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La porte – Magda Szabó

51a-ehadv6l-_sx210_Connaissez-vous Emerence ?

Domestique de métier, elle a servi pendant près de 20 ans un couple d’universitaires sans enfant. D’abord froide, têtue et secrète, son comportement perturbe l’épouse – la narratrice – , et elle ne doit de conserver son poste qu’à l’efficacité et à la perfection redoutable de son travail.

Au fil des ans, une relation se noue entre les deux femmes. A travers les mots de sa narratrice, Magda Szabó retrace les non-dits, les frontières de l’intimité repoussées millimètres par millimètres, l’indicible d’une grande amitié mais aussi l’indicible d’une grande honte.

La porte m’a fait penser en bien des points à certains livres de Marlen Haushofer : Dans la mansarde, et surtout Nous avons tué Stella. On y retrouve la confession d’une femme des années 50 ou 60 vivant la plupart du temps seule chez elle pendant que le reste de la famille – l’époux et/ou les enfants – vaquent à l’extérieur. La porte se déroule dans un quasi huis clos entre la maison de la narratrice et le seuil d’Emerence ; de même les héroïnes de Marlen Haushofer sont prisonnières de leur foyer avec pour rares distractions l’intrusion d’une domestique – femme de ménage ou jeune fille au pair.

Toutefois, le style de Magda Szabó s’écarte de celui de Marlen Haushofer par l’usage de dialogues incisifs et plein d’humour échangés entre les deux principales protagonistes. Les personnages secondaires qui gravitent autour d’Emerence apportent aussi leur lot d’émotions et sans que leurs portraits ne soit aussi précis que celui d’Emerence, chacun d’entre eux marque une personnalité ambivalente jamais caricaturale et toujours touchante.

Si La porte est un roman d’une extrême sensibilité, dur, fascinant et juste, il est tout autant drôle, riche et déroutant que peut l’être Emerence.

♣♣♣

Extraits :

« Elle était un exemple pour tout le monde, elle aidait chacun, la poche de son tablier amidonné livrait des bonbons enveloppés dans du papier, des mouchoirs de toile immaculée qui s’envolaient en bruissant comme des colombes, elle était la reine de la neige, la sécurité, la première cerise de l’été, la première châtaigne sortant de sa bogue à l’automne, les citrouilles resplendissantes l’hiver, au printemps le premier bourgeons de la haie : Emerence était pure, invulnérable, elle était le meilleur de nous-mêmes, celle que nous aurions aimé être. »

♣♣♣

« – Emerence, repris-je, si cela avait été l’inverse, vous m’auriez laissé mourir ?
– Bien sûr, répondit-elle sèchement.
Ses larmes avaient cessé de couler.
– Et vous ne le regretteriez pas ?
– Non. […]Qu’est-ce que ça sait, un mort, qu’est-ce que ça voit, qu’est-ce que ça ressent ? Vous vous imaginez qu’on vous attend là-haut, et que Viola ira aussi quand il mourra, et que tout sera comme maintenant, que vous retrouverez l’appartement, que les anges emporteront votre machine à écrire et l’écritoire de votre grand-père, et que tout continuera ? Ce que vous pouvez être bête ! Quand on est mort, on se fiche de tout, un mort, c’est zéro. Comment pouvez-vous ne pas comprendre ? Vous êtes pourtant assez vieille. »


La porte – Magda Szabó
traduit du hongrois par Chantal Philippe
Le livre de poche, 2017, 347 p.
Première publication française : Viviane Hamy, 2003
Première publication : Az Ajtó, 1987


Galpa – Marcel Cohen

galpaLivre rouge. Allongé. Logo des éditions Chandeigne estampillé en relief sur la couverture. Jusqu’à la texture des pages plus douce que celle de n’importe quel autre livre. Galpa aiguise les sens avant de nourrir l’esprit.

