

La magie et la circulation de l’énergie sont mis au centre de la pensée et de la pratique de Starhawk. Les rituels ont notamment pour but de capter l’énergie reliée à la Terre. Pour définir cette énergie, Starhawk s’appuient sur les traditions chinoise (ch’i), indienne (prana) ou encore hawaïenne (mana). La magie, quant à elle, est décrite très rationnellement comme le pouvoir résultant de la vérité, la sincérité, le dire-vrai, le bon usage du langage. La formulation des peurs est présentée comme le meilleur moyen d’en venir à bout, et surtout la formulation des rêves est la première étape nécessaire à leurs réalisations. Qui n’ose pas rêver un monde meilleur n’obtiendra rien de meilleur. D’où l’intérêt par exemple d’une science-fiction qui mettrait à l’honneur des héroïnes puissantes et indépendantes, ou de manière générale qui proposerait d’autres modèles de société.
Je suis souvent restée perplexe en lisant les écrits de Starhawk, j’ai plus souvent encore été surprise et intriguée. Ce livre m’a rendu plus curieuse, plus militante, plus confiante aussi. Rêver l’obscur m’a surtout incitée à m’engager personnellement dans la réflexion, à me faire ma propre opinion, à engager une action après l’autre pour faire évoluer les mentalités et notre société, petit pas par petit pas, et de petit groupe en petit groupe, une idée entrainant l’autre…
Titre original : Dreaming the dark. Magic, sex & politics, 1982
J’ai découvert ce titre grâce au Forum Démocratie organisé par la BmL. Il reprend un texte publié en 1919 par Carl Sandburg, poète, historien et écrivain américain, dans la foulée d’émeutes raciales à Chicago qui ont causé la mort de 38 personnes (23 Noirs et 15 Blancs). Cependant, le propos ne relate pas les émeutes en tant que telles et c’est bien là toute sa force. L’auteur y consacre un court premier chapitre de trois pages et s’attache ensuite à expliciter le contexte immédiat de ces émeutes, puis le contexte social et historique, les migrations des Noirs du Sud vers Chicago pour répondre à l’appel de main d’oeuvre et fuir une situation que l’on pourrait qualifier d’apartheid, l’emploi industriel, les syndicats dans les usines et les abattoirs, etc. En seize courts chapitres, Carl Sandburg dresse le portrait d’une époque.
Son propos est renforcé par la préface et le travail d’édition d’Anamosa qu’il est bon de noter. La préface de Christophe Granger fait le point sur les émeutes elles-mêmes de manière chiffrée et factuelle et met en exergue la violence des débordements par rapport à une situation décrite par Carl Sandburg qui pourrait presque paraître « normale » à nous autres citoyens du XXIè siècle. L’éditeur appuie ce propos en publiant en fin d’ouvrage la liste des personnes décédées au cours des émeutes, le lieu et les conditions de chaque crime. Cette liste redonne toute son humanité au discours des historiens et nous rappelle en quelque sorte à notre devoir de mémoire. En début et fin d’ouvrage, les éditeurs ont également pris soin d’ajouter des photographies en noir et blanc et double-pages représentant les rues de Chicago et des Américains au début du XXè siècle. La couverture à bords rabattus achève de faire de ce livre un bel objet, agréable à tenir en main, à regarder et à lire. Je n’ai pas l’habitude d’un tel soin apporté aux publications en sciences humaines et je tenais à le préciser.
