Archives du mot-clé Biographie

Gabriële – Anne et Claire Berest #MRL17

Voici l’histoire de deux sœurs, Anne et Claire, qui entreprennent de retracer l’histoire de la branche maternelle de leur famille, longtemps méconnue. Lélia, leur mère, est fille d’un certain Vicente suicidé à 27 ans, de son vrai nom Lorenzo Picabia – lui-même né du couple Gabriële et Francis Picabia. Et nous touchons là l’objet de cette biographie à peine romancée, la vie du rocambolesque et génial couple d’artistes. Francis Picabia, le peintre, et sa musicienne d’épouse qui donne son titre au récit. Anne et Claire Berest tentent ici de redonner ses lettres de noblesse à la femme de l’ombre qui abandonna tôt la musique pour se consacrer entièrement à l’art de la maïeutique – l’accoucheuse de Francis Picabia jusqu’alors engoncé dans de pâles imitations impressionnistes, le fantasme du jeune Marcel que l’on nommera plus volontiers Duchamp après émancipation, l’amie sincère de Guillaume qui n’aura pas eu besoin d’elle pour être déjà Apollinaire.

Anne et Claire Berest propulsent le lecteur dans les milieux d’avant-garde du début du XXème siècle avant, pendant et après la première guerre mondiale, de la rencontre de Gabrielle et Francis à leur séparation amoureuse qui ne sera jamais effective sur le plan intellectuel. Cette période historique est tellement foisonnante qu’il serait bien improbable de rechigner à la lecture de ce récit quand bien même celui-ci ne brillerait pas par le style.
J’ai eu grand plaisir à découvrir les rebondissements fantasques de la vie des deux époux à Paris, en Suisse ou à New-York. Gosses de riches, il faut bien l’avouer, capricieux et soumis à aucune contrainte d’ordre matériel – pas même lorsqu’il s’agit d’offrir un semblant de stabilité à leurs enfants, en témoigne la fin du jeune Vicente – l’idylle des Picabia donne à penser sur la liberté et l’indépendance outrancière, sur les nécessités de l’art, sur les frontières entre l’intelligence géniale et l’égoïsme fou, sur la dévotion maritale et ses limites.

En refermant ce livre, j’ai regretté de ne pas en avoir lu d’avantage sur Gabriële Buffet sans Francis, après Francis – lorsqu’elle n’est plus l’épouse de.
Féministe avant l’heure nous dit-on en quatrième de couv’ ?

 

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Gabriële – Anne et Claire Berest
Stock, 2017, 450 p.


#lu dans le cadre des Matchs de la Rentrée Littéraire 2017

Egon Schiele : vivre ou mourir – Xavier Coste

9782203047785_1_75S’il n’était le challenge Variétés organisé parallèlement sur Babelio et chez Le chat de bibliothèque, je n’aurais probablement jamais ouvert cette bande dessinée de Xavier Coste afin de remplir la ligne « Un livre dont le titre contient des antonymes ». Vivre ou mourir, l’opposition ne pouvait difficilement être plus gracieuse !

Comme le titre l’indique, ce roman graphique est une biographie de la vie d’Egon Schiele, reconstituée à partir d’éléments réels et fantasmés. Nombre de documents n’ayant pas été rendus public, il est difficile aujourd’hui d’établir précisément ce que fut l’existence de cet artiste sulfureux au caractère semble-t-il impétueux, génie mort prématurément de la grippe espagnole à l’âge de 28 ans. Dieu seul sait ce qu’il n’a pas légué à la postérité. Xavier Coste s’exerce toutefois avec brio au rôle de biographe en m’ouvrant les portes des premières décennies de ce XXème siècle et du petit monde de la peinture autrichienne, naviguant entre Gustav Klimt, la pornographie – voire la pédophilie (!) -, et les affres de la première guerre mondiale.