Galpa, c’est une ville d’Inde à l’atmosphère lourde, léthargique, que l’on découvre par les yeux d’un narrateur qui s’y voudrait étranger :

Pierres désenchantées. Pierres vouées aux lentes meurtrissures, comme des femmes oubliées. Il en est de Galpa comme de toutes les villes où nous ne ployons plus l’avenir à notre amour. Les pierres s’arrogent une liberté inquiétante. Elles éloignent d’elles les caresses, les rumeurs, avec une rage croissante à mesure que gagne le silence, et les cris même, quand il arrive qu’un enfant s’égare dans les maisons éteintes, elles les travaillent jusqu’à les rendre méconnaissables.

Galpa c’est aussi une ville où l’on trouve un palais délabré au plafond duquel s’étend une fissure digne de Damoclès :

Comment s’accommoder de la fissure ? Comment ruser avec elle ? C’est là tout mon problème. J’ai beau me dire que je suis étranger à Galpa, que l’Inde même ne m’est qu’un malaise passager, je ne parviens pas à me leurrer tout à fait. Qui peut dire qu’il n’est pas concerné par le travail des saisons, des pluies ? Qui n’a lu, au moins une fois, l’éternité à livre ouvert ?
La fissure est un cri dans le crépuscule. Si nous la quittons elle nous rattrape, si nous la fixons elle nous dévore. Je la ressens comme une angoisse au creux de l’estomac. Cette angoisse est récente. Elle me laisse pantois. Ce n’est pas tant la menace qu’elle laisse planer qui me frappe, mais mon incapacité à résoudre ce problème comme tous les autres.

Galpa, c’est une immense métaphore à lire et relire aussitôt.


Galpa – Marcel Cohen
Chandeigne, 1993, 97 p.
Première publication : Seuil, 1969


 

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Le garçon – Marcus Malte #MRL16

LeVieuxJardinAW+Ce livre m’a impressionnée et fortement renvoyée aux grands classiques du XIXe siècle. Par sa forme, notamment, en nous invitant à suivre l’évolution d’un personnage central, de son enfance à sa mort. J’ai pensé assez rapidement à L’éducation sentimentale d’un certain Flaubert pour la dimension initiatique, mais aussi et surtout à L’homme qui rit de Victor Hugo, œuvre majeure de ma vie de lectrice. Les échos sont nombreux entre l’enfant trouvé et déformé que l’on nommera Gwynplaine et le garçon sans voix de Marcus Malte, entre Ursus et Brabek, entre Homo et le cheval, entre les amours quasi incestueux des uns des autres, et puis Mazeppa… Plus j’y pense, plus la liste des similitudes s’allonge. Face à ce monument littéraire, Le garçon revêt une identité propre, moderne, en intégrant à la fois les codes des classiques du 19e siècle en commençant par ceux du libertinage, et les maux du XXème, la guerre, l’absurde, l’errance. Jusqu’au mythe de Sisyphe brillamment remis au goût du jour.

Je me sens toute petite et stupide à trop vouloir vous transmettre ce que j’aime de ce roman : à la fois son étonnante cohérence, sa complétude et l’immense variété des styles, des genres littéraires et des sujets abordés, et cette profonde humanité du garçon sans nom et surtout sans voix, qui a aucun moment ne semble en capacité d’exprimer lui-même ce qu’il vit. Le garçon renvoie aussi à ce qu’il reste de l’homme lorsqu’il est privé d’expression verbale.

Une lecture commune avec : Hélène,  Noukette, Asphodèle.

D’autres avis : Yvan, ClaudiaLucia, Zazy, Kathel, Pr Platypus, Yv, LiliGalipette


Le garçon – Marcus Malte
Zulma, 2016, 534 p.


Challenges concernés

#Matchs de la Rentrée Littéraire 2016

Challenge Multi-défis 2016 : Un livre pioché au hasard dans votre PAL

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Et tout ce qui reste est pour toi – Xu Xing

60128_couverture_hres_0C’est par un article sur le cinéma que j’en suis venue à découvrir Xu Xing. Réalisateur de films documentaires depuis une large décennie, l’artiste a préalablement fait ses preuves en tant qu’écrivain, à tel point qu’il serait considéré comme le « père spirituel » de la jeunesse chinoise, si j’en crois son éditeur français. L’autre argument – futile à l’extrême – en faveur de Xu Xing est la terrible lettre X du challenge ABC, défi relevé !

