment s’accommoder de la fissure ? Comment ruser avec elle ? C’est là tout mon problème. J’ai beau me dire que je suis étranger à Galpa, que l’Inde même ne m’est qu’un malaise passager, je ne parviens pas à me leurrer tout à fait. Qui peut dire qu’il n’est pas concerné par le travail des saisons, des pluies ? Qui n’a lu, au moins une fois, l’éternité à livre ouvert ?
La fissure est un cri dans le crépuscule. Si nous la quittons elle nous rattrape, si nous la fixons elle nous dévore. Je la ressens comme une angoisse au creux de l’estomac. Cette angoisse est récente. Elle me laisse pantois. Ce n’est pas tant la menace qu’elle laisse planer qui me frappe, mais mon incapacité à résoudre ce problème comme tous les autres.

Galpa, c’est une immense métaphore à lire et relire aussitôt.


Galpa – Marcel Cohen
Chandeigne, 1993, 97 p.
Première publication : Seuil, 1969


 

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Le mal des fantômes – Benjamin Fondane

cvt_le-mal-des-fantomes_7638Disparu à Auschwitz en 1944, Benjamin Fondane est un poète roumain naturalisé français en 1938, dont j’ai découvert le nom – ainsi que celui d’Alejandra Pizarnik – dans le livre Par ailleurs (exils) de Linda Lê. Le mal des fantômes est un recueil de poèmes écrits en français entre 1933 et 1944 et publiés à la demande de l’auteur à sa femme alors qu’il était interné au camp de Drancy.

A mon sens, Le mal des fantômes est un témoignage versifié de la montée en puissance du nazisme dans l’Europe des années 30. Non pas un témoignage historique, mais bien plutôt une expression de l’étouffement qui s’empare progressivement des esprits, de l’angoisse montante et envahissante de l’avant-guerre.

J’entre dans le mouvement qui me fuit, et j’ai peur,
mes mains, mes mains et ce qu’elles tiennent du monde.
Dans le passé sanglote une bouche ouverte,
ce n’est qu’une chanson pour le pays des ombres
           les travaux sont finis
           bus les paysages,
           à quoi bon repartir
           pour d’anciens voyages,
j’ai beau me déchirer pour aller de l’avant, rompre le poids de l’inertie !
Bagnard, le mouvement perpétuel t’attend, pèse aux parois de la vessie
– quelles mers vais-je encore teindre de mes désirs ?
quelles terres brosser de ce songe ?
Allez, allez la route !
Garçon ! Un peu plus d’Atlantique !
La côte s’use, s’use
la vitrine un instant brûle sa féerie
– puis meurt.
[…]

Pour autant Benjamin Fondane est loin d’être un poète désabusé. L’espoir transparaît partout : dans un vers lumineux, dans l’ambivalence d’un poème, dans la douceur d’un autre. Les occasions pour le lecteur d’être saisi sont tout aussi nombreuses qu’inattendues.

[…]
Cette vie est-elle donc plus épaisse que l’autre ?
Ce désespoir est-il plus sage que l’espoir ?
C’est dans un monde sans rémission que j’avance,
c’est dans un monde sans retour que je m’enfonce,
c’est dans
un monde évanoui qui cherche sa matière,
et c’est un monde sans commencements ni fins,
un monde flamboyant dont la voie rauque crie :

C’EST !

Les thèmes de la guerre, de l’angoisse, du gouffre, de l’espoir, de la vie et de la mort, de la peur, sont aussi bien déclinés sous la forme de longs récits poétiques, que de courtes strophes de quatre vers, parfois très réalistes, d’autres fois métaphoriques. La mer, le port, les navires sont alors à l’honneur. Les thèmes bibliques de la résurrection ou de la traversée du désert sont largement déployés. L’homme isolé avance malgré tout, à la barbe d’un Dieu fatigué observateur impassible.

[…]
Le Dieu s’est tu, disais-tu, qui habitait notre pierre.
– Il s’est tu. La statue a déserté le socle.
La terre est devenue opaque, la vitre s’est embuée,
la vie s’est engourdie comme le sang des serpents.
L’hiver de Dieu est là.
[…]
Quels sont tes nouveaux maîtres ? Et quelle est leur puissance ?
Ignoreraient-ils donc que l’homme doit grimper
lentement, enfonçant ses chaussures cloutées,
mordant les éboulis du vide,
aux sources du vertige
pour arracher le Temps aux longs écoulements
de ses purulentes durées ?
– Dieu est mort ? Eh ! sans doute. Mais n’est-ce pas notre tâche
de le ressusciter,
de l’engendrer à nouveau,
de lui communiquer notre sang,
de lui faire, la nuit venue, une place dans nos draps,
de lui céder dans notre verre
une part de boisson dont il se peut qu’il boive
– afin que son jeûne cesse
et notre exil aux terres chauves de la Stupeur ?

