Archives du mot-clé Polar

Shelton & Felter – Jacques Lamontagne

En acceptant de suivre les pas de Shelton, ex-boxeur fauché apprenti journaliste, et Felter, libraire inquiet vivant au rythme des repas de ses chats, le lecteur s’engouffre dans le Boston du début du XXème siècle en quête du moindre indice permettant de résoudre une série de meurtres improbables.

Pour planter son décor et dérouler son scénario, Jacques Lamontagne s’appuie sur un véritable fait divers : le raz-de-marée provoqué par l’explosion d’une cuve de sirop et ses conséquences dramatiques à Boston en 1919. Il en résulte une bande dessinée drôle et rocambolesque sur fond de polar « à la Sherlock ». J’ai pris un réel plaisir à suivre ce récit en image, j’ai apprécié le cahier graphique en fin d’ouvrage reprenant l’histoire de la réalisation de cette BD annoncée comme la première d’une série dont je lirai volontiers la suite à sa parution.


Shelton & Felter I. La mort noire – Jacques Lamontagne
Couleur de Scarlett Smulkowski
Kennes, 2017, 56 p.


Sur les ossements des morts – Olga Tokarczuk

9782369141150S’il fallait classer ce roman d’Olga Tokarczuk, le rayon polar lui conviendrait sans doute. Cependant Sur les ossements des morts fait partie de ces récits un peu touche-à-tout propice à amener le lecteur hors de sa zone de lecture habituelle, en l’occurrence à amener la récalcitrante au polar que je suis à la lecture d’un polar et, qui plus est, à l’apprécier.

Sur les ossements des morts se déroule dans la montagne polonaise, près de la frontière tchèque. Les hivers dans ce lieu sont particulièrement rigoureux, le réseau téléphonique aléatoire, les habitants saisonniers. Seuls Matonga, Grand-Pied et Janina Doucheyko, la narratrice, vivent à l’année dans ce hameau reculé. Une nuit, Matonga toque à la porte de Janina, inquiet pour leur voisin commun dont la lumière reste bien tardivement allumée, son chien hurlant désespérément. Le contexte de découverte d’un premier cadavre est posé. Les autres suivront…

Tout au long du roman, le lecteur suit les pensées de Janina Doucheyko, vieille dame solitaire, passionnée d’astrologie, gardienne des demeures voisines en l’absence de leurs propriétaires, convaincue que les animaux sont responsables des accidents meurtriers qui se succèdent dans la forêt. Ce défilé de pensées d’une femme isolée dans son chalet de montagne en Europe de l’Est me rappelle dans un premier temps Le mur invisible de Marlen Haushofer. Progressivement, les portraits de chaque narratrice se distinguent radicalement. Là où Marlen Haushofer dépeint une femme d’une extrême lucidité, le personnage d’Olga Tokarczuk navigue entre excentricité astrologique et bon sens montagnard, la frontière est floue entre lucidité et folie, jusqu’au dénouement de l’enquête. Alors que le lecteur s’attache de plus en plus à la personnalité de Janina, il comprend progressivement, par les conversations qu’elle entretient avec ses voisins, par certaines réactions de ces mêmes voisins que la narratrice n’explique pas, que l’image qu’elle renvoie d’elle-même ne correspond pas nécessairement à celle qu’elle a d’elle-même… Au delà du roman, ce jeu psychologique force la réflexion et invite à regarder les relations humaines avec un œil nouveau. J’adore !


Sur les ossements des morts – Olga Tokarczuk
Traduit du polonais par Margot Carlier

Libretto, 2014, 288 p.
Première publication : Prowadź. swój pług przez kości umarłych, Wydawnictwo Literackie, 2010
Première traduction en français : Les Editions Noir sur Blanc, 2010


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 : un livre d’un auteur européen non francophone