Pour revenir au texte, les propos de Carl Sandburg sont extrêmement abordables au lecteur non spécialiste de l’histoire américaine – sans être simplistes. L’auteur expose sans emphase des faits historiques et sociologiques sans s’étaler démesurément, chaque chapitre comporte une dizaine de pages. Et ces faits, (re-)découverts par le lecteur de 2017, font naturellement échos à la situation actuelle, aussi bien aux Etats-Unis qu’en France ou ailleurs en Europe, s’il n’était l’abominable et meurtrière conséquence des émeutes…
Sans aucun militantisme affiché, l’ouvrage a le mérite de pointer du doigt les choix politiques – ou l’absence de choix – en matière de ségrégation raciale, de paupérisation des milieux ouvrier et immigré, de flambée des prix immobiliers, de travail des femmes après la guerre…
Paradoxalement, Carl Sandburg met en exergue les avancées réalisées depuis les émeutes raciales de 1917 (entre 60 et 200 Noirs massacrés par une foule de Blancs entre mai et juillet). Les efforts menés au niveau des syndicats pour éviter autant que possible la ségrégation dans les usines auraient contribué à limiter les massacres de 1919.
Le dernier chapitre rédigé par Joël Spingarn, ami de C. Sandburg et premier compilateur et éditeur de ce livre, est consacré à la nécessité d’envisager la question raciale non plus à l’échelle d’une usine ou d’une ville mais à l’échelle nationale, voire fédérale. Il soulève l’importance d’une coordination des Etats – en l’occurrence américains – afin de lutter contre les multiples facteurs systématiquement à l’origine des émeutes et des crimes raciaux.
Nous sommes à la veille de 2019, les américains ont eu élu un président noir et re-publier ou lire Carl Sandburg relève toujours de l’acte militant et nécessaire.
Les émeutes raciales de Chicago, juillet 1919 – Carl Sandburg
Edition française dirigée, préfacée et annotée par Christophe Granger
Traduit de l’anglais (américain) par Morgane Saysana
Anamosa, 2016, 241 p.
Premier roman de l’auteur traduit et publié par les éditions Gallmeister en 2012, Le sillage de l’oubli de Bruce Machart rejoint sans nul doute mes meilleurs lectures de l’année. On y suit l’histoire d’un certain Karel Skala, dernier-né d’une fratrie de quatre garçons qui deviendront à leur tour pères de famille. Dès les premières lignes du roman, on apprend la mort en couche de la mère de Karel. Le roman se construit ensuite en neuf parties qui alternent les différentes époques de manière aléatoire : l’enfance terrible des quatre enfants élevés par un père autoritaire et blessé, leur adolescence et leurs mariages joués sur une course de chevaux mémorable et centrale dans le récit, et leur vie d’adultes.
Le style de Bruce Machart est riche, précis, descriptif. Les paysages grandioses du Texas se mêlent aux pensées et souvenirs de Karel. L’auteur analyse à rebours les événements marquants d’une vie avec nuance et subtilité, ne prend jamais partie pour l’un ou l’autre protagonistes, inverse les impressions premières du lecteur et dresse un univers qui n’est jamais manichéen. Incontestablement, j’adore ce roman qui me sort de mes lectures habituelles – je lis peu de littérature américaine – et j’aime surtout ces portraits d’hommes faibles ou tendres, violents ou lâches, jamais tout à fait droits, souvent malhonnêtes, victimes jamais innocentes, orgueilleux, blessés, fils abandonnés, pères indignes et aimants, amoureux…
En comparaison, les femmes de Bruce Machart sont fortes, dignes, libres, honnêtes, mystérieuses, idéales au regard des quatre frères orphelins.
Bruce Machart a publié en 2014 un recueil de nouvelles intitulé Des hommes en devenir consacré aux portraits d’autres hommes américains hantés par leur passé. Je ne l’ai pas encore lu mais je suis curieuse de lire ce que vous en avez pensé.
D’autres avis sur Le sillage de l’oubli : Ingannmic, Krol, ClaudiaLucia et Jérome ; et sur Des hommes en devenir : Kathel, Jérome, et Krol.
Le sillage de l’oubli – Bruce Machart
traduit de l’anglais (américain) par Marc Amfreville
Gallmeister, 2013, 394 p.