J’arrête ici ce billet insuffisant en espérant avoir ne serait-ce qu’un peu aiguisé votre curiosité.


Le mal des fantômes – Benjamin Fondane
Verdier, 2006, 285 p.
Premières publications : 1933-1944


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 un récit qui se passe en temps de guerre

 

Correspondance avec León Ostrov 1955-1966 – Alejandra Pizarnik

9782361660642Cette femme me fascine. Par ses poèmes dont je vous faisais part ici ou . Et par ces lettres dénichées à L’étourdi de Saint-Paul. Alejandra Pizarnik s’y adresse à son psychanalyste resté à Buenos Aires alors qu’elle s’exile momentanément à 18 ans à Paris pour trouver sa voie, échapper à sa mère. Devenir elle-même, et non plus « la fille de ». Elle y fait preuve d’une grande lucidité dans un style admirable et magnétique qui m’interdit tout décrochage. Elle pense à Kafka, George Bataille, rencontre Simone de Beauvoir, Marguerite Duras. Petite fille perdue parmi ces grands noms, elle n’a aucune conscience de sa propre grandeur, se bat contre elle-même, ses démons, ses terreurs. Se réjouit de peu, tente de se conformer au monde, s’amuse de voir ses textes traduits en arabe ou en allemand. Les quelques réponses de León Ostrov l’invitant à penser sa relation à sa mère, son héritage juif, les traumatismes familiaux de la Shoah, me semblent dérisoires. Les angoisses de la poétesse s’ancre à mon sens bien plus profondément que ces aléas historiques ou familiaux – aussi terribles et complexes soient-ils. Sans que je ne sois en mesure de définir ce point d’ancrage. Ces lettres me questionnent sur la solitude ressenti par certains grands auteurs – à l’instar de Pessoa ou Kafka – qui ont marqué leur siècle, parfois même de leur vivant mais sans jamais bénéficier eux-mêmes de ce prestige ou du réconfort et des réponses qu’ils prodiguent allègrement à leurs lecteurs.

Lettre n°11

[Lettre envoyée depuis Paris le 22 février 1961]

Cher León Ostrov,

Inutile d’expliquer mes silences. Au fond de moi sommeille toujours une attente première d’un changement magique. (Une nuit tous les miroirs finiront par se briser, effaceront celle que je fus et lorsque je me réveillerai je serai l’héritière de mon cadavre. )

Je suis si fatiguée de mes vieilles peurs et terreurs que je n’ose même pas vous en faire part. Vous vous souvenez de ma phrase ou du refrain de tous mes journaux : « Entrer dans le silence » ?

J’ai travaillé dur au bureau ces derniers mois. En témoignent mon cœur affaibli et ma fatigue perpétuelle. J’ai même pensé que j’étais mourante. Je me suis dis « Tu te consumes ». […]

Je m’arrête ici mais je pourrais presque vous citer toute la correspondance tant chaque phrase recèle un trésor, un témoignage de ce combat perpétuel contre l’absurde, contre le quotidien qui vient envahir ces précieux silences. Je poursuis la rencontre par la lecture des journaux de l’auteur.


Correspondance avec León Ostrov 1955-1966 – Alejandra Pizarnik
traduit de l’espagnol par Mikaël Gómez Guthart
préface de Edmundo Gómez Mango
Editions des Busclats, 2016, 208 p.


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Challenge Multi-défis 2016une œuvre épistolaire

Vallotton le soleil ni la mort – Colette Nys-Mazure

vallotton-629x1024In extremis j’apprends que Colette Nys-Mazure est belge. De quoi me saisir de ce petit ouvrage illustré avant la fin du mois d’avril. Il traîne derrière plusieurs rangées de livres depuis… la dernière rétrospective sur le peintre Vallotton à Paris soit pendant l’hiver 2013 – 2014 – exemple typique de l’achat compulsif.

La collection Ekphrasis des éditions Invenit est une petite merveille découverte chez mon libraire préféré. Elle rassemble en de courts volumes deux artistes : un peintre et un écrivain. Ici, Colette Nys-Mazure est invitée à écrire ce que lui inspire le tableau Le ballon de Félix Vallotton, peint en 1899. A partir de descriptions littéraires du tableau et des sentiments contradictoires qu’il évoque, l’auteur se remémore des souvenirs personnels et douloureux de son enfance, entre ombre et lumière, entre vie et mort, enfance et âge adulte. Elle accommode l’ensemble de quelques vers, et renvoie aux écrits littéraires du peintre, en particulier au roman La vie meurtrière. Elle part du Ballon et se permet des écarts vers tout ce qu’il lui inspire de manière a priori désordonnée mais fondamentalement cohérente. Elle se joue des genres, du commentaire à la description, de la poésie au récit romancé, de la biographie distante aux souvenirs d’enfance, et manie le style avec élégance.

