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A Milena – Franz Kafka

64451755_13088090J’ai voulu lire les lettres de Franz Kafka à Milena pour connaître Milena. Mais la tâche ne fut pas si simple. A l’instar des Lettres à Felice, on y découvre un Kafka bien plus préoccupé par l’image qu’il se fait de sa correspondante que par la correspondante elle-même. Il dresse ici le portrait d’une Milena idéalisée et le reconnaît lui-même. Si l’aventure est moins perverse – j’ose le mot – qu’avec Felice, l’ambiguïté de cette correspondance est flagrante. Franz Kafka ne s’adresse qu’à lui-même et à ses propres fantômes.

J’ai choisi tout de même de mener à son terme cette lecture fastidieuse. Je me souviens par ailleurs d’abominables lettres à Felice, et de cette sensation magnétique, ce besoin – pervers aussi ? – de lire un discours qui me débectait sans comprendre le fondement de ce besoin. Je me souviens, quelques semaines après avoir refermé le deuxième volume des Lettres à Felice, d’une impression très marquée et marquante d’être entrée dans un univers obsessionnel qui me rappelait fortement Le château ou La métamorphose – qu’est-ce que cet homme qui tel un cafard rampe sous les portes des chambres des demoiselles pour les regarder écrire dans leur dos ? – et l’impression était dix fois plus vive à la lecture de ces lettres qu’à la lecture des romans. J’ai donc mené à son terme la lecture des lettres à Milena et je ne le regrette pas. J’y ai trouvé mon compte sur l’interlocutrice. Le volume des éditions Nous se clôt par la rubrique nécrologique de Franz Kafka rédigée par Milena elle-même. Elle y dresse un portrait de l’écrivain saisissant. Elle n’a visiblement pas lu les lettres qu’elle a reçues de la même manière que moi. Elle les a reçues entrecoupées de rencontres bien réelles avec Kafka, elle les a accompagnées de lectures et de son travail de traduction en tchèque des œuvres fictionnelles de Franz Kafka. Sans s’attacher aux névroses de l’homme, elle a été capable d’en saisir et retenir le meilleur. A tel point que j’en ai regretté de ne pas pouvoir lire finalement les réponses à ces lettres qui s’étalent sur près de 3 ans. Les réponses de Milena s’adressaient très certainement à Franz Kafka-le-vrai et non à un Autre idéalisé, elle connaissait son interlocuteur et accordait une grande importance à la sincérité de leur relation… à moins que la lectrice que je suis ai retrouvé son propre idéal de Kafka dans l’écrit de Milena Jesenská et s’en trouve immensément et maladroitement rassurée.


A Milena – Franz Kafka
traduction de l’allemand et introduction par Robert Kahn
Nous, 2015, 320 p.


 

Merano, 15 juin 1920, mardi

Mardi

Ce matin tôt j’ai de nouveau rêvé de toi. Nous étions assis l’un à côté de l’autre et tu me repoussais, pas méchamment, aimablement. J’étais très malheureux. Pas d’être repoussé, mais à cause de moi, qui te traitais comme n’importe quelle femme muette et n’entendais pas la voix qui sortait de toi et me parlait précisément à moi. A moins peut-être que je l’aie bien entendue, mais je n’ai pas pu lui répondre. Je m’en allais plus desespéré que dans le premier rêve.

Il me revient à l’esprit ce que j’ai lu un jour chez quelqu’un : « Ma bien-aimée est une colonne de feu, qui parcourt la terre. En ce moment, elle me tient enlacé. Elle ne conduit pas ceux qu’elle enlace, mais ceux qui la voient. »

Ton

(Voilà que je perds même le nom, il s’est raccourci de plus en plus et maintenant il est devenu : ton )

♣♣♣

Prague 31 juillet 1920, samedi

Samedi, plus tard

De quelque façon que l’on retourne ta lettre d’aujourd’hui, ta chère lettre fidèle gaie, une promesse de bonheur, c’est tout de même une lettre de « sauveur ». Milena parmi les sauveurs ! (si j’en faisais partie aussi, serait-elle alors déjà avec moi ? Non, alors sûrement pas) Milena parmi les sauveurs, elle qui fait dans son propre corps l’expérience continuelle que l’on ne peut sauver l’autre que par son être et par rien d’autre. Et voilà qu’elle m’a déjà sauvé par son être et qu’elle essaye maintenant a posteriori avec d’autres moyens infiniment plus petits. Quand quelqu’un sauve un autre de la noyade, c’est naturellement une très grande action, mais quand après cela il lui offre en plus un abonnement à des cours de natation, quel sens cela a-t-il ? Pourquoi le sauveur joue-t-il la facilité, pourquoi ne veut-il pas toujours continuer à sauver l’autre par son être, son être-là toujours disponible, pourquoi veut-il renvoyerla tâche à des maîtres nageurs et à des hôteliers de Davos ? Et d’ailleurs, je pèse déjà 55,40 ! Et comment pourrais-je m’envoler, si nous nous tenons par la main ? Et si nous nous envolons tous les deux, qu’est-ce que cela fait alors ? Et de plus – c’est la pensée de base de ce qui précèse – je ne partirai plus jamais si loin de toi. Je viens juste de quitter les chambres plombées de Merano.