Première traduction française : Gallmeister, 2012
Première publication : The wake of forgiveness, 2010
Challenge concerné
Challenge Multi-défis 2016 : Un livre présent dans ma PAL depuis plus d’un an
Il semblerait que ce petit livre conseillé par Cyve soit en réalité un classique de littérature jeunesse. Je n’en avais aucune idée avant de l’emprunter à la bibliothèque de mon quartier.
Ce drôle de conte aux allures mystiques nous relate l’histoire de Jonathan le goéland qui voulait voler pour le plaisir et non seulement pour chasser. Cette étrange lubie lui vaudra bientôt d’être mis au ban de la société…. pour son plus grand bien ! Enfin libre d’expérimenter loopings et piqués à grande vitesse, le jeune goéland passe maître dans son art qu’il ne développe croit-il que pour lui-même. Je ne vous en dis pas plus.
Jonathan Livingston, le goéland est un hymne à la liberté et à l’audace d’être soi, un témoignage de générosité sans borne, un récit initiatique comme je les aime en somme. Simple, accessible à tous, et non moins grand humainement. Une sorte de Vieil homme et la mer dans les airs, libéré du poids du monde, chargé d’amour et de courage, luttant envers et contre tous pour ce en quoi il croit. Ce en quoi il croît.
Un grand merci à Cyve – dont je vous recommande les Chroniques de la vie quotidienne – pour cette belle découverte !
Jonathan Livingston, le goéland – Richard Bach
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre Clostermann
illustration de Gérard Franquin
Castor Poche Flammarion, 1999,121 p.
Première traduction franaçaise : 1973, Flammarion
Première publication : Jonathan Livingston seagull, The Macmillan company, 1970
Challenges concernés
Challenge Multi-défis 2016 : un conte
En mars dernier, je publiais un billet sur Moby Dick dans le cadre d’une lecture commune avec Aaliz. Les échanges qui en ont résulté m’ont remis en mémoire un autre livre abordant des thématiques similaires, Le vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway. Je m’étais alors promis de relire ce chef-d’oeuvre oublié de mon enfance – en admettant que je l’ai déjà lu, ce qui n’est pas bien certain. Quelques mois plus tard, j’ai enfin tenu ma promesse.
Pour être tout à fait sincère, mes premiers pas dans ce grand classique ont été assez décevants. J’espérais que le récit me reviendrait rapidement en mémoire dès les premières phrases, mais il m’a semblé que je le découvrais dans sa totalité, comme s’il m’était inconnu. Si je l’ai lu à l’époque, Le vieil homme et la mer ne fait pas partie de ces grands textes qui ont forgé mon enfance au même titre qu’un Moby Dick, Robinson Crusoé ou Notre-Dame-de-Paris. En réalité, il semble que je cherchais Melville dans cette édition pour enfant assez simplement illustrée en noir et blanc, mais il m’a fallu reconnaître que les deux auteurs, Melville et Hemingway, diffèrent considérablement par leur style. La traduction de Jean Dutourd que je tenais entre les mains ne m’a pas emballée outre mesure. Et puis, je me languissais de partir en mer avec ce vieux bonhomme mais il faut bien attendre un tiers du bouquin avant que celui-ci ne se décide à embarquer. Certes, cela correspond à quelques trente pages, il semblerait que j’ai quelque peu manqué de patience…
Trêve, maintenant, de râleries gratuites et intempestives car, une fois dépassé ce lamentable faux départ, nécessaire à la mise en place du récit, et fruit de trop nombreux préjugés et d’attentes déplacées, j’ai enfin pu déguster la richesse de cette aventure, de ces personnages, compatir à mon tour au sort de cet admirable thon géant, lutter au côté du noble vieil homme, tirer sur la ligne, me brûler les yeux au soleil de midi, et j’en passe.
Ce récit est magnifique de noblesse, de respect de l’homme et de la nature, d’amitié profonde, de compassion, de courage, de sens et d’absurde aussi finalement, de valeurs aujourd’hui trop rares à mon goût. J’ai regretté mon impatience pour me laisser gagner par l’humilité de ce Sysiphe au poisson qu’il faut imaginer heureux, et dont personne, mis à part lui-même, quelques hommes partageant la même condition et le lecteur peut-être, ne peut comprendre toute l’intensité de l’intime expérience vécue par ce vieil homme en mer.