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Pour tout vous dire, je tournais autour de cet étrange personnage depuis de longs mois déjà, intriguée par ses tableaux de nus cadavériques et éhontés, par ailleurs étrangement sensuels et réalistes. J’ignorais – bien que ces œuvres le laissaient soupçonner – qu’Egon Schiele fut à ce point torturé. A nouveau, je me sens étrangement attirée par cette ambiance si particulière du premier quart du siècle dernier façonné par de fortes personnalités tels Franz Kafka, Rainer Maria Rilke, Marina Tsetaeva, Sigmund Freud, ou encore Carl Gustav Jung… J’en parlais par ailleurs à propos du livre 1913 : chronique d’un monde disparu de Florian Illiès que je vous recommande sincèrement et qui faisait partie de mes coups de cœur 2014. Incontestablement, je ne suis pas prête de refermer la porte entrouverte par Xavier Coste. Déjà, je lorgne Maîtres anciens de Thomas Bernhard qui trône dans mes étagères depuis près de deux ans…

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Egon Schiele : vivre ou mourir – scenario, dessins et couleurs : Xavier Coste
Casterman, 2012, 66 p.


Challenge concerné

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Charles Baudelaire – Théophile Gautier

Ceux et celles qui me connaissent savent – parfois – combien j’aime Charles Baudelaire. C’est pourquoi, j’ai reçu en cadeau à Noël dernier ce portrait du grand poète rédigé par Théophile Gautier. Plus qu’une occasion de me plonger dans l’univers de Baudelaire, ce petit livre me permet surtout de redécouvrir Th. Gautier que je ne connaissais qu’à travers Le roman de la momie lu il y a bien longtemps déjà.

Dans un style particulièrement fluide et sur un ton d’époque – très XIXème siècle, tout ce que j’aime – Th. Gautier me fait traverser toute la vie de Baudelaire du jour de leur rencontre en 1843 jusqu’à cette mort, qui sans être anonyme fût bien discrète pour un si grand homme : une centaine de personnes pour l’enterrement en 1867, là où, moins de vingt ans plus tard, le non moins célèbre Victor Hugo rassemblait les foules autour du Panthéon.

Théophile Gautier débute son récit par une description physique de son ami, lorsqu’il l’a vu pour la première fois. En quelques lignes, je suis transportée en 1843, à l’hôtel Pimodan, et je vois ce singulier personnage apparaître devant moi :

« Son aspect nous frappa : il avait les cheveux coupés très ras et du plus beau noir ; ces cheveux, faisant des pointes régulières sur le front d’une éclatante blancheur, le coiffaient comme une espèce de casque sarrasin ; les yeux, couleur de tabac d’Espagne, avaient un regard spirituel, profond, et d’une pénétration peut-être un peu trop insistante ; quant à la bouche, meublée de dents très blanches, elle abritait, sous une légère et soyeuse moustache ombrageant son contour, des sinuosités mobiles, voluptueuses et ironiques comme les lèvres de figures peintes par Léonard de Vinci ; le nez, fin et délicat, un peu arrondi, aux narines palpitantes, semblait subodorer de vagues parfums lointains ; une fossette vigoureuse accentuait le menton comme le coup de pouce final du statuaire ; les joues, soigneusement rasées, contrastaient, par leur fleur bleuâtre que veloutait la poudre de riz, avec les nuances vermeilles des pommettes ; le cou, d’une élégance et d’une blancheur féminine, apparaissait dégagé, partant d’un col de chemise rabattu et d’une étroite cravate en madras des Indes et à carreaux.

Son vêtement consistait en un paletot d’une étoffe noire lustrée et brillante, un pantalon noisette, des bas blancs et des escarpins vernis, le tout méticuleusement propre et correct, avec un cachet voulu de simplicité anglaise et comme à l’intention de se séparer du genre artiste, à chapeaux de feutre mou, à vestes de velours, à vareuses rouges, à barbe prolixe et à crinière échevelée. Rien de trop frais ni de trop voyant dans cette tenue rigoureuse. Charles Baudelaire appartenait à ce dandysme sobre qui râpe ses habits avec du papier de verre pour leur ôter l’éclat endimanché et tout battant neuf si cher au philistin et si désagréable pour le vrai gentleman. »

Sur le même ton, Th. Gautier nous propose un véritable voyage dans le siècle baudelairien, il nous présente les œuvres du poète – bien évidemment – mais également ses influences – Edgar Allan Poe – ses amours si discrètes, l ‘époque du Club des Hashischins auquel il appartenait aussi, où je découvre un Baudelaire moins enclin que je ne l’imaginais à la consommation de drogues douces. C’est en ami que Th. Gautier nous fais revivre les dernières semaines de Baudelaire, paralysé, ramené de Bruxelles à Paris par sa famille, ne pouvant plus écrire, l’esprit et l’intelligence toujours en alerte et prêts à créer.