La mer d’innocence – Kishwar Desai

la-mer-dinnocence-jaquetteRencontrée lors de l’édition 2015 de Quais du polar, Kishwar Desai est une auteur indienne, anciennement journaliste, engagée dans la défense de la condition des femmes dans son pays. Son roman La mer d’innocence se déroule sur les plages de Goa. La narratrice et enquêtrice Simran Singh, personnage récurrent des romans de Kishwar Desai, est abordée pendant ses vacances goanaises avec sa fille, par un ex petit ami inspecteur de police. Il cherche quelqu’un pour interroger discrètement les touristes et employés des paillotes des plages avoisinantes afin de retrouver une jeune fille, Liza Kay, mystérieusement disparue de la circulation. Simran s’engage alors un peu malgré elle dans une enquête aux allures de vacances au pays des hippies. L’occasion pour Kishwar Desai de décrire l’envers du décor du tourisme goanais et de ses plages idylliques : mafia, drogue, alcool, viol, meurtre, détournement de mineure, hippies peacefull, musique, drague, omerta et suspicions au programme. Tout est fait pour noyer le poisson… Simran Singh n’en reste pas moins droite dans ses bottes et mène l’enquête avec brio et véhémence.

Outre le suspense et les rebondissements bien menés de Kishwar Desai, l’intérêt principal de La mer d’innocence réside à mon sens dans la représentation détaillée de l’univers si particulier du tourisme balnéaire et spirituel à l’indienne, et dans la dénonciation assumée des violences récurrentes et banalisées faites au femmes en Inde.


La mer d’innocence – Kishwar Desai
Traduit de l’anglais (Inde) par Benoîte Dauvergne
Editions de l’Aube, 2015, 334 p.
Titre original : The sea of innocence, 2013


Challenges concernés

Trouée dans les nuages – Chi Li

cvt_trouee-dans-les-nuages_945Je rencontre l’auteur chinoise Chi Li pour la deuxième fois avec son roman Trouée dans les nuages. Entre thé savoureux et duvet douillet, l’angoisse monte en huis clos et ma tasse refroidit bien vite. Je suis en Chine, témoin invisible d’un couple qui se délite entre les murs de son appartement. Les nuits sombres s’enchaînent et sont le lieu de règlements de comptes macabres. Les jours ordinaires défilent à l’extérieur pour ces employés modèles d’un centre de recherche. La fluidité du style et l’extrême sensibilité de Chi Li marquent le récit à l’image des Sentinelles des blés, s’y ajoute un fort sens du suspense que je n’avais pas pressenti chez l’auteur. Je sors du roman étouffée par la pression psychologique imposée par les deux protagonistes, assommée de cette silencieuse violence qui s’épanche insidieusement chaque soir lorsque les portes de la vie publique se referment.

Quatre ans avant Les sentinelles des blés, Chi Li met déjà l’accent sur les vies intimes derrière les façades sociales ; elle joue avec le doute, fissure les évidences ; elle pointe du doigt le réel interne des esprits et son empreinte dramatique sur le monde extérieur – lequel monde interprète ces marques à sa guise comme des conséquences factuelles issues d’un quelconque désordre économique. C’est sans compter la douleur et la bassesse des hommes, ou leur grandeur.

« Au début tout était calme, paisible, serein, comme au premier jour. Leur vie et leur façon d’être évoquaient ces feuilles d’un vert tendre et luisant dont les nervures transparaissaient sous le soleil de midi. Ils n’étaient pas de ces gens flous qui ne laissent où ils passent que des bribes de vie confuses et finissent par tout embrouiller autour d’eux, les hommes, l’existence et l’histoire.
Jin Xiang et Zeng Shanmei étaient des feuilles vertes sous le soleil : tous leurs collègues de l’Institut de recherche métallurgiques partageaient cette certitude, convaincus qu’ils étaient de pouvoir distinguer jusqu’à leur moindre capillaire. »


Trouée dans les nuages – Chi Li
traduit du chinois par Isabelle Rabut et Shao Baoqing
Actes Sud, 1999, 115 p.
Première publication : Yun po chu, Huacheng, 1997


Challenge concerné

Challenge Multi-défis 2016 : un livre du « bout du monde »

