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Manifeste féministe & écrits modernistes – Mina Loy

1337337791J’ai rarement vu/lu/entendu de propos féministes dans lesquels je puisse me reconnaître. Marguerite Yourcenar sans doute m’interpelle dans ces vidéos datées de 1981.

Mais sa réflexion n’enflamme pas l’auditeur comme peut le faire la plume de Mina Loy dans ce Manifeste féministe écrit en 1914 et qui ne sera publié pour la première fois qu’en 1982. A l’époque où les suffragettes militent pour le droit de vote, Mina Loy proclame haut et fort :

« […] reniez d’emblée – ce pathétique boniment-cri de guerre la Femme est l’égale de l’homme – car elle ne l’est pas ! »

Avec la typo dans le texte. J’adore. Les femmes en prennent plein la figure. Les hommes ne sont pas concernés. Leur sort n’est pas enviable. Mina Loy invitent ses lectrices à une prise de conscience, à une Démolition Absolue de leurs illusions. A assumer à la fois leur rôle de mère et de maîtresse – en 1914 ! – combinaison sine qua non pour l’harmonie de la race humaine.

Le texte est court, à peine huit pages, avant-gardiste en 1914 il l’est toujours en 2017. Mina Loy provoque, imagine, recrée un modèle de société dans cet écrit et dans les suivants. Complètement fantasque, assurément réaliste. Certainement pas simpliste. A découvrir impérativement !


Manifeste féministe & écrits modernistes – Mina Loy
Traduction et préface d’Olivier Apert
Nous, 2014, 65 p.
Première publication : Jargon Society, 1982
Date d’écriture : 1914-1919


A Milena – Franz Kafka

64451755_13088090J’ai voulu lire les lettres de Franz Kafka à Milena pour connaître Milena. Mais la tâche ne fut pas si simple. A l’instar des Lettres à Felice, on y découvre un Kafka bien plus préoccupé par l’image qu’il se fait de sa correspondante que par la correspondante elle-même. Il dresse ici le portrait d’une Milena idéalisée et le reconnaît lui-même. Si l’aventure est moins perverse – j’ose le mot – qu’avec Felice, l’ambiguïté de cette correspondance est flagrante. Franz Kafka ne s’adresse qu’à lui-même et à ses propres fantômes.

J’ai choisi tout de même de mener à son terme cette lecture fastidieuse. Je me souviens par ailleurs d’abominables lettres à Felice, et de cette sensation magnétique, ce besoin – pervers aussi ? – de lire un discours qui me débectait sans comprendre le fondement de ce besoin. Je me souviens, quelques semaines après avoir refermé le deuxième volume des Lettres à Felice, d’une impression très marquée et marquante d’être entrée dans un univers obsessionnel qui me rappelait fortement Le château ou La métamorphose – qu’est-ce que cet homme qui tel un cafard rampe sous les portes des chambres des demoiselles pour les regarder écrire dans leur dos ? – et l’impression était dix fois plus vive à la lecture de ces lettres qu’à la lecture des romans. J’ai donc mené à son terme la lecture des lettres à Milena et je ne le regrette pas. J’y ai trouvé mon compte sur l’interlocutrice. Le volume des éditions Nous se clôt par la rubrique nécrologique de Franz Kafka rédigée par Milena elle-même. Elle y dresse un portrait de l’écrivain saisissant. Elle n’a visiblement pas lu les lettres qu’elle a reçues de la même manière que moi. Elle les a reçues entrecoupées de rencontres bien réelles avec Kafka, elle les a accompagnées de lectures et de son travail de traduction en tchèque des œuvres fictionnelles de Franz Kafka. Sans s’attacher aux névroses de l’homme, elle a été capable d’en saisir et retenir le meilleur. A tel point que j’en ai regretté de ne pas pouvoir lire finalement les réponses à ces lettres qui s’étalent sur près de 3 ans. Les réponses de Milena s’adressaient très certainement à Franz Kafka-le-vrai et non à un Autre idéalisé, elle connaissait son interlocuteur et accordait une grande importance à la sincérité de leur relation… à moins que la lectrice que je suis ai retrouvé son propre idéal de Kafka dans l’écrit de Milena Jesenská et s’en trouve immensément et maladroitement rassurée.


A Milena – Franz Kafka
traduction de l’allemand et introduction par Robert Kahn
Nous, 2015, 320 p.


 

Merano, 15 juin 1920, mardi

Mardi

Ce matin tôt j’ai de nouveau rêvé de toi. Nous étions assis l’un à côté de l’autre et tu me repoussais, pas méchamment, aimablement. J’étais très malheureux. Pas d’être repoussé, mais à cause de moi, qui te traitais comme n’importe quelle femme muette et n’entendais pas la voix qui sortait de toi et me parlait précisément à moi. A moins peut-être que je l’aie bien entendue, mais je n’ai pas pu lui répondre. Je m’en allais plus desespéré que dans le premier rêve.