Il va sans dire que j’ai passé un très beau moment en lisant les lignes de Théophile Gautier. Il a ravivé encore une fois mon envie de relire Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Les petits poèmes en prose, mais aussi ses traduction d’Edgar Poe. Cette lecture est aussi l’occasion pour moi de me pencher à nouveau – ou plus justement de lever le nez – vers Théophile Gautier. Je note pour la suite de mes lectures son Histoire du romantisme et deux autres références proposées par le préfacier, Philippe Galanopoulos, et déjà remarquées dans la bibliographie d’Emmanuel Godo : Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain, 1750-1830, et Les voix de la liberté : les écrivains engagés au XIXème siècle de Michel Winock.

Ce livre est chroniqué dans le cadre du Challenge Babelio ABC Critiques 2014/2015 et du Challenge romantique.

Flash ou le grand voyage – Charles Duchaussois – 3

Au fil des pages, le lecteur suit la descente aux enfers du toxicomane féru de voyages. Plus qu’une description des merveilles orientales, le narrateur nous embarque dans les taudis les plus infâmes de Bombay, nous confronte à une réalité toujours actuelle, au quotidien de milliers d’hommes et de femmes.

La gare de Bombay – Victoria Station

Au delà de la drogue, la prostitution, la violence, la mort sous toutes ses formes : les accidents, les rituels parsis ou hindous, les serpents, l’overdose. La folie.

Bénarès. La mystique, la ville sainte.

« La ville où l’on est, et on le sent dès que l’on arrive. »

Celle qui restera pour l’auteur :

« La ville où [les pères] mutile[nt] [leur] gosses pour les faire mendier. »

L’effroyable réalité d’une Inde à double tranchant exposée comme une insulte aux rêveurs incrédules.

« Oui voilà ce qu’on peut voir, en Inde, en 1969, en plein XXème siècle. »

Le témoignage me renvoie au film Slumdog millionnaire, fiction poignante et tellement représentative du pire visage de l’Inde.

Atrocités devenues faits divers quasi quotidiens. Anecdotes qui parviennent parfois, au travers d’un écran, aux yeux et aux oreilles de nous autres occidentaux ignorants et inconscients. Anecdotes vite effacées dès lors que l’on éteint le téléviseur ou referme le journal.

Finis les images lointaines, les mots des journalistes. Imaginez maintenant que vous tenez l’enfant dans vos bras…Dites vous bien que cela n’est pas une fiction.

Et pardonnez-moi. Mais n’oubliez pas.

Flash ou le grand voyage – Charles Duchaussois – 2

Après Baalbeck, Charles continue son voyage et arrive à Istanbul…sous la neige.

Istanbul sous la neige

En Turquie, il découvre les villes d’Ismit et Adana.

Ismit, Turquie

Adana, Turquie

Il passe par Bagdad et arrive enfin au Koweit où il vit dans le luxe quelques temps…

Bagdad en 1970

…avant de poursuivre sa route en bus à travers les paysages iraniens (ça laisse rêveur !). Il arrive à Zahidan, proche de la frontière pakistanaise.

Paysage montagneux – Zahedan – Iran

Il continue jusqu’à  Quetta au Pakistan et poursuit sa route en Afghanistan.

Quetta, Pakistan

Je note avec effarement que Google m’offre beaucoup moins de choix d’images pour les paysages iranien et afghan…Comme si certains pays ne pouvaient être représentés autrement que par des photos d’hommes en arme…Je n’en suis que plus curieuse de découvrir les merveilles que recèlent ces terres si mal connues en Occident.

Kandahar, Afghanistan

Kaboul, Afghanistan, en 1970

Pour une intéressante comparaison de la même photo de Kaboul en 2010, je vous renvoie à ce billet publié sur Youyouk : le blog. Autant vous prévenir, le détour n’a rien de joyeux…

Herat, Afghanistan

Charles  part ensuite en train pour New Delhi, India ! La suite du voyage fera l’objet d’un prochain billet…

Flash ou le grand voyage – Charles Duchaussois

Flash ou le grand voyage – Charles Duchaussois

Un livre conseillé par une amie. La quatrième de couverture m’apprend que le narrateur nous emmènera notamment à Bénarès et à Katmandou. Mais pas seulement. Il ne m’en faut pas plus pour empocher le bouquin.