La vérité sur l’affaire Harry Quebert – Joël Dicker

la_verite_sur_l_affaire_harry_quebert« Êtes-vous trop snob pour aimer Joël Dicker ? » telle est la question soulevée par je-ne-sais-plus-quelle-blogueuse (désolée !) concernant La vérité sur l’affaire Harry Quebert. De toute évidence, ma réponse est oui. J’ai déjà honte de ce qui va suivre. Ce livre m’a été offert pour mon anniversaire, et j’ai beau réfléchir à toutes les nuances qui pourront agrémenter mon propos, je sens ma mauvaise langue et ma foi de vipère remonter inévitablement à la surface. Autant vous prévenir, si vous n’avez pas encore lu La vérité sur l’affaire Harry Quebert et que vous envisagez de le faire, n’avancez pas plus loin dans cet article. J’en dirai certainement beaucoup trop sur le déroulé de l’action.

Pour commencer, lorsque j’ai ouvert mon joli paquet postal, j’ai d’abord été surprise par son contenu : un polar et un livre de science-fiction, deux genres ne faisant partie de mes lectures que de manière très marginale. « Pourquoi pas – me dis-je – voilà de quoi me faire découvrir de nouveaux horizons ! ».

Soutenue par la pression médiatique, j’ouvrais en premier lieu La vérité sur l’affaire Harry Québert. Si je savais ne pas devoir m’attarder sur le style de Joël Dicker, comme promis par de nombreux blogueurs j’ai toutefois été rapidement entraînée par l’intrigue. Les premiers jalons posés – les premières caricatures aussi ! – je me suis surtout laissée porter par les blagues disséminées ici ou là me rappelant l’humour tapageur de l’ami à l’origine du présent. Celles-ci m’ont joyeusement portée pendant quelques 200 ou 300 pages… puis Nola est entrée en scène, ou plus exactement le récit de sa vie et de son aventure avec Harry Quebert, et j’ai alors sérieusement commencé à déchanter.

Quelle mièvre histoire d’amour… quelle sordide histoire de pédophilie entre un écrivain attardé et une enfant folle à lier… sans parler des autres hommes décérébrés de la ville d’Aurora ! Pendant les quelques premières centaines de pages, j’imaginais Nola, certes jeune, mais mâture et femme dans sa manière d’être, surtout pas une enfant schizophrène ! Comment faire avaler au lecteur qu’une histoire d’amour saine est possible entre une enfant malade de 15 ans et un homme adulte de 34 ans ? S’il est difficile d’anticiper précisément la chute du roman, l’épisode de la fellation au chef de police dans le but de protéger l’homme aimé mettait largement le lecteur sur la piste du dérangement psychologique… Après plusieurs centaines de pages d’un ennui mortel où l’auteur brode autour d’une histoire d’amour perverse en copiant-collant littéralement ses propres textes sous prétexte d’effet de style pour dévoiler chaque fois un peu plus de détails de l’enquête, le dénouement s’amorce enfin et le récit s’accélère un peu. Je ne peux même pas reconnaître avoir été tenue en haleine tout au long de cette chute dramatique qui n’en finit pas de chuter. J’ai survolé les dernières pages, pressée d’en finir avec cette ultime ligne droite. Si j’ai terminé ce livre, c’est uniquement parce qu’on me l’a offert et parce que j’espérais peut-être un dernier rebondissement un peu moins grotesque que les précédents.

Avec un peu de recul, ce livre est à mon sens l’exemple type du roman qui tire sa force de sa forme – courts chapitres, scandale amoureux, fantasmes interdits, style efficace, suspense de comptoir, revirements rocambolesques – mais qui laisse totalement tomber le fonds, le message défendu, la cohérence, la possibilité pour le lecteur de se projeter dans le récit, la véracité des émotions, la subtilité dans les sujets abordés.