Je vous livre les premières lignes :
« Il était une fois un vieil homme, tout seul dans son bateau qui péchait au milieu du Gulf Stream. En quatre-vingt-quatre jours, il n’avais pas pris un poisson. Les quarante premiers jours, un garçon l’accompagna ; mais au bout de ce temps, les parents du jeune garçon déclarèrent que le vieux était décidément et sans remède salao, ce qui veut dire aussi guignard qu’on peut l’être. On embarqua donc le gamin sur un autre bateau, lequel, en une semaine, ramena trois poissons superbes.
Chaque soir le gamin avait la tristesse de voir le vieux rentrer avec sa barque vide. Il ne manquait pas d’aller à sa rencontre et l’aider à porter ses lignes serrées en spirale, la gaffe, le harpon, ou la voile roulée autour du mât. La voile était rapiécée avec de vieux sacs de farine ; ainsi repliée, elle figurait le drapeau en berne de la défaite. »
Le vieil homme et la mer – Ernest Hemingway
Traduit de l’anglais par Jean Dutourd
Illustrations de Bruno Pilorget
Folio Junior, 2009, 132 p.
Première traduction française 1952
Première publication : The old man and the sea, 8 septembre 1952
Challenge concerné
Quelle difficulté de conserver son sérieux pour exprimer son envie de découvrir une littérature parallèle, excitante mais toujours bien écrite ! J’ai bien tenté incognito le rayon « Erotisme » de la Fnac mais sans succès, la qualité du texte cédant bien trop rapidement le pas, à mon goût, à la pornographie gratuite et obscène. Vaillamment, j’aurais aimé être capable de débarquer en librairie, librement, et demander « Vous n’auriez pas quelques nouvelles érotiques bien écrites à me conseiller ? ». Sincèrement… je n’ai pas pu. Discrètement, j’ai préféré fureter sur l’un ou l’autre blog pour repérer quelques titres, en particulier sur Mon salon littéraire où j’ai pu initier mes pérégrinations érotiques avec Eros en son absence de Sandrine Willems. L’aventure m’avait laissée perplexe sur son contenu mais rassurée quant au style : une littérature érotique et élégante était donc possible… De fil en aiguille, j’ai souhaité m’en remettre aux classiques du genre avec Vénus Erotica d’Anaïs Nin. Je vous épargne la scène où la libraire s’exclame à bien trop haute voix « Anaïs Nin ? Bien sûr, on a dû le classer au rayon érotique là en-bas »…(le rayon invisible que vous êtes obligé de demander parce qu’il est introuvable autrement RRRrrr !).
Trêve de bavardages : Vénus Erotica est un classique du genre érotique, mais aussi et surtout un classique-tout-court. Constitué d’une quinzaine de courtes nouvelles, Vénus Erotica a été rédigé à la demande d’un mystérieux collectionneur qui souhaitait que l’auteur en vienne aux faits essentiellement sexuels. Pour mon plus grand bonheur, Anaïs Nin a l’imagination et le style un tantinet plus subtils. Plus qu’une description anatomique, crue et froide, elle soigne ses mises en scène et les veut surprenantes et variées. Elle entraîne son lecteur dans des fantasmes improbables pour l’époque, dérangeants parfois, mais toujours excitants au final, il faut bien l’admettre. Elle manie avec délice l’art de la suggestion et le plaisir des lettres, tout en esquivant les délires pervers ou sado-masochistes poussés à l’extrême – parait-il – dans d’autres textes plus gris et moins nuancés.