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Prague, 18, 19, 20 septembre 1920, samedi, dimanche et lundi

Samedi soir

Je n’ai pas encore reçu la lettre jaune, je la renverrai sans l’avoir ouverte.
S’il n’était pas bon d’arrêter maintenant de nous écrire c’est que je devrais me tromper effroyablement. Mais je ne me trompe pas Milena.
Je ne veux pas parler de Toi, non pas que cela ne me concerne pas, cela me concerne, mais je ne veux pas en parler.
Donc à propos de moi seulement : ce que Tu est pour moi Milena ce que Tu es pour moi au-delà de ce monde dans lequel nous vivons, cela, sur les lambeaux de papiers que je t’ai écrits tous les jours, cela ne s’y trouve pas. Ces lettres, telles qu’elles sont, n’aident à rien d’autres qu’à tourmenter, et si elles ne tourmentent pas, alors c’est encore pire. Elles n’aident à rien qu’à produite un jour de Gmünd, qu’à produire des incompréhensions, de la honte, une honte presque inaltérable. Je veux te voir aussi nettement que la première fois dans la rue, mais les lettres me distraient plus que toute la Lerchenfelderstrasse avec tout son bruit.
Mais cela n’est même pas décisif, ce qui est décisif c’est mon impuissance croissante, à cause des lettres, à surmonter les lettres, impuissance aussi bien par rapport à Toi qu’à moi – 1000 lettres de Toi et 1000 souhaits de moi ne me contrediront pas – et ce qui est décisif (peut-être à cause de cette impuissance, mais toutes les raisons sont ici dans l’obscurité) c’est la forte et irrésistible voix, littéralement ta voix, qui me somme de me taire.
Et voilà que tout ce qui te concerne est encore non-dit, cela se trouve il est vrai le plus souvent dans tes lettres (peut-être aussi dans la jaune ou plus exactement : dans le télégramme par lequel tu me demandes le renvoi de la lettre, à bon droit bien sûr) souvent dans ces passages que je crains, que je fuis comme le diable fuit le lien consacré.

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Prague, fin mars ou début mai 1922

Voilà si longtemps que je ne vous ai pas écrit, Madame Milena, et même aujourd’hui je n’écris qu’à la suite d’un hasard. Je n’aurais en fait pas à m’excuser de ne pas vous avoir écrit, vous savez bien à quel point je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie, – ce qui ne veut pas dire que je me plains, mais que je veux faire une constatation dans l’intérêt général – vient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Les êtres humains ne m’ont presque jamais trompé, mais les lettres toujours, et, en fait, pas celles des autres mais les miennes. Dans mon cas, c’est un malheur particulier, dont je ne veux pas parler davantage, mais aussi en même temps un malheur général. La facilité de l’écriture des lettres – d’un point de vue simplement théorique – doit avoir causé une effroyable désagrégation des âmes dans le monde. C’est une fréquentation des fanntômes et, pas seulement du fantôme du destinataire mais aussi de son propre fantôme, qui se développe sous la main dans la lettre qu’on écrit, ou même dans une suite de lettres, quand une lettre durcit l’autre et peut la faire témoigner. Comment a-t-on pu en arriver à penser que les êtres humains pourraient se fréquenter grâce aux lettres ! On peut penser à quelqu’un d’éloigné et on peut saisir quelqu’un de proche, tout le reste est hors du pouvoir de l’être humain. Mais écrire des lettres, cela signifie se dénuder devant les fantômes, ce qu’ils attendent avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, mais les fantômes les boivent sur le chemin jusqu’à la dernière goutte. Grâce à cette riche nourriture, ils se multiplient incroyablement. L’humanité le sent et lutte contre cela, et pour exclure le plus possible le fantomatique d’entre les êtres humains, pour atteindre la fréquentation naturelle, la paix des âmes, elle a inventé le train, l’auto, l’aéroplane, mais cela ne sert plus à rien, ce sont visiblement des inventions qui ont été faites dès la chute, l’adversaire est beaucoup plus calme et plus fort, il a inventé après la poste le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les fantômes ne mourront pas de faim, mais nous serons anéantis. […]