Vallotton le soleil ni la mort est une très belle entrée en matière pour découvrir à la fois la peinture de Félix Vallotton et l’écriture de Colette Nys-Mazure.

Enfance fracassée

Un deux trois j’ai vu !, Cache-cache approche, Au mouchoir, Balle au chasseur, Mots de passe, Marelle entre enfer et paradis. Rondes entraînantes des petits, ravis par le jeu, au fort du plaisir. On s’amuse à se faire peur en évoquant fantômes et brigands pour mieux les exorciser. Intrépidité de l’enfance. Son audace fait fi des dangers. Son inconscience même la défend et s’avère souvent plus efficace que la prudence frileuse. Une autre sphère.

Pourquoi nous en éloigner à l’âge adulte ?

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Le ballon – Félix Vallotton, 1899, Musée d’Orsay


Vallotton le soleil ni la mort – Colette Nys-Mazure
Invenit, (collection Ekphrasis), 2013, 67 p.


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Challenge Multi-défis 2016 :
Un livre dont le titre comprend une conjonction de coordination

La dernière innocence – Alejandra Pizarnik

135Il m’est souvent difficile d’aborder sur ce blog les auteurs qui me touchent le plus, je repousse généralement à l’extrême le moment de vous parler de leur œuvre. Il en va ainsi d’Alejandra Pizarnik dont j’ai plaisir à lire et relire sans cesse les poèmes en esquivant de vous en faire part.

La dernière innocence est son deuxième recueil, publié en 1956 alors qu’elle a 20 ans. L’auteur l’a rapidement considéré comme le premier de tous et l’a toujours fait figurer en première position de sa bibliographie. Il est dédié à Léon Ostrov, son premier psychanalyste avec lequel elle a entretenu une correspondance pendant près d’une décennie. Ces lettres ont été très récemment publiées aux éditions des Busclats, je vous en reparlerai. En conclusion du recueil de poèmes, on trouve des Souvenirs d’Alejandra Pizarnik écrits par L. Ostrov et préalablement publiés en 1983, soit 11 ans après le suicide de sa patiente, et deux lettres de la poétesse à son médecin auquel elle voue une admiration quasi-mystique. Tiré à 900 exemplaires en mars 2015, cette publication des éditions Ypsilon est – tout comme Textes d’Ombre – un petit bijou de livre-objet que j’ai toujours grand plaisir à saisir, à parcourir, à relire et feuilleter sans jamais me lasser.

Si l’altérité était au centre des poèmes de Textes d’Ombre, La dernière innocence se présente d’avantage comme un appel à la vie, malgré tout, contre tout, contre la mort, contre le vent, et pour le vent, pour la vie, pour la mort. C’est de cette ambivalence, entre désir et douleur de vivre, entre angoisse et départ espéré, qu’Alejandra Pizarnik joue pour extérioriser ses terreurs, les dépasser et leur arracher quelques bribes de vie.

Je vous livre deux poèmes.

Origine

Il faut sauver le vent
Les oiseaux brûlent le vent
dans les cheveux de la femme solitaire
qui revient de la nature
et tisse des tourments
Il faut sauver le vent

Seulement

Là je comprends la vérité

elle éclate dans mes désirs

et dans mes détresses
dans mes déceptions
dans mes déséquilibres
dans mes délires

là je comprends la vérité

à présent
chercher la vie


La dernière innocence – Alejandra Pizarnik
traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
Ypsilon, 2015, 41 p.
Première publication : La ultima inocencia, 1956


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Challenge Multi-défis 2016 : une œuvre écrite en vers 

Le gouffre (et autres récits) – Leonid Andreïev

Le gouffre (et autres récits) de Leonid Andreïev fait partie de ces rares livres qui viennent à vous sans prévenir et s’impose comme une évidence. Parmi les milliers de propositions de lectures défilant sur Babelio, Dieu seul sait pourquoi je me suis arrêtée net sur cette couverture, le titre, les sonorités russes du nom de l’auteur… Nous sommes à la charnière entre le XIXème et le XXème siècle. Les premières nouvelles de ce volumineux recueil ont été écrites en 1899, les dernières en 1901. Les éditions José Corti ont fait le pari de confier à l’excellente Sophie Benech la traduction de l’oeuvre intégrale du journaliste et écrivain russe.