Et maintenant ? Est-ce que j’ose publier ce billet incendiaire ? Avec toutes mes excuses – mea culpa maxima – Pardon ! 😦


La vérité sur l’affaire Harry Quebert – Joël Dicker
De Fallois/Poche, 2014, 863 p.
Première publication : De Fallois/L’Âge d’Homme, 2012


Challenges concernés

Lecture commune avec Jostein
Challenge Pavés 2015-2016 sur Babelio
Challenge Multi-défis sur Babelio : un livre traitant d’un secret de famille

Les morues – Titiou Lecoq

20_1575884Ce que j’aime le plus lorsque l’on m’offre un livre, ce n’est pas tant l’objet lui-même que la part d’eux-mêmes que mes amis ont choisi de partager en m’offrant le-dit livre. Ils ont beau se retourner les méninges pour deviner ce qui me ferait le plus plaisir ou conviendrait le mieux à ma situation du moment, ils ne peuvent que difficilement lutter contre leurs propres attirances littéraires. Et c’est ainsi qu’ils bousculent les habitudes, me font grogner, me déstabilisent et le plus souvent me font bien rire. En effet, si j’ai un goût prononcé pour la « littérature des profondeurs », celle-qui-extirpe-et-expose-à-tout-vent-les-âmes-désespérées-de-leurs-auteurs – devinez mon air grave et concentré un tantinet ridicule derrière l’écran – mes amis, heureusement pour moi, ont l’esprit plus léger et l’humour plus facile. Et c’est ainsi que j’ai pu expérimenter pour ma toute première fois la chick lit’ ! 😀

Les morues, premier roman de Titiou Lecoq, se lit à une vitesse démesurée pour ses 400 pages. En suivant les aventures de trois copines : une descendante de marquise, une journaliste et une barwoman, et un homme, surdoué complexé masquant son intelligence par un emploi de secrétaire qu’il a obtenu en effaçant ses diplômes de l’ENS de son CV. Bref un sacré quatuor brusquement confronté au suicide d’une amie commune, Charlotte. Titiou Lecoq nous entraîne alors dans le quotidien de ceux qui restent. Sur le ton de l’humour, elle aborde des sujets de société franchement variés, parfois graves, un peu politiques : féminisme, viol, restriction des budgets publics, et puis aussi et surtout l’amour et ses revirements, les questionnements qu’il entraîne pour des trentenaires loin d’être casés, encore adolescents, adultes par la force des choses.

Si j’ai souvent pesté contre la légèreté avec laquelle certains sujets sont abordés, contre le féminisme outrecuidant de ces demoiselles, contre le sexisme caricatural de ces messieurs, contre le style oral franchement simplifié, j’ai aussi parfois été surprise par la justesse des problèmes ciblés, finalement extrêmement proches de notre quotidien et rarement assumés. Et surtout, j’ai ris plus d’une fois devant ces personnages attendrissants, devant ces scènes qu’il fallait oser écrire, ce pas de côté par rapport à la réalité. Ni tout à fait plausible, ni complètement farfelu.

Une drôle de lecture en somme. Une jolie bousculade et un bon moment partagé !


Les morues – Titiou Lecoq
Le Livre de Poche, 2013, 408 p.


Challenge concerné

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Cartographie des nuages – David Mitchell

Il arrive parfois – rarement – qu’un film soit à la hauteur de son original littéraire. Cartographie des nuages, filmographié sous le titre Cloud Atlas, en est un bel exemple. Sa riche adaptation m’avait fortement incitée il y a plusieurs mois à me procurer le livre sans que je me résolve à l’ouvrir immédiatement. Il me semblait nécessaire d’en digérer ma première impression avant d’aller plus loin. L’intervention d’Alison et sa proposition de lecture commune m’auront permis de sortir plus rapidement qu’à l’ordinaire – je suis une adepte de l’achat compulsif de livres qui prendront ensuite la poussière pendant des lustres – ce beau pavé de mes étagères.