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Propos de Milena rapportés par Kafka :

« Pourquoi les êtres humains ne se promettent-ils pas qu’ils ne se crieront pas dessus lorsque le rôti sera trop brûlé »

« Pourquoi ne se promettent-ils pas de se laisser l’un à l’autre la liberté du silence, la liberté de la solitude, la liberté de l’espace ouvert? »

« Ou bien affronter son destin… avec humilité… ou bien chercher son destin…

– … la foi est nécessaire pour chercher ! »

Le Château – Franz Kafka

Voilà bien des mois que Le château siégeait au sommet d’une pile de livres à lire gigantesque et vacillante. Encore une fois, le challenge ABC Critiques est l’occasion de le remettre à portée de main.

L’histoire débute lorsque un arpenteur – que l’on qualifierait de nos jours de topographe ou de géomètre – nommé ici simplement K. – à l’image d’un certain Joseph K., personnage principal du Procès – débarque au « village », tard, un soir d’hiver. Il choisit de passer la nuit dans une auberge et d’attendre le lendemain pour se rendre au château où il a rendez-vous, croit-il, pour sa prise de fonction. Débute alors pour lui un enchainement d’évènements tous plus absurdes les uns que les autres.

Avec ce roman inachevé, publié en 1926 à titre posthume par le philosophe Max Brod, proche de l’auteur, je me retrouve à nouveau plongée dans ces ambiances typiques de Kafka. Absurdité, vacuité de l’existence, répétitions incessantes et infernales de faits similaires, acharnement vain, tentative échouée de rébellion, renoncement parfois, paranoïa aussi : tel est le lot de l’arpenteur.

Les quelques cinq cents pages du roman ne relatent finalement que quelques jours de l’existence de K. Cette contraction du temps, loin de l’accélérer, au contraire, semble le ralentir à l’extrême. En quelques heures des processus qui s’étaleraient sur plusieurs années dans une vie « normale » sont acquis et intégrés par les personnages comme des faits établis : les fiançailles de l’arpenteur en sont l’exemple le plus frappant.

Ce roman propose plusieurs niveaux de lecture et je ne sais pas toujours où me situer. Les personnages semblent tour à tour prisonniers d’eux-mêmes et de leurs propres pensées, incapables ou si peu de communiquer réellement et sincèrement entre eux, ou soumis à une autorité supérieure et indéfinie, celle du château. Pourtant, paradoxalement, si le château est au centre du roman et influence tous les faits et gestes des villageois, jamais la relation n’est véritablement établie avec lui ou ses employés. Masse imposante et informe, à qui ou à quoi puis-je identifier ce château ? A mon propre esprit auto-censuré ? Au « système », à la société ou à toute forme d’autorité politique extérieure à moi et qui viendrait contraindre mes choix ? La question du choix est centrale : absence de choix ou mauvais choix sont fréquents dans la vie des différents personnages. Y-a-t-il seulement un bon choix possible ?

De manière récurrente, je me suis demandée pourquoi l’arpenteur ne quittait pas les lieux tout simplement. Pourquoi ne continue-t-il pas sa route vers d’autres contrées plus heureuses ? Plusieurs réponses sont apportées, l’arpenteur se justifie de rester pour sa fiancée, pour l’emploi qui lui est promis, mais aucune ne me convainc réellement, contribuant à renforcer ce sentiment de réflexions en vase clos et de barrières imposées par une autorité créée de toutes pièces par ceux qui la subissent.

Je pourrais continuer longtemps cette liste de questions. Une fois de plus, Kafka décrit à merveille l’absurdité de notre condition humaine sans jamais la résoudre. Il met en évidence les constructions mentales erronées de l’individu retranché sur lui-même. Il démontre la vacuité de ses sursauts de rébellion voués à l’échec en vue d’accéder à un idéal abstrait et sans doute inexistant. Il me laisse avec mes interrogations et m’invite, vainement sans doute, à le lire et le relire encore, à travers son journal, ses correspondances, romans et nouvelles, en quête d’une réponse intime qu’il ne m’offrira pas. Car c’est bien à moi, et au lecteur intimement, que Kafka s’adresse avec toute l’implacable et froide distance dont il sait faire preuve.

… Olivetti, Moulinex, Chaffoteaux et Maury – Quim Monzó

J’aurais également pu intitulé cet article « De ces livres que l’on trouve sur un banc », puisque c’est bien sur un banc de la Cité Internationale, un jour de « lâcher de livres » massif que j’ai trouvé ce livre. Ceux d’entre vous qui connaissent l’IFLA comprendront peut-être de quoi je parle (sinon ça n’a pas d’importance).