Et tout ce qui reste est pour toi se présente comme un récit de voyage improvisé de Pékin à Berlin en passant par le Tibet. L’occasion pour le narrateur fauché de multiplier les rencontres aussi improbables que fâcheuses, voire dangereuses. Malgré le grand sens de l’ironie de l’auteur qui m’a fait sourire plus d’une fois, je suis souvent restée assez distante. La forme du récit de voyage ne me convient pas toujours, et il est très difficile de la renouveler avec succès. Pourtant, les dernières pages redressent à mon sens largement l’ensemble. De récit de voyage non-initiatique, le roman prend la tournure d’une très belle histoire d’amitié et d’un témoignage à la fois sarcastique et réaliste de l’exil.

Ces quelques lignes devraient vous donner une idée du style et de l’ambiance du livre :

Tôt le lendemain, le jeune type qui ne décolérait pas est venu me trouver pour me demander d’un air embarrassé si je voulais bien écrire une lettre à l’intention de sa lointaine fiancée au Sichuan. En un tour de plume, m’inspirant d’un échange entre Kafka et Felice, je lui en ai rédigé une : « Tout va bien pour moi, j’ai seize enfants de huit femmes différentes. Trois sont aveugles, sept sont muets et six complètement sourds. Ils sont tous encore plus laids que moi, épouse vite quelqu’un d’autre ! Si tu y tiens, trouve-toi quelqu’un comme James Bond, ne m’attends pas, ne t’occupe pas de moi, j’ai bien peur de ne jamais revenir vivant. » Après quoi je me suis empressé de prendre congé, je n’allais pas attendre la réponse !

Si vous connaissez l’auteur, ses livres ou ses films, n’hésitez pas à partager votre point de vue par mail ou au bas de ce billet. 😉


Et tout ce qui reste est pour toi – Xu Xing
Traduit du chinois par Sylvie Gentil
Editions de l’Olivier, 2003, 217 p.
Titre original : Shengxia de dou shuyu ni, 2003


Challenges concernés 

Challenge Multi-Défis 2016 : un livre dont le titre ne comporte pas d’article

 

 

 

Mémoires d’une jeune fille rangée – Simone de Beauvoir

9782070355525fsJe remonte la piste « Didier Eribon » et me voilà plongée dans cette étrange autobiographie, bien loin de mes préoccupations premières. Mémoires d’une jeune fille rangée retrace les premières années de la philosophe Simone de Beauvoir de la naissance à sa rencontre avec Jean-Paul Sartre.

Avant toute chose je suis frappée par le rythme, extrêmement régulier, et par le style que je qualifierais de distingué, à l’image de la jeune fille décrite. Je suis entrée dans le récit sans aucun à priori, ignorante de la vie de l’auteur. Je sais par ailleurs que ce livre a marqué nombre de lectrices. Le rapport de Simone de Beauvoir à la littérature et à la philosophie, son indépendance d’esprit dans un cadre social et familial étriqué, ses choix amicaux, ses questionnements sur le mariage et les études, son ennui, interpellent. Cela dit, je n’ai pu me défaire de l’idée tout au long de ma lecture que j’avais sérieusement affaire à des problèmes de petite bourgeoise, certes bien réels mais pour lesquels ils m’étaient bien difficiles de me sentir concernée. Sans cesse, j’ai attendu la révolte, les cris, une réponse au carcan qui s’impose par cette indéniable régularité du rythme, en vain semble-t-il. Quoique les limites soient en permanence repoussées discrètement et presque naturellement, l’explosion ne se produit pas et ma patience est mise à rude épreuve. Je reste sur ma faim, interpellée mais inassouvie.