La préface me transporte directement dans le vif du sujet :

« Flash en anglais, cela veut dire : éclair

Pour un drogué, cela veut dire : spasme »

Le ton est donné.

En moins de quatre pages, l’enfance et l’adolescence sont tracées, les premiers actes de délinquance survolés. Tout commence à Busigny en juin 1940. Charles Duchaussois est âgé de seulement quelques mois. Les allemands bombardent la gare de triage proche et le nourrisson reçoit un éclat d’obus dans l’oeil. Il perd son oeil.

La gare de Busigny

A 20 ans, il décroche son premier emploi. Ses parents sont fiers de lui. Tout dérape lorsqu’on lui refuse son permis : l’inspecteur rempli la feuille rose et au dernier moment lorsqu’il constate l’oeil borgne du candidat, il la déchire. Charles n’accepte pas ce qu’il considère comme une discrimination. Il achète sa première voiture, un ID 19 et conduit sans permis.

Une ID 19

Il séjourne un temps rue des Frères Keller dans le XVème arrondissement parisien. En novembre 1962, on lui confisque sa voiture, il quitte Paris en stop pour le sud de la France.

Paris en 1962

Il vit un temps à Marseille et vivra de brigandage pendant huit ans, essentiellement dans le sud de la France.

Il part ensuite rejoindre un ami au Liban, d’abord Beyrouth, puis Baalbeck.

Beyrouth

A Baalbeck, il tombe amoureux, commence les trafics de drogue, repart pour Beyrouth, trompe sa belle, fuit à Istanbul. Jusqu’ici il n’a pas encore touché à la drogue.

Baalbeck

Comment je vois le monde – Albert Einstein – 3

Josef Popper Lynkeus

Au détour d’une page de Comment je vois le monde, Albert Einstein nous présente en quelques lignes l’image que lui renvoie Josef Popper-Lynkeus. Comme toujours, ce nom m’intrigue et je veux en savoir en plus. Qui est donc cet homme au nom si particulier ? Einstein le présente comme un ingénieur et un écrivain ; il approuve particulièrement sa vision de la société qui doit être en mesure d’assurer le développement personnel de chaque individu…un précurseur du socialisme en quelque sorte…En faisant quelques recherches rapides sur Popper-Lynkeus, j’ai l’agréable surprise de découvrir non pas seulement un ingénieur et un écrivain mais également un des précurseurs de la philosophie sociale. Je ressens toujours une pointe d’admiration pour ces hommes qui ont su allier les sciences dures aux sciences humaines et sociales. Je reste convaincue que la compréhension du monde nécessite cette double approche à la fois opposée et complémentaire…Issue d’une famille juive, et soumis à la réglementation autrichienne qui interdit aux scientifiques juifs l’accès à la fonction publique, Popper ne peut exercer son métier et ses talents en mathématiques, physique et technologie comme il aurait dû. Il reste toutefois connu pour ses écrits en philosophie sociale et notamment son Droit à l’alimentation.

Résultats, idées, problèmes - Tome II 1921-1938 - Sigmund Freud

En continuant mes recherches rapides sur Google, je constate qu’Einstein n’est pas le seul à mentionner Popper-Lynkeus dans ses écrits. Sigmund Freud, dans ses Résultats, idées et problèmes publie un article entier sur Josef Popper-Lynkeus, daté de 1932. Oui, oui ! J’ai bien dit Freud le psychanalyste…nous sommes dans un tout petit monde de personnages exceptionnels par leurs connaissances scientifiques en tous domaines…Et ça fait du bien ce mélange des genres ! Alors pourquoi Freud s’est-il intéressé à Popper-Lynkeus ? Freud fait surtout référence à un ouvrage en allemand de Popper-Lynkeus Phantasien eines Realisten (Les Fantasmes d’une réalité). Il mentionne un chapitre particulier où Popper-Lynkeus décrit la façon dont rêve le protagoniste de son histoire. Freud venait alors de publier son Interprétation des rêves et on imagine son enthousiasme en lisant sous  la plume de Popper-Lynkeus les mots de ce personnage fictif expliquant que ses rêves n’ont rien d’absurde ou d’impossible et qu’il « est toujours le même homme, qu’il rêve ou qu’il veille ». Popper-Lynkeus avait décrit là sans le savoir la future théorie des rêves de Freud…