Toutes ces nouvelles n’ont qu’un objectif : décrire l’angoisse, la solitude, l’absurdité des existences. Chaque portrait d’enfant, d’homme, de femme, de prêtre, de chien, de couple, de famille, de lépreux et autres fous ou naïfs est l’occasion de saisir un moment de vie quotidienne de la société russe, qu’elle soit bourgeoise ou miséreuse. Tous sont égaux devant leurs gouffres : absence, deuil, haine intériorisée, vide inommable, abandon, et autres néants. Et pourtant, le génie d’Andreïev réside dans sa capacité à illuminer ces noirceurs par de tendres détails. Chaque nouvelle est l’occasion de craquer une allumette, fragile, persistante, de suite étouffée, ou vivement embrasée, cassée ou vivifiante, et toujours trop vite éteinte. Seule Le gouffre, situé parmi les derniers récits du recueil, inverse la tendance. Il ne s’agit plus d’une douleur latente dont les protagonistes seraient un instant sauvés, le bonheur idéal est offert gratuitement jusqu’à ce qu’une main de fer sombre et froide s’en saisisse et l’étrangle sans faiblir.

Cette lecture riche et massive sous ses faux airs de douce simplicité m’atteint intimement et me conforte dans ma volonté de découvrir d’avantage la littérature russe, trop rapidement abordée l’an dernier avec les vers de Marina Tsvetaïeva, Anna Akmatova ou les Carnets du sous-sol de Dostoïevski.

Pour les adeptes de lecture audio, A Sabourovo est une nouvelle appartenant au recueil Le gouffre (et autres récits) :

Pour d’autres exemples audio : suivez le lien !


Le gouffre (et autres récits) – Leonid Andreïev, traduit du russe par Sophie Benech
Editions José Corti, 1998, 490 p.
Première publication de la nouvelle Le gouffre : 1902


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(cliquez sur les images pour les détails)

Laisser venir les secrets – Mâkhi Xenakis

Alors que je venais à peine d’entreprendre le Challenge ABC, je suis allée à la bibliothèque de mon quartier pour rendre quelques ouvrages dont les retards commençaient à s’accumuler. Sur le présentoir des coups de cœur, j’ai tout de suite été attirée par la surprenante couverture noire et le format très allongé du petit ouvrage de Mâkhi Xenakis. Le nom ensuite, Xenakis, me rappelait quelque chose… En creusant un peu ma mémoire de poisson rouge, je me suis souvenue l’avoir lu parmi les listes de mes co-challengers. Mais à tout bien y repenser, il s’agissait d’une certaine Françoise Xenakis, qui par ailleurs m’est totalement inconnue. Ravie, dans tous les cas, d’avoir peut-être trouvé le X qui manquait encore à ma liste de lecture, j’ouvre curieusement le joli livret. L’apparence est surprenante jusqu’à l’intérieur même. Je n’ai attrapé ni un roman, ni même un recueil de nouvelles, peut-être un peu de poésie égarée sur le mauvais présentoir… Les quelques phrases par page sont très espacées entre elles, disposée de manière presque aléatoire : les blancs semblent, sans même avoir commencé à lire, avoir autant d’importance que les mots.

J’ai dépassé depuis longtemps le seuil de la simple curiosité devant une jolie couverture. Déjà conquise, je me dirige vers la banque de prêt.

A la lecture, Mâkhi Xenakis ne me déçoit pas non plus. Bien au contraire. Laisser venir les secrets est un recueil de deux nouvelles : la petite fille et jalousie. La première me transporte dans la peau d’une petite fille qui grandit et doit surmonter ses angoisses. La mise en page est telle que je m’arrête sur chaque mot, chaque miette du texte est lourde de sens. La lecture s’impose avec lenteur et profondeur. Sans aucune ponctuation, le texte demande à être lu et savouré d’une seule traite. Dans la même lancée, la seconde partie, jalousie, concerne, cette fois, une femme mariée et trompée. Le sentiment décrit m’envahit un peu plus à chaque vers. Dans les deux nouvelles, je peux sentir monter en moi, intimement, la violence et l’intensité des émotions des personnages.

Je pourrais m’arrêter là et ce simple livre embarqué par hasard serait déjà une excellente surprise. Mais ce n’est pas fini. Mâkhi Xenakis n’est pas seulement écrivain. Elle dessine aussi. L’étrange couverture qui m’avait interpellée dès le début est réalisée par ses soins. Et Laisser venir les secrets est jalonné de plusieurs de ses œuvres aux pastels noir et rose, au crayon. Le texte et le dessin sont remarquablement liés : l’un éclaire l’autre et réciproquement. Pour vous donner un exemple, j’ai choisi de m’approprier l’un des ses tableaux en l’intégrant au bandeau de ce blog : le Grand triptyque aux 3 vides n°1.

Pour vous faire votre propre opinion, il existe un site web de Mâkhi Xenakis. Quant à moi, je retourne au papier : lorsque le livre devient devient objet d’art, pourquoi se contenter du numérique. 😉