Mémoires d’une jeune fille rangée – Simone de Beauvoir
Folio, 2008, 473 p.
Première publication : Gallimard, 1958


Challenges concernés

Challenge Multi-défis : un livre dont l’action se déroule dans le passé

Les braises – Sándor Márai

9782226076281gIl est de ces livres qui vous font dire « voilà pourquoi je lis ». Pour des centaines de romans ratés, une seule lecture comme celle-ci vous fait penser que vous n’avez pas perdu votre temps. Si les livres « ne contiennent que des mots et des mots et non pas la vérité » – pour reprendre Sándor Márai – Les braises pourrait bien avoir la prétention de faire exception à la règle. Rien de moins.

Je devais lire ce roman hongrois dans le cadre d’une lecture commune pour le challenge Lire le monde et j’ai pris du retard… beaucoup trop ! Les braises est un huis clos autour de l’âtre d’un château du siècle dernier entre deux amis d’enfance déjà âgés qui se retrouvent après des décennies de séparation. Leur conversation acerbe s’étale tout au long de la nuit, dévoilant progressivement au lecteur les nœuds et les rouages d’une relation dense et complexe que les années d’absence n’ont pas appauvrie. Entre amour et trahison, les deux hommes en viennent à définir leur vision de l’amitié au sens le plus noble du terme. Sándor Márai, à mes yeux, réussit à mettre en scène et en mot le sens de l’existence tel qu’il se révèle pour ses deux protagonistes, jusqu’à lui conférer un caractère universel. Ce récit m’a profondément marquée et m’amène à réfléchir intimement à la profondeur des relations que je peux nouer dans ma propre vie. Il m’ouvre des perspectives et m’invite à questionner d’éventuelles rancœurs ou trahisons, à revoir ma notion de fidélité ou de culpabilité. Les braises est une lecture extrêmement riche et pleine de sens qui offre au lecteur une réflexion approfondie sur toutes les émotions qui traversent un homme, à l’échelle d’une vie.

Je vous livre un extrait que j’espère suffisamment significatif :

« – Mon père estimait encore que l’on devait l’amitié comme un service. L’ami, pas plus que l’amant, n’a le droit d’exiger la récompense de ses sentiments… il ne devrait pas considérer comme surnaturel l’être choisi mais, connaissant les défauts de celui-ci, il devrait l’accepter avec ses défauts et toutes les conséquences de ces défauts. Ce serait l’idéal… et je me demande souvent si dans cet idéal, il vaudrait la peine d’être un homme et de vivre ? […]

Je me suis demandé si un ami qui nous a déçu, parce qu’il n’était pas un véritable ami, doit être blâmé pour son caractère ou pour son manque de caractère ? A quoi sert une amitié dans laquelle nous n’apprécions réciproquement que la vertu, la fidélité et la constance ? N’est-il pas notre devoir de rester aux côtés aussi bien de l’ami infidèle que du fidèle, prêt à nous sacrifier ? […]

Je me suis souvent demandé si la véritable essence de tous les liens humains n’est pas le désintéressement qui n’attend ni ne veut rien, mais absolument rien de l’autre et qui réclame d’autant moins qu’il donne d’avantage. Lorsque l’on fait don de ce bien suprême qu’un homme peut donner à un autre homme, je veux dire la confiance absolue et passionnée, et lorsqu’on doit constater que l’on n’est payé que d’infidélité et de bassesse… a-t-on le droit d’être blessé et de crier vengeance ? […]

Mais celui qui est offensé et veut se venger, l’homme déçu, trompé et abandonné, était-il vraiment un ami ? … Vois-tu, ce sont les questions auxquelles je me suis efforcé de répondre quand je suis resté seul. La solitude ne m’a naturellement pas apporté de réponse. »


Les braises – Sándor Márai
traduit du hongrois par Marcelle et Georges Régnier
Albin Michel, 1995, 190 p.
Première traduction française : Buchet/Chastel – Corrêa, 1958
Edition originale : A gyertyák csonkig égnek, 1942


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 : un livre qui m’a marquée

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Nos mémoires apprivoisées – Valérie Cohen