Sigmund Freud écrit alors, à propos de Popper-Lynkeus :

« Subjugué par la coïncidence entre mes vues et sa sagesse, j’entrepris dès lors de lire tous ses écrits, entre autres ceux qui concernaient Voltaire, la religion, la guerre, la communauté et ses obligations alimentaires, jusqu’à ce que s’érige clairement devant moi la figure de ce grand homme, penseur et critique doublé d’un philanthrope et d’un homme de réformes bienveillant. »

Voilà une image de Josef Popper-Lynkeus qu’Albert Einstein partageait sans doute…

Freud conclut son article ainsi :

Sigmund Freud en 1921

« Mes innovations en psychologie m’avaient aliéné la faveur de mes contemporains, particulièrement des plus âgés d’entre eux. Il n’était que trop fréquent qu’approchant un homme que j’avais révéré de loin, je me visse pour ainsi dire éconduit par l’incompréhension de ce qui était devenu la substance de ma vie. Josef Popper, quant à lui, provenait de la physique, il avait été l’ami d’Ernst Mach; je ne voulais pas laisser troubler cette agréable impression née de notre accord sur le problème de la déformation du rêve. Ainsi donc, il advint que je différais ma visite jusqu’à ce qu’il fût trop tard et que je ne pusse plus saluer que son buste dans le parc de notre hôtel de ville. »

Josef Popper-Lynkeus meurt en 1921…

Comment je vois le monde – Albert Einstein – 2

Nous laissons H.A. Lorentz et continuons notre voyage avec Albert Einstein. Nous sommes le 26 décembre 1932 et nous fêtons les 70 ans du physicien Arnold Berliner. A cette occasion, A. Einstein rend hommage à son ami en publiant un article dans la revue Les Sciences Naturelles dont A. Berliner est l’éditeur. Einstein y présente une partie de sa vision du métier de chercheur :

The world as i see it - Albert Einstein

« Il n’a donc pas manqué d’arriver que l’activité du chercheur individuel a dû se réduire à un secteur de plus en plus limité de l’ensemble de la science. Mais il y a encore pire : il résulte de cette spécialisation que la simple intelligence générale de cet ensemble, sans laquelle le véritable esprit de recherches doit nécessairement s’attiédir, parvient de plus en plus difficilement à se maintenir à hauteur du progrès scientifique. Il se crée une situation analogue à celle qui dans la Bible est représentée symboliquement par l’histoire de la Tour de Babel. Quiconque fait des recherches sérieuses ressent douloureusement cette limitation involontaire à un cercle de plus en plus étroit de l’entendement, qui menace de priver le savant des grandes perspectives et de le rabaisser au rang de manoeuvre. »

C’est à la suite de ce constat qu’A. Einstein rend hommage aux travaux d’Arnold Berliner qui, en fondant Les Sciences Naturelles en 1913, a largement contribué à la diffusion de la connaissance des chercheurs à destination d’autres chercheurs mais également d’un public plus large. Nous pouvons voir là en quelque sorte les prémices de la communication scientifique (pour ne pas dire vulgarisation, terme connoté trop négativement à mon goût). A travers les actions d’Arnold Berliner, j’admire le respect d’Albert Einstein pour cet homme et j’apprécie sa volonté de rendre accessible la connaissance scientifique ; en commençant par sa propre science puisque qu’Albert Einstein a plus d’une fois publié ses écrits dans la revue Les Sciences Naturelles.

Par ailleurs, en me renseignant un peu sur la vie d’Arnold Berliner, je découvre, derrière le physicien, un juif allemand plongé dans la tourmente de la seconde guerre mondiale. L’homme était entouré d’une communauté scientifique brillante comprenant plusieurs prix Nobel (cf. Wikipédia pour les détails) et dont nombre de scientifiques était également juifs allemands (dont Einstein). En 1935, 3 ans après la publication de l’article d’Albert Einstein, Arnold Berliner se voit contraint de quitter la rédaction des Sciences Naturelles suite à la politique raciale menée par le gouvernement nazi. A cette occasion, les éditeurs de la célèbre revue britannique Nature publieront dans l‘exemplaire n°136 du 28 septembre 1935 les mots suivants :

La revue Les Sciences Naturelles fondée par Arnold Berliner

« We much regret to learn that on August 13 Dr. Arnold Berliner was removed from the editorship of Die Naturwissenschaften, obviously in consequence of non-Aryan policy. This well-known scientific weekly, which in its aims and features has much in common with Nature, was founded twenty-three years ago by Dr. Berliner, who has been the editor ever since and has devoted his whole activities to the journal, which has a high standard and under his guidance has become the recognised organ for expounding to German scientific readers subjects of interest and importance. »

Finalement, n’ayant pas pu émigrer, Arnold Berliner se suicide le 22 mars 1942 à l’âge de 79 ans suite à l’annonce de sa déportation en camp de concentration.