Pour un livre déniché par hasard, je dois admettre que je suis particulièrement bien tombée. Une fois débarrassée de son autocollant publicitaire, j’ai pu découvrir une belle couverture aux motifs colorés. « Motifs », c’est d’ailleurs le titre de la collection à laquelle appartient cette édition de … Olivetti, Moulinex, Chaffoteaux et Maury , datée de 1994 et publiée par le Serpent à plumes, maison d’édition regrettée pour la qualité de ses publications – dixit mon libraire ! La version originale et catalane date, quant à elle, de 1980.

J’ai donc la chance de tenir entre les mains un exemplaire d’un recueil de nouvelles de Quim Monzó qui n’est plus édité à ce jour. Par conséquent, c’est une occasion unique de découvrir cet auteur catalan !

Évidemment, je ne peux pas vous résumer le recueil… mais je peux essayer de vous donner envie de partir à sa recherche chez les bouquinistes, chez les libraires qui le vendraient encore, ou plus simplement peut-être en bibliothèque. J’ai adoré lire ces seize nouvelles : deux fois par jour, le matin et le soir dans le tram, une ou deux par trajet, un vrai petit bonheur pour entamer ou terminer sa journée.

Ce sont des nouvelles à chutes, l’auteur pose une ambiance, qui semble d’abord relativement banale, une scène de la vie quotidienne, qui devient vite décalée, pour finir sur une chute que l’on n’attend jamais, même au seizième épisode. Par décalée, j’entends… drôle, ironique, érotique, perverse, ou encore paranoïaque. Les protagonistes sont prisonniers d’eux-mêmes, d’une autre personne ou de leur monde, on ne sait jamais vraiment. La quatrième de couv’ fait référence à Kafka, c’est assez juste, mais un Kafka en couleur dans ce cas ! Jamais une nouvelle ne m’a laissé indifférente, elles m’ont toutes intriguée, fait sourire, déstabilisée, amusée. Une forme de complicité s’installe avec l’auteur : « Ah oui, là tu m’as bien eu ! ».

Enfin bref, un vrai petit bijou découvert (presque) par hasard sur un banc 🙂

Quim Monzó : si vous ne le connaissiez pas, retenez ce nom, j’y reviendrai probablement !

[Probablement dans la nuit du 7 au 8 février 1913]

Ta vie à toi est tellement différente, chérie. Hormis les cas où des relations avec autrui étaient en jeu, as-tu jamais connu l’incertitude, as-tu jamais vu s’ouvrir ça et là pour toi seule, sans que les autres entrent en ligne de compte, des possibilités variées qui entraînaient en fait l’interdiction pure et simple de bouger ? As-tu déjà désespéré de toi-même, simplement désespéré sans que la pensée de quelqu’un d’autre te soit venue à l’esprit, fût-ce de la façon la plus fugitive ? Désespéré au point de te jeter par terre et de rester ainsi étendue jusqu’à l’heure de tous les Jugements derniers ? De quelle nature est ta piété ? Tu vas au temple ; mais ces temps-ci tu n’y es sans doute pas allée. Et qu’est-ce qui te soutient ? L’idée du judaïsme ou celle de Dieu ? Sens-tu – ce qui est le principal – des relations ininterrompus entre toi et une hauteur ou une profondeur située à une distance  rassurante, si possible infinie ? Qui sent cela continuellement peut se dispenser de courir partout comme un chien perdu en jetant de tous côtés des regards implorants, quoique muets ; il peut se dispenser d’avoir envie de se glisser dans sa tombe comme si elle était un sac de couchage  bien chaud et la vie une nuit d’hiver glacée ; il peut se dispenser, lorsqu’il monte l’escalier de son bureau, de se figurer qu’en même temps, vacillant dans la lumière incertaine, tournoyant dans la hâte du mouvement et secouant la tête d’impatience, il se voit tomber d’en haut à travers toute la cage de l’escalier.

Lettres à Felice – Franz Kafka

[Nuit du 14 au 15 janvier 1913]

Car écrire signifie s’ouvrir jusqu’à la démesure ; l’effusion du cœur et le don de soi le plus extrême par quoi un être croit déjà se perdre dans ses rapports avec les autres êtres, et devant lesquels par conséquent il reculera toujours tant qu’il sera conscient – car chacun veut vivre aussi longtemps qu’il est vivant – , cette effusion et ce don de soi sont pour la littérature bien loin d’être suffisants. Ce qui passe de cette couche superficielle dans l’écriture – quand il n’y a pas moyen de faire autrement et que les sources profondes sont muettes – , cela est nul et s’effondre à l’instant même où un sentiment plus vrai vient ébranler ce col supérieur. C’est pourquoi on n’est jamais assez seul lorsqu’on écrit, c’est pourquoi lorsqu’on écrit il n’y a jamais assez de silence autour de vous, la nuit est encore trop peu la nuit.