51e8jx7gohl-_sx195_Le mois belge bat toujours son plein et je suis dans les temps pour vous parler de ce titre de Valérie Cohen, offert par Cyve il y a plus d’un an maintenant… Visiblement, elle s’acharne, elle aussi, pour faire circuler la culture belge au-delà de ses frontières ! 😉

Nos mémoires apprivoisées est le récit d’une rencontre improbable et fructueuse entre un vieux grincheux solitaire, sa journaliste de fille Claire, et la mystérieuse Audrey fraîchement sacrée miss Sans Domicile Fixe quelques mois après sa fuite du foyer familial. Adepte fervente des Témoins de Jéhovah, la mère de la jeune fille en a oublié le bien-être de ses enfants et leur a fait subir le pire. Le défi de rendre cohérent un tel micmac romanesque était extrêmement risqué, me semblait-il, il est pourtant savamment relevé ! Valérie Cohen sait manifestement allier le style et la construction littéraire pour permettre au lecteur d’effeuiller progressivement les carapaces bien accrochées de ses tendres personnages aux vies bousculées.

A son rythme, avec ses hésitations, ses blocages et ses élans de confiance, la rencontre se crée entre les protagonistes et prend tout son sens à l’échelle des destins individuels puis de la grande histoire en abordant le sujet sensible de la Shoah. L’ensemble, relativement scolaire, échappe toutefois aux jugements trop manichéens.

Une belle découverte en territoires belge et niçois !


Nos mémoires apprivoisées – Valérie Cohen
Editions Luce Wilquin, 2012, 190 p.


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 : un livre reçu pour un anniversaire

Terre des hommes – Antoine de Saint-Exupéry

ro90025119Ce livre m’a été prêté peu après ma re-découverte en version audio du Petit Prince, il m’a été présenté par l’ami qui me l’a mis entre les mains comme l’un des livres les plus marquants qu’il ait lu – avec Le petit Prince et Vol de nuit du même auteur – et pour cause, l’exemplaire que je tiens entre les mains est sérieusement endommagé, couverture arrachée, tachée, pliée, coiffes déchirée, pages détachées et ré-assemblées en désordre – j’ai découvert la préface en lisant les derniers pages du récit – preuves que l’ouvrage a vécu, a été lu, et relu, traîné, dévoré avec empressement, vendu, acheté, prêté, disparu, retrouvé un nombre incalculable de fois depuis qu’il est sorti des presses de l’imprimerie Bussière en 1978. Un livre plus vieux que moi, un livre comme je les aime.

Terre des hommes rapporte les aventures de leur auteur, du temps où il était aviateur pour l’Aéropostale, ses premiers vols avec leur lot de craintes et d’adrénaline, le récit des expériences de quelques collègues précurseurs survolant pour la première fois la cordillère des Andes en un temps où piloter un avion relevait encore d’un exploit. On retrouve dans Terre des hommes la prose extrêmement poétique d’Antoine de Saint-Exupéry, perdu dans les étoiles, à court de carburant, aux frontières de la mort et pourtant débordant de vie :

« Ce message émanait du représentant de l’Etat, à l’aéroport de Casablanca ; Et je lus : « Monsieur Saint-Exupéry, je me vois obligé de demander, pour vous, sanction à Paris, vous avez viré trop près des hangars au départ de Casablanca. » Il était vrai que j’avais viré trop près des hangars. Il était vrai aussi que cet homme faisait son métier en se fâchant. J’eusse subit ce reproche avec humilité dans un bureau d’aéroport. Mais il nous joignait là où il n’avait pas à nous joindre. Il détonnait parmi ces trop rares étoiles, ce lit de brume, ce goût menaçant de la mer. Nous tenions en main nos destinées, celle du courrier et celle de notre navire, nous avions bien du mal à gouverner pour vivre, et cet homme-là purgeait contre nous sa petite rancune. Mais, loin d’être irrités nous éprouvâmes, Néri et moi, une vaste et soudaine jubilation. Ici, nous étions les maîtres, il nous le faisait découvrir. Il n’avait donc pas vu, à nos manches, ce caporal, que nous étions passés capitaines ? Il nous dérangeait dans notre songe, quand nous faisions gravement les cent pas de la Grande Ourse au Sagittaire, quand la seule affaire à notre échelle, et qui pût nous préoccuper, était cette trahison de la lune… ».