Cette seconde escapade érotique aura été plus que fructueuse, je songe sérieusement à inclure Vénus Erotica dans mes coups de cœur 2015, je suis convaincue de ne pas m’arrêter en si bon chemin avec Anaïs Nin et envisage déjà de me procurer son célèbre Journal. Par ailleurs, j’ai signé pour une troisième escapade du genre à la librairie Le Bal des Ardents – qui ne cache pas ses rayonnages érotiques 😉 – avec Confession sexuelle d’un anonyme russe, en espérant vous en donner bientôt des nouvelles !
Vénus Erotica – Anaïs Nin, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Béatrice Commengé
Le Livre de Poche, 2014
Date de rédaction : 1950
Première publication : 1969
Première traduction en français (Stock) : 1978
Challenge concerné
(cliquez sur l’image pour les détails)
Relire Moby Dick constitue pour moi, en tout premier lieu, une plongée dans l’enfance. Je l’ai découvert à 10 ans, un âge où je lisais d’avantage pour le plaisir de décrypter des lettres et des mots que pour le contenu des ouvrages – il va sans dire que, si jeune, je n’ai pas compris grand chose à cette grande chasse à la baleine. Et pourtant, je me revoie encore expliquer à mon institutrice que j’avais du mal à lire le livre qu’elle nous conseillait parce qu’il se déroulait en mer tout comme un autre livre que j’étais en train de lire à la maison, le fameux Moby Dick. Une situation bien problématique parce que je confondais un peu les deux histoires. Curieusement, elle ne m’a pas demandé d’arrêter mes lectures dissidentes. Et 20 ans plus tard, je suis bien incapable de me remémorer le titre du « livre de la maîtresse ».
L’idée de redécouvrir ce monument littéraire me trottait dans la tête depuis plusieurs mois lorsque Aaliz a proposé d’en faire une lecture commune. Prétexte idéal ! Et j’en profite pour l’inclure dans le Challenge XIXème. A ma très grande surprise, j’ai relu les premières pages avec un fort sentiment de déjà vu – évidemment – fait notable si l’on prend en compte mes catastrophiques capacités mémorielles. Il semblerait que Moby Dick et Herman Melville m’aient travaillé inconsciemment le corps et l’esprit depuis toutes ces années – un peu à la manière de Victor Hugo que je redécouvrais il y a deux ans dans un émerveillement renouvelé. Mes souvenirs se brouillent lorsque le Pequod prend enfin la mer – parasités sans doute par cet inopportun autre livre, et plus certainement par la compréhension nécessairement limitée d’une enfant de 10 ans.
Passées ces réminiscences très personnelles, la richesse de la langue et du style ne peuvent passer inaperçus. Pour l’anecdote, je discutais avec un ami qui me soutenait qu’un bon écrivain devait pouvoir être reconnu à la lecture de n’importe quelle phrase prise au hasard dans l’un de ses livres. Un peu troublée par cette exigence, j’ai voulu lui démontrer que ces attentes étaient sans doute beaucoup trop hautes et j’ai saisi le volume de Melville à portée de main.
Sincèrement, je prend cette phrase au hasard :
« Âprement et régulièrement aiguillonnées par les sarcasmes de l’Allemand, les trois baleinières du Pequod avançaient maintenant presque de front et, dans cet ordre, le rattrapèrent momentanément. »
Pifomètre le plus pur ! Et je vous assure que n’importe quelle autre extrait du roman porte la marque de son auteur de manière indubitable. Cette simple découverte me fascine. Ces presque 600 pages m’ont tenu en haleine plusieurs jours, et par petites touches – Moby Dick est aussi une lecture éprouvante relevant d’avantage de l’effort que de la distraction. Mais quelle délice ! Il s’en est suivi – comme il se doit après la lecture d’un véritable chef d’œuvre – une bonne semaine de « deuil » littéraire où toute lecture me paraissait fade, voire grinçante ou vaine, y compris les essais.