La tentation est forte de classer ce récit parmi les incontournables de la science-fiction : un bon tiers de l’ouvrage se déroule effectivement dans des ambiances futuriste et post-apocalyptique. Ce choix serait pourtant profondément réducteur. Cartographie des nuages est un roman choral intercalant six époques différentes du 18ème siècle (ou avant ?) au XXIIIème (ou après ? ) intimement liées entre elles par des détails narratifs presque dérisoires et pourtant lourds de sens dans la construction du récit et pour le message final que voudrait nous transmettre l’auteur. Car il ne s’agit pas d’un roman distrayant facilement compris devant la toile blanche d’un cinéma de quartier. Si le film est dense et constitue une excellent adaptation, le livre va bien au-delà . J’y ai retrouvé immédiatement cette sensation de tournis face à la multiplicité de détails significatifs proposés, il m’aura fallu patienter près d’un tiers de l’ouvrage pour enfin lâcher prise, accepter de ne pas tout saisir et me laisser embarquer dans le troisième épisode truffé d’humour que constitue L’épouvantable calvaire de Timothy Cavendish, éditeur aliéné en fin de vie. Chacune des histoires rapportées possède son style, son genre et son ambiance propre : roman historique, polar, journal, correspondance, entretien, humour, science-fiction frisant parfois la fantasy ; amours et aventures scabreuses y trouvent également leur place, enfin et surtout le Bien et le Mal sont au centre du récit insidieusement sans être pour autant imposés au devant de la scène. Le génie de David Mitchell réside aussi dans ce dernier point. Cartographie des nuages est incontestablement un roman complet témoignant du talent et de la maitrise littéraire de son auteur.

Je vous livre quelques courts extraits issus des différents épisodes du roman :


« Mis en bouteille, le mépris que Mme Wagstaff affichait à l’égard de son mari eût fourni une excellente mort-aux-rats. »

Journal de la traversée du Pacifique d’Adam Ewing


« Zedelghem

le 16 août 1931,

Sixmith,

L’été a pris un tournant sensuel : la femme d’Ayrs et moi sommes amants. Ne t’emporte pas ! L’affaire est purement charnelle. La semaine dernière, un soir, elle a pénétré dans ma chambre, poussé le verrou derrière elle, et s’est déshabillée sans mot dire. Je ne veux pas me vanter mais je m’attendais à sa visite. En fait, j’avais laissé la porte entrouverte en songeant à elle. Essaie donc, Sixmith, de faire l’amour dans un parfait silence. Si l’on se tient coi, le tapage habituel se transforme en béatitude.

Quand on ouvre à soi le corps d’une femme, toutes les confidences qu’il contient en jaillissent (tu devrais essayer toi aussi ; les femmes, j’entends). Serait-ce en rapport avec leur inaptitude aux cartes ? Après l’amour, je préfère rester allongé, immobile, mais Jocasta parlait de manière compulsive, comme pour enterrer notre grand secret sous un tas de petites confessions. »

Lettres de Zedelghem


« Bill Smoke observe Rufus Sixmith quitter sa chambre d’hôtel, puis attend cinq minutes avant d’y pénétrer. Il s’assoie sur le rebord de la baignoire, et fait craquer ses poings gantés. Nulle drogue ou expérience mystique n’est aussi puissante que changer un homme en cadavre. Cependant, l’excercice nécessite cervelle, discipline et expertise. Faute de quoi, on finit sur la chaise électrique. L’assassin caresse son Krugerrand, une pièce d’or qu’il garde en permanence au fond de sa poche. Smoke ne supporte plus d’être assujetti à sa superstition, mais il ne va pas contrarier son amulette pour se prouver qu’il a raison. »

Demi-vies, la première enquête de Luisa Rey


«  Le temple du roi des rats, l’arche du dieu de la suie. Le sphincter de Hadès. La voici, la gare de King’s Cross, où, selon Bourre-pif, une turlute ne coûte que cinq livres : pour ce faire, se rendre dans n’importe lequel des trois derniers cabinets de gauche aux toilettes des hommes du premier sous-sol ; service assuré vingt-quatre heures sur vingt-quatre. »

L’épouvantable calvaire de Timothy Cavendish


« Cette escapade vous a donc aidé à vous… débarrasser de votre lassitude ?