Les extraits de ce type sont extrêmement fréquents tout au long du récit. Oscillant entre la vie et la mort, ressuscitant chaque fois face aux limites du désespoir, Terre des hommes est un puits de jouvence au milieu du désert, entraînant son lecteur sur les pas du célèbre aviateur, avec humilité, confiance et amitié. Ce récit semble témoigner du meilleur de ce que l’homme est capable d’offrir, il souligne – s’il en était encore besoin – la grandeur d’âme de l’auteur du Petit Prince.

A lire, et à relire… J’ai hâte de parcourir Vol de nuit.


Terre des hommes – Antoine de Saint-Exupéry
Folio, 1978, 185 p.
Première publication : Gallimard, 1939


Challenge concerné

Challenge Multi-défis 2016 : Un livre découvert sur l’île déserte d’un ami Babelio 

Les sentinelles des blés – Chi Li

u9782330051228Les sentinelles des blés, c’est l’histoire de Mingli, une mère de famille chinoise qui décide un matin de ne pas aller travailler, allant à l’encontre de l’avis de son mari, afin de partir à Pékin retrouver sa fille adoptive, Rongrong, dont elle est sans nouvelle depuis trois mois :

« Hier, on n’en était encore qu’à un peu plus de deux mois. Et depuis il ne s’est écoulé que quelques heures. Ça n’a pas tout changé quand même ? – Mais si […]. Il y a pour tout un seuil critique au-delà duquel tout changement quantitatif provoque un changement qualitatif. Trois mois, ce ne sont pas seulement deux mois et quelques jours. »

Surtout, ce récit à la première personne, vu sans cesse du point de vue interne de Mingli, rapporte le quotidien et les pensées d’une femme hypersensible et prisonnière d’une société patriarcale et d’un époux qui ne veut rien entendre à toute réflexion qui ne reposerait pas sur un raisonnement exclusivement cartésien. Dans Les sentinelles des blés, le lecteur découvre les intuitions à priori absurdes à l’origine des réactions impulsives de Mingli, il comprend toutes les émotions qui traversent le personnage principal, ses peurs et angoisses irraisonnés, tout le passé aussi qui la constitue, dont ses souvenirs d’enfance avec la mère biologique de Rongrong.

En prenant la décision de partir seule pour Pékin, Mingli s’offre une parenthèse de liberté dans sa vie parfaitement chronométrée, elle rencontre ceux qui font la vie de sa fille adoptive et se confronte à d’autres modes de fonctionnement. Elle se dépasse elle-même et dépasse le cadre établi autour d’elle par sa famille ou son employeur.

En lisant ce livre, j’ai d’abord eu le sentiment d’une lecture légère et rafraîchissante, simple dans sa construction, un bon moment… Mais plus j’y repense pour écrire ce billet, plus je perçois toute la sensibilité et la démarche de Mingli, extraordinaire dans son quotidien invisible, plus je prends conscience de la révolution intérieure décrite tout au long du roman.

Les sentinelles des blés est ma première approche de l’auteur chinoise Chi Li mais j’y reviendrai très certainement lorsque le besoin d’une lecture apaisée se fera ressentir.


Les sentinelles des blés – Chi Li
roman traduit du chinois par Angel Pino et Shao Baoqing
Babel, 2015, 157 p.
Première traduction française : Actes Sud, 2008
Première publication : Kanmainiang, Revue Dajia, 2001


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 : un livre avec un végétal dans le titre