J’ai pu lire ça et là des chroniques enthousiastes quant à la dimension métaphysique de Moby Dick. A la lecture pourtant, j’étais d’avantage en position de monter dans une baleinière en saisissant mon harpon, qu’absorbée par des méditations vastes et bienvenues sur l’humanité, la vengeance et autre quête initiatique. Aujourd’hui, en tentant laborieusement de rassembler mes impressions, je ré-ouvre les pages cornées le mois dernier et constate a posteriori tous ces énoncés – pourtant limpides – sur les doutes, les failles et les travers de l’Homme. La dimension métaphysique est à peine sous-jacente, elle est explicite tout au long du roman. Herman Melville réussit l’exploit de nous parler au plus profond, tout en nous offrant un roman d’aventure époustouflant.
Pour conclure ce billet, voici un extrait un peu moins choisi au hasard. On saluera au passage les prouesses de la traductrice, Henriette Guex-Rolle :
« Non seulement la mer est l’ennemie de cet homme qui lui est étranger mais encore elle est démoniaque envers ses propres enfants, plus fourbe que l’hôte persan qui assassine ses invités, n’épargnant pas ceux qu’elle a engendrés. Comme une tigresse sauvage étouffe en se retournant ses propres enfants, la mer jette aux rocher de la côte les plus puissantes baleines et les abandonne flanc à flanc avec les épaves des navires naufragés. Point de miséricorde, elle ne connait d’autres maîtres que sa propre puissance. Haletant et renâclant comme un destrier affolé qui a perdu son cavalier, le libre Océan galope autour du globe.
Songez à la ruse de la mer et à la manière dont ses créatures les plus redoutables glissent sous l’eau, à peu près invisibles, traîtreusement cachée par les plus suaves tons d’azur. Songez à la beauté et à l’éclat satanique de ses plus impitoyables tribus, à la forme exquise de certains requins. Songez au cannibalisme universel qui règne dans la mer où les créatures de proie s’entre-dévorent, menant une guerre éternelle depuis l’origine du monde.
Songez à tout cela et tournez alors vos regards vers cette terre aimable et verte infiniment docile, songez à l’Océan et à la terre, ne retrouvez-vous pas en vous-mêmes leurs pareils ? Car de même que cet Océan de terreur entoure les verts continents, de même l’âme de l’homme enferme une Tahiti, île de paix et de joie, cernée par les horreurs sans nombre d’une vie à demi inconnue. Que Dieu te garde ! Ne pousse pas au large de cette île, tu n’y pourrais jamais revenir ! »
Un jour – je l’espère – je saurai qualifier les sensations éprouvées à la lecture de telles lignes.
Après Mal de pierre de Milena Agus et Le soleil des Scorta de Laurent Gaudé, je continue la série des romans familiaux avec Les foudroyés de Paul Harding que j’ai gagné il y a plusieurs mois sur la page Facebook d’Un dernier livre avant la fin du monde. Je profite donc de l’occasion pour remercier chaleureusement toute l’équipe, et m’essayer à la littérature outre-atlantique.