D’une certaine façon, oui. Cela m’a permis de comprendre que la connaissance de l’environnement d’un individu vous donne la clé de son identité. Cependant, de mon environnement – Papa Song -, j’avais perdu la clé. Je me suis surprise à vouloir retourner à mon ancien dînarium souterrain de la place Chongmyo. Je n’arrivais pas bien à expliquer pourquoi ; toujours est-il que, parfois, les pulsions restent floues et sont pourtant pressantes. »

L’oraison de Sonmi~451


« Mais j’arrivais pas à oublier c’te fille fantôme, nan, elle hantait mes rêves d’réveillé ou d’endormi. J’sentais tell’ment d’choses qu’y avait pas assez d’place pour tout. Oh, c’est pas facile d’être jeune parc’que tout c’qui vous perplexe et vous anxiète, ça vous perplexe et vous anxiète pour la première fois. »

La croisée d’Sloosha pis tout c’qu’a suivi


Recopier ces quelques extraits m’est l’occasion – autant qu’à vous – de prendre conscience de leur impressionnante diversité. Il m’est difficile de croire – pourtant j’ai lu ce livre ! – que David Mitchell est l’auteur de chacun de ces six extraits pris (presque) au hasard. Ce que j’aime décortiquer un texte sous la dictée pour en saisir la maîtrise ! Certains penseront que j’ai peut-être quelques tendances masochistes, mais il me semble qu’il n’est pas de meilleur moyen d’appréhender le style d’un auteur qu’en recopiant mot à mot un de ses écrits.

Les six univers de Cartographie des nuages ne m’ont pas tous emballée de la même manière. Cela s’explique d’avantage par mes préférences littéraires que par la qualité propre à chaque récit. Je ne suis pas une grande adepte de roman humoristique a priori, pourtant les aventures de Timothy Cavendish m’ont fait rire aux éclats, celles d’Adam Ewing ouvrant et clôturant le livre sont magnifiques et forment le ciment de l’ensemble – d’où la brièveté de l’extrait sélectionné, je préfère vous laisser le plaisir de la découverte. J’aime beaucoup la révolte de Sonmi~451, beaucoup moins les péripéties de Luisa Rey – les polars et moi, c’est compliqué… Incontestablement, en revanche, mon coup de cœur revient à La croisée d’Sloosha et tout c’qui a suivi pour le style d’abord qui n’est pas sans rappeler celui de certains passages de La horde du Contrevent, pour le personnage de Zachry aussi et surtout, pauvre bougre malmené par la vie, dans un monde dévasté, profondément humain et droit autant que possible malgré le sort que la vie lui réserve. Voilà bien l’objet du livre : les choix de comportement justes ou lâches des différents protagonistes en réaction aux vicissitudes de mondes régis par des puissants ne servant que trop rarement l’homme et bien plus souvent l’argent ou le pouvoir, et les heureuses ou déplorables conséquences de ces choix….


Cartographie des nuages – David Mitchell, traduit de l’anglais par Manuel Berri
Points, 2013, 714 p.
Première publication en français : Editions de l’Olivier, 2007
Première publication : Cloud Atlas, Hodder and Stoughton, 2004


Challenge concerné

Challenge Pavés 2015/2016 sur Babelio

Les chiens de l’aube – Anne-Catherine Blanc

La Chiquitita, c’est son nom. Celui du personnage qui m’a interpellée à l’instant même où je l’ai rencontré/vu/lu. Je suis de suite tombée amoureuse de l’avant-dernière factionnaire de la maison clause où travaille Hip Hop le narrateur des Chiens de l’aube.

La Chiquitita n’est pourtant qu’un moindre élément, un personnage secondaire parmi d’autres. Elle n’est pas le narrateur, ce vieil intendant de bordel issu d’une quelconque favela d’Amérique latine, elle n’est pas non plus cette « mère supérieure », proxénète en chef et propriétaire des lieux, elle n’est rien de ses consoeurs prostituées amères et acâriatres et non moins femmes, ni de la dernière embauchée fragile et faussement innocente. Elle n’a rien à voir non plus avec la brute épaisse, garde du corps de ces dames, et persécuteur de première ligne du brave concierge.