Quant à la revue Les Sciences Naturelles, elle existe toujours aujourd’hui et publie un numéro par mois.

En commençant ce livre d’Albert Einstein, je pensais recueillir les pensées d’un homme de science sur des sujets essentiellement personnels. Je n’imaginais pas me retrouver à ce point plongée dans la Grande Histoire…Vous me direz sans doute que c’était prévisible. Je ne peux pas m’empêcher de penser que si j’avais lu ce livre sans m’attarder sur certains chapitres comme je le fais ici, je serais sans doute passée complètement à côté de l’histoire d’Albert Einstein (et d’autant plus à côté des destinataires de ses lettres).

Je vous laisse et je retourne à mes lectures…

WE much regret to learn that on August 13 Dr. Arnold Berliner was removed from the editorship of Die Naturwissenschaften, obviously in consequence of non-Aryan policy. This well-known scientific weekly, which in its aims and features has much in common with NATURE, was founded twenty-three years ago by Dr. Berliner, who has been the editor ever since and has devoted his whole activities to the journal, which has a high standard and under his guidance has become the recognised organ for expounding to German scientific readers subjects of interest and importance.

Comment je vois le monde – Albert Einstein

Albert Einstein (1879-1955) est surtout connu pour ses travaux scientifiques et la théorie de la relativité. Ses opinions politiques et religieuses, en revanche, restent assez méconnues du grand public…Et c’est bien dommage !

Comment je vois le monde n’est pas une biographie à proprement parlé. Il s’agit d’écrits compilés pour former un recueil aussi représentatif que possible de sa vision de l’humanité. Ce recueil est composé de lettres et de discours d’A. Einstein rédigés à destination d’individus et de publics variés, essentiellement à l’époque si particulière de l’entre-deux guerres…quelque part entre l’Allemagne bientôt nazie et l’Amérique qu’il admire déjà…

Au fil de ses lettres et de ses discours, le lecteur retrace la vie de l’homme derrière celle du scientifique…une vie remplie de rencontres toutes plus riches les unes que les autres. Ce sont ces rencontres que j’aimerais retracer dans ce billet et ceux à venir…Ces rencontres qui forgent un homme…Et au travers de ces rencontres, j’espère vous faire découvrir la sagesse de l’homme.

Je vous souhaite une bonne lecture et un bon voyage au détour de la vie d’Albert Einstein !

Albert Einstein et Hendrik Antoon Lorentz, photographiés par Ehrenfest devant sa maison à Leiden en 1921

C’est dans un environnement bien triste que commence ce voyage. Nous sommes le 4 janvier 1928,  sur la tombe d’Hendrik Antoon Lorentz ; et A. Einstein vient témoigner son admiration pour ce grand homme. H. A. Lorentz est l’un des fondateurs de la physique moderne. Il est l’un des premiers à mettre en évidence la théorie de l’électron, et il pose les bases de la théorie de la relativité. Mais à l’heure de sa mort, ce n’est pas seulement ses talents de physiciens qu’A. Einstein veut mettre en évidence mais bien plutôt son oeuvre d’humaniste. En effet, H. A. Lorentz était également président de ce qui deviendra plus tard l’UNESCO. Dans ce cadre et pendant la période troublée de la première guerre mondiale, il a oeuvré pour la réconciliation et la collaboration internationale des scientifiques de tous pays. Après la guerre, il a contribué à faire supprimer des statuts du Conseil de Recherche, à vocation internationale, un paragraphe visant l’exclusion des scientifiques des puissances vaincues. Si cette victoire sur le papier n’a pas été aussi efficace qu’il l’aurait souhaité en réalité, A. Einstein profite de cet hommage funèbre pour rendre grâce à l’homme qui, au-delà des guerres, aura mis sa vie au service d’une entente amicale et féconde des savants du monde entier.