Objectivement, j’ai toute les raisons d’apprécier ce livre. Publié initialement à 3 500 exemplaires chez Bellevue Literary Press, un petit éditeur américain, il a reçu en 2010 le prix Pulitzer. Très bien écrit, et admirablement traduit par Pierre Demarty, le récit débute dans le salon de George Washington Crosby. Alors que ce dernier est allongé, agonisant, sur son lit médicalisé de location, il se remémore sa vie, celle de son père, celle de son grand-père. Entre folie épileptique, ambiance américaine du début du XXème siècle, mécanismes d’horloges à réparer, vie de famille quelque peu oppressante, et retour à la réalité ultra-moderne, Paul Harding ne cesse de nous transporter d’un temps à l’autre, d’un lieu à l’autre, jusqu’à nous perdre souvent. Les vies des trois hommes s’entremêlent, se ressemblent, divergent en fonction des choix de chacun. Et moi, je m’y perd complètement. Je raccroche le fil de l’histoire au gré du texte, qui au-delà du récit, surprend par sa beauté sombre ou la description crue donnée par des yeux d’enfant. L’auteur alterne avec brio les courts dialogues ou les silences d’un dîner familial et les longues phrases littéraires :
« Achetez ce pendentif, sortez-le des replis de votre robe et glissez-le dans le creux de votre main, et regardez la livide lumière du feu s’y miroiter, tard le soir, tandis que vous attendez que le toit cède ou que votre volonté se brise et que la couche de gel devienne si épaisse que vous ne puissiez plus la casser à coup de hache, debout sur le lac gelé à minuit, chaussée des bottes de votre mari, le fracas sec de la hache sur la glace si infime sous le tournoiement des étoiles glaciales, le sourd couvercle des cieux, que votre mari ne risque pas même de se retourner dans son sommeil dans la cabane de l’autre côté de la glace et d’accourir, alerté par le bruit, à moitié mort de froid, vêtu d’un simple caleçon long, pour vous empêcher de percer un trou dans la glace et d’y glisser comme dans une veine bleue, de glisser jusque dans les ténèbres vaseuses du fond du lac, où vous ne verriez rien, où vous ne sentiriez rien, à part peut-être la présence de quelque poisson somnolent s’ébrouant dans le brouillard, votre plongeon alourdi par la robe en laine et les grosses bottes l’ayant dérangé en sa léthargie hivernale peuplée de songes des mers anciennes. »
La lecture et le rythme du texte sont un vrai délice. Malheureusement pour moi, je n’ai pas su entrer dans le roman, je n’ai pas su comprendre les différentes étapes et époques et retracer tous les liens entre les vies des trois hommes. Ce livre nécessite très certainement une deuxième lecture pour mieux en mesurer toute la richesse. Et je ne manquerai pas, si l’occasion se présente, de lire Enon le deuxième roman de cet auteur, qui tout aussi déstabilisant qu’il soit, n’en vaut pas moins le détour !
Ce livre est chroniqué dans le cadre du Challenge ABC de Babelio.
Un soir, en parcourant les différents blogs de lecture que l’on peut trouver sur le net, j’ai découvert Bob ! Ou plus précisément Blog-0-Book, le marque-page des blogueurs qui veulent savoir qui lit quoi. Il s’agit d’un blog recensant les articles des blogs de lecture portant sur un même livre. Ce blog a acquis suffisamment de renommée dans le milieu pour avoir été contacté par des éditeurs qui veulent faire connaître leurs livres. Le principe est le même que Masse Critique de Babelio, j’avais déjà publié un billet à ce propos ici. Un lecteur-blogueur reçoit un livre qu’il commente ensuite librement sur son blog.
Avec Blog-O-Book, la thématique est le Festival America, et le livre que j’ai choisi est Dead Boys, un recueil de nouvelles écrites par Richard Lange et traduites par Cécile Deniard. Pour moi c’est une découverte. Je ne suis habituée ni à la littérature américaine ni aux nouvelles. Enfin j’exagères, j’ai déjà lu un recueil de Ray Bradbury, j’en parlais déjà ici. Et bien, une fois encore, Dead Boys est une très agréable surprise. Je me suis facilement laissée emporter par ces histoires de lascars vivant à Los Angeles : entre le mari braqueur dont la femme ignore tout, l’acteur raté, le toxicomane paranoïaque, etc. Des pommés, des loosers, diront certains…Des individus que l’on découvre, un envers du décor mis à jour, on se surprend à s’attacher aux personnages. L’auteur dévoile dans chaque nouvelle un morceau de vie, une étape charnière, un basculement, une transformation de ces destins apparemment fichus, minuscules, et en même temps grandioses parce qu’inconnu jusqu’alors. Les choses ont l’importance qu’on leur accorde et chacun de ces destins fictifs m’a semblé important le temps d’une lecture.
J’ai beaucoup apprécié lire les textes de Richard Lange en français et je suis maintenant curieuse de lire la version originale américaine. Encore un auteur qui me donne envie de lire l’anglais…Ce n’est pas anodin !