Les chiens de l’aube est un roman riche en personnages attachants et rebutants. Le comportement anormal de La Faena, la dernière recrue de cette maison clause latino-américaine, est le prétexte assumé pour une immersion dans les souvenirs et dans le quotidien de l’étrange tenancier au surnom instable cité précédemment, ce brave Hip Hop embrigadé (presque) malgré lui dans une enquête des plus cocasses.

Au terme de cette lecture, je vous convie chaudement à partager les jours de ce drôle de bonhomme, et à vous prendre au jeu de ce bordel de quartier aux allures d’entreprise familiale. Et parce que, dans Les chiens de l’aube, la langue compte tout autant que la narration – si ce n’est plus ! – je vous rapporte ci-dessous l’incipit du roman :

« Chez nous, les rues de la nuit appartiennent aux furtifs, aux baveux, aux électriques. Elles appartiennent aux chats pelés qui bondissent des poubelles, crachoteurs d’injures chuintantes, griffes et dents jaillies du fourreau pour défendre la pauvre arête ou la tripaille fétide qui alimentera en eux jusqu’au lendemain la petite braise de vie, étique et obstinée. Elles appartiennent aux lignes de chiens galeux, mangés de tiques, mais forts de leur nombre : masse protéiforme et grondante, capable d’attaquer l’ivrogne branlant ou de faire reculer le jouisseur clandestin filant à son plaisir, feutré, circonspect, concentré dans son effort pour noyer l’ombre qui le talonne dans l’ombre caressante des murs, un ton plus noire. »

Essayez maintenant d’imaginer, après ces quelques lignes à propos de vulgaires bêtes errantes, comment j’aurais pu tenter d’exprimer – pauvre moi – comment je-kiffe-à-donf-truc-de-ouf la si-fabuleuse-merveilleuse-délicieuse Chiquitita !! Rappelons-le celle qui n’est censée être qu’une prostituée de seconde zone, personnage d’arrière-plan du roman…


Les chiens de l’aube – Anne-Catherine Blanc
D’un noir si bleu, 2014, 348 p.


Challenge concerné
(cliquez sur l’image pour les détails)

Dead Boys – Richard Lange

Un soir, en parcourant les différents blogs de lecture que l’on peut trouver sur le net, j’ai découvert Bob ! Ou plus précisément Blog-0-Book, le marque-page des blogueurs qui veulent savoir qui lit quoi. Il s’agit d’un blog recensant les articles des blogs de lecture portant sur un même livre. Ce blog a acquis suffisamment de renommée dans le milieu pour avoir été contacté par des éditeurs qui veulent faire connaître leurs livres. Le principe est le même que Masse Critique de Babelio, j’avais déjà publié un billet à ce propos ici. Un lecteur-blogueur reçoit un livre qu’il commente ensuite librement sur son blog.

Avec Blog-O-Book, la thématique est le Festival America, et le livre que j’ai choisi est Dead Boys, un recueil de nouvelles écrites par Richard Lange et traduites par Cécile Deniard. Pour moi c’est une découverte. Je ne suis habituée ni à la littérature américaine ni aux nouvelles. Enfin j’exagères, j’ai déjà lu un recueil de Ray Bradbury, j’en parlais déjà ici. Et bien, une fois encore, Dead Boys est une très agréable surprise. Je me suis facilement laissée emporter par ces histoires de lascars vivant à Los Angeles : entre le mari braqueur dont la femme ignore tout, l’acteur raté, le toxicomane paranoïaque, etc. Des pommés, des loosers, diront certains…Des individus que l’on découvre, un envers du décor mis à jour, on se surprend à s’attacher aux personnages. L’auteur dévoile dans chaque nouvelle un morceau de vie, une étape charnière, un basculement, une transformation de ces destins apparemment fichus, minuscules, et en même temps grandioses parce qu’inconnu jusqu’alors. Les choses ont l’importance qu’on leur accorde et chacun de ces destins fictifs m’a semblé important le temps d’une lecture.

J’ai beaucoup apprécié lire les textes de Richard Lange en français et je suis maintenant curieuse de lire la version originale américaine. Encore un auteur qui me donne envie de lire l’anglais…Ce n’est pas anodin !