Lettres à Felice – Franz Kafka

[Ci-joint une lettre non datée « de cette période d’attente qui a duré un mois » : 28 septembre – 23 octobre 1912]

Mademoiselle !

Laissez-moi vous écrire même si votre réponse à ma dernière lettre est encore incertaine ; ne pas vous écrire me donne des maux de tête, vous en devenez indécise pour moi et moi je le deviens pour moi-même. Des habitudes naissantes qui se forment en moi me font un devoir de vous écrire, comment pourrais-je me soustraire à ce devoir ingouvernable rien que parce que vous ne me répondez pas. Il y a eu une nuit où je vous écrivais continuellement des lettres dans un état de demi-sommeil ; je ressentais cela comme des petits coups de marteau ininterrompus.

Franz K.

Lettres à Felice – Franz Kafka

D’une humeur romantique

Depuis quelques semaines, je suis d’humeur plutôt romantique. Allez comprendre pourquoi ?

J’ai lu La Métamorphose de Kafka, qui n’a, il faut bien l’avouer, rien de romantique. J’ai tout de même appris dans le commentaire final que La Métamorphose avait été écrite alors que Kafka était entré en correspondance amoureuse avec une certaine Felice. De retour à Lyon, me voilà en quête de ces lettres qui ne sont plus éditées qu’à La Pléiade, a priori. Je les déniche finalement à la bibliothèque de La Part-Dieu.

Lettre (une tentative) – T. Espedal

Dans l’intervalle je lis Lettre (une tentative) de Tomas Espedal, auteur norvégien recommandé il y plusieurs mois déjà par mon merveilleux libraire.  Je ne vous remets pas le lien vers le site de la librairie, vous la connaissez déjà et, surtout, depuis que je vous l’ai présentée dans un précédent article, tous les libraires de L’Esprit Livre ont une fossette qui se dessine au coin des lèvres chaque fois que je m’y présente. Il est bien probable que, de temps à autre, les libraires lisent les blogs de lecture.

Tomas Espedal, je disais donc. J’ai préféré Marcher ou l’art de mener un vie déréglée à Lettre (une tentative), je dois bien l’avouer. Tout de même, Lettre (une tentative) contribue un peu à alimenter mon humeur poétique du moment. Et puis, vers la fin, Espedal me fait deux clins d’œil personnels – ou que j’estime comme tels :

Et en ce moment
devant la fenêtre
quelque chose que je n’ai encore jamais vu.
Une araignée prise
dans la toile d’une autre.

Pourquoi ce verset me fait-il un clin d’œil ? Vous aurez peut-être du mal à le saisir. Disons que je connais bien la métaphore de la toile d’araignée. Elle est largement filée dans un ouvrage hindou que j’ai longtemps lu pour les besoins d’un rite de passage.
Rite de passage que l’on nomme de nos jours « soutenance de mémoire ».

Et puis Espedal fait directement référence à Franz Kafka :

Le seul métier que j’ai réellement désiré
était celui de facteur
je voulais, comme Kafka, me promener
dans la ville
en faisant des mouvements de brasse.

Et non, je n’ai jamais voulu être facteur – Espedal ne doit pas savoir que pour être facteur, il faut se lever avant l’aube pour trier pendant des heures les nombreuses lettres qu’il faudra ensuite distribuer – , ni me promener dans la ville en faisant des mouvements de brasse, d’ailleurs. Mais quand je retournerai à Prague – car j’y retournerai, c’est promis – il faudra que je fasse des mouvements de brasse pour les besoins de l’histoire. Et si dans son Journal, ou toute autre œuvre de Kafka, je trouve la phrase où il nous parle de brasse ou de balade aquatique, je ne manquerai pas de vous en faire part ici.

© Andy Beal photography

Surtout dans ce verset que je vous cite, ce que j’aime le plus c’est le pont qu’Espedal vient de construire entre la littérature scandinave et Franz Kafka. Mes grandes lectures du moment. J’ai du mal à exprimer moi-même comment ces deux univers a priori si différents peuvent se faire ainsi échos. Et pourtant, j’y trouve une sorte de « douceur froide » commune qui me réchauffe finalement le cœur.

Une douceur froide que j’aimerais réussir à vous signifier dans le personnage de Maja,  islandaise en exil,  que je vous présente un peu plus chaque semaine sur cet autre blog.