Le piano oriental – Zeina Abirached

Cher Destinataire,

Te souviens-tu de mes petites emplettes de novembre ? Je t’y faisais part d’un cadeau de mon amie Kamila, Le piano oriental de Zeina Abirached, une bande dessinée sur le thème des relations entre l’Orient et l’Occident, plutôt bien choisie je dois l’avouer. Le sujet m’intéresse depuis près d’une dizaine d’années (déjà !), et je n’y connais pas grand chose en bande dessinée mais je suis toujours extrêmement curieuse d’en découvrir d’avantage. Ce volume n’est pas sans rappeler ceux de Marjane Satrapi que j’adore. J’ai lu Persépolis il y a quelques années (en 2006 ou 2007 peut-être ? ) et je te parlais de Poulet aux prunes dans ce précédent billet. Avec Zeina Abirached, je retrouve ce même tracé grossier en noir et blanc, le quotidien d’une famille orientale iranienne pour l’une, libanaise pour l’autre, et ce trait d’humour présent chez les deux femmes. La musique évidemment est une thématique centrale des deux auteurs.

Abdallah Kamanja, personnage largement inspiré de la vie d’Abdallah Chahine, véritable pianiste libanais des années 50, arrière grand-père de la narratrice, est passionné de musique. Il a hérité du piano de son grand-oncle et cherche le moyen de l’utiliser pour jouer des airs orientaux imposant l’utilisation du quart de ton. Or, le piano ne permet au mieux d’exécuter que des demi-tons. Toute la vie d’Abdallah est organisée autour de cette réflexion. Le roman en devient une biographie de ce drôle de personnage, l’auteur dresse un portrait de ses amis Ernest et surtout Victor, de sa femme Odette ; le lecteur suit Abdallah jusqu’à Vienne, carrefour incontournable de tout orientaliste occidental ou de tout oriental souhaitant commercer avec l’Occident, en l’occurence pour y vendre un piano. Le récit de la vie d’Abdallah Kamanja s’entrecroise avec celui de son arrière petite fille, Zeina Abirached elle-même, elle y exprime sa passion pour la langue française et la langue arabe et se positionne à son tour en pivot entre deux cultures, en individu inextricablement pétri d’une double identité française et libanaise. La critique de nos préjugés par Zeina Abirached est extrêmement fine et drôle.

Surtout, Le piano oriental est probablement l’un des premiers romans graphiques que je lis qui m’impose une attention soutenue à l’image, par la variété des formats proposés d’abord : vignettes, pages simples, double page, voire pages dépliantes ; par le comique de répétition de certaines actions : les cent pas d’Abdallah en quête d’une solution pour son intervalle d’un quart de ton ; par la dimension ludique de certaines vignettes : chercher les quatre différences entre les deux frères Victor et Ernest ; par l’absence de texte parfois : je pense à cette série de vignettes montrant la table dressée du petit déjeuner que prennent Abdallah et Odette, en quelques coups de crayon l’auteur dresse l’état d’esprit des deux personnages par la simple représentation de deux tasses de café et d’un pot de sucre. Aussi, Le piano oriental est une bande dessinée extrêmement sonore, l’auteur use et abuse des onomatopées en tout genre, au point d’offrir une lecture quasi musicale. La différence de caractère entre Abdallah et Victor est très précisément définie sur une portée musicale à l’aide de deux portraits de poisson, d’un « pôh » et de quelques « pi ». Quand j’y repense… c’est sublime !

Une simple inversion du blanc et du noir sans cesse mêlés suffit à avertir le lecteur du contexte de l’histoire : s’agit-il de la vie d’Abadallah ou de la jeune Zeina ? Les exemples témoignant de la maitrise technique de l’auteur foisonnent et sont à chaque page plus délicieux les uns que les autres ! Zeina Abirached réussit en un seul ouvrage à rassembler de manière très poétique les arts littéraire, musical et pictural. Elle communique dans la foulée un message extrêmement riche de tolérance et de pédagogie en détruisant de nombreux préjugés et en témoignant d’une identité culturelle double et assumée, sereine, loin des discours résistants ou vindicatifs.

Le piano oriental est une pure merveille que je pépite immédiatement chez Galéa, et Zeina Abirached est une dessinatrice que je compte bien suivre régulièrement !

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Le piano oriental – Zeina Abirached
Casterman, 2015, 211 p.


Challenges et non-challenge concernés