Il me revient à l’esprit ce que j’ai lu un jour chez quelqu’un : « Ma bien-aimée est une colonne de feu, qui parcourt la terre. En ce moment, elle me tient enlacé. Elle ne conduit pas ceux qu’elle enlace, mais ceux qui la voient. »

Ton

(Voilà que je perds même le nom, il s’est raccourci de plus en plus et maintenant il est devenu : ton )

♣♣♣

Prague 31 juillet 1920, samedi

Samedi, plus tard

De quelque façon que l’on retourne ta lettre d’aujourd’hui, ta chère lettre fidèle gaie, une promesse de bonheur, c’est tout de même une lettre de « sauveur ». Milena parmi les sauveurs ! (si j’en faisais partie aussi, serait-elle alors déjà avec moi ? Non, alors sûrement pas) Milena parmi les sauveurs, elle qui fait dans son propre corps l’expérience continuelle que l’on ne peut sauver l’autre que par son être et par rien d’autre. Et voilà qu’elle m’a déjà sauvé par son être et qu’elle essaye maintenant a posteriori avec d’autres moyens infiniment plus petits. Quand quelqu’un sauve un autre de la noyade, c’est naturellement une très grande action, mais quand après cela il lui offre en plus un abonnement à des cours de natation, quel sens cela a-t-il ? Pourquoi le sauveur joue-t-il la facilité, pourquoi ne veut-il pas toujours continuer à sauver l’autre par son être, son être-là toujours disponible, pourquoi veut-il renvoyerla tâche à des maîtres nageurs et à des hôteliers de Davos ? Et d’ailleurs, je pèse déjà 55,40 ! Et comment pourrais-je m’envoler, si nous nous tenons par la main ? Et si nous nous envolons tous les deux, qu’est-ce que cela fait alors ? Et de plus – c’est la pensée de base de ce qui précèse – je ne partirai plus jamais si loin de toi. Je viens juste de quitter les chambres plombées de Merano.

♣♣♣

Prague, 18, 19, 20 septembre 1920, samedi, dimanche et lundi

Samedi soir

Je n’ai pas encore reçu la lettre jaune, je la renverrai sans l’avoir ouverte.
S’il n’était pas bon d’arrêter maintenant de nous écrire c’est que je devrais me tromper effroyablement. Mais je ne me trompe pas Milena.
Je ne veux pas parler de Toi, non pas que cela ne me concerne pas, cela me concerne, mais je ne veux pas en parler.
Donc à propos de moi seulement : ce que Tu est pour moi Milena ce que Tu es pour moi au-delà de ce monde dans lequel nous vivons, cela, sur les lambeaux de papiers que je t’ai écrits tous les jours, cela ne s’y trouve pas. Ces lettres, telles qu’elles sont, n’aident à rien d’autres qu’à tourmenter, et si elles ne tourmentent pas, alors c’est encore pire. Elles n’aident à rien qu’à produite un jour de Gmünd, qu’à produire des incompréhensions, de la honte, une honte presque inaltérable. Je veux te voir aussi nettement que la première fois dans la rue, mais les lettres me distraient plus que toute la Lerchenfelderstrasse avec tout son bruit.
Mais cela n’est même pas décisif, ce qui est décisif c’est mon impuissance croissante, à cause des lettres, à surmonter les lettres, impuissance aussi bien par rapport à Toi qu’à moi – 1000 lettres de Toi et 1000 souhaits de moi ne me contrediront pas – et ce qui est décisif (peut-être à cause de cette impuissance, mais toutes les raisons sont ici dans l’obscurité) c’est la forte et irrésistible voix, littéralement ta voix, qui me somme de me taire.
Et voilà que tout ce qui te concerne est encore non-dit, cela se trouve il est vrai le plus souvent dans tes lettres (peut-être aussi dans la jaune ou plus exactement : dans le télégramme par lequel tu me demandes le renvoi de la lettre, à bon droit bien sûr) souvent dans ces passages que je crains, que je fuis comme le diable fuit le lien consacré.

♣♣♣

Prague, fin mars ou début mai 1922

Voilà si longtemps que je ne vous ai pas écrit, Madame Milena, et même aujourd’hui je n’écris qu’à la suite d’un hasard. Je n’aurais en fait pas à m’excuser de ne pas vous avoir écrit, vous savez bien à quel point je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie, – ce qui ne veut pas dire que je me plains, mais que je veux faire une constatation dans l’intérêt général – vient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Les êtres humains ne m’ont presque jamais trompé, mais les lettres toujours, et, en fait, pas celles des autres mais les miennes. Dans mon cas, c’est un malheur particulier, dont je ne veux pas parler davantage, mais aussi en même temps un malheur général. La facilité de l’écriture des lettres – d’un point de vue simplement théorique – doit avoir causé une effroyable désagrégation des âmes dans le monde. C’est une fréquentation des fanntômes et, pas seulement du fantôme du destinataire mais aussi de son propre fantôme, qui se développe sous la main dans la lettre qu’on écrit, ou même dans une suite de lettres, quand une lettre durcit l’autre et peut la faire témoigner. Comment a-t-on pu en arriver à penser que les êtres humains pourraient se fréquenter grâce aux lettres ! On peut penser à quelqu’un d’éloigné et on peut saisir quelqu’un de proche, tout le reste est hors du pouvoir de l’être humain. Mais écrire des lettres, cela signifie se dénuder devant les fantômes, ce qu’ils attendent avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, mais les fantômes les boivent sur le chemin jusqu’à la dernière goutte. Grâce à cette riche nourriture, ils se multiplient incroyablement. L’humanité le sent et lutte contre cela, et pour exclure le plus possible le fantomatique d’entre les êtres humains, pour atteindre la fréquentation naturelle, la paix des âmes, elle a inventé le train, l’auto, l’aéroplane, mais cela ne sert plus à rien, ce sont visiblement des inventions qui ont été faites dès la chute, l’adversaire est beaucoup plus calme et plus fort, il a inventé après la poste le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les fantômes ne mourront pas de faim, mais nous serons anéantis. […]

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Propos de Milena rapportés par Kafka :

« Pourquoi les êtres humains ne se promettent-ils pas qu’ils ne se crieront pas dessus lorsque le rôti sera trop brûlé »

« Pourquoi ne se promettent-ils pas de se laisser l’un à l’autre la liberté du silence, la liberté de la solitude, la liberté de l’espace ouvert? »

« Ou bien affronter son destin… avec humilité… ou bien chercher son destin…

– … la foi est nécessaire pour chercher ! »