[Probablement dans la nuit du 7 au 8 février 1913]

Ta vie à toi est tellement différente, chérie. Hormis les cas où des relations avec autrui étaient en jeu, as-tu jamais connu l’incertitude, as-tu jamais vu s’ouvrir ça et là pour toi seule, sans que les autres entrent en ligne de compte, des possibilités variées qui entraînaient en fait l’interdiction pure et simple de bouger ? As-tu déjà désespéré de toi-même, simplement désespéré sans que la pensée de quelqu’un d’autre te soit venue à l’esprit, fût-ce de la façon la plus fugitive ? Désespéré au point de te jeter par terre et de rester ainsi étendue jusqu’à l’heure de tous les Jugements derniers ? De quelle nature est ta piété ? Tu vas au temple ; mais ces temps-ci tu n’y es sans doute pas allée. Et qu’est-ce qui te soutient ? L’idée du judaïsme ou celle de Dieu ? Sens-tu – ce qui est le principal – des relations ininterrompus entre toi et une hauteur ou une profondeur située à une distance  rassurante, si possible infinie ? Qui sent cela continuellement peut se dispenser de courir partout comme un chien perdu en jetant de tous côtés des regards implorants, quoique muets ; il peut se dispenser d’avoir envie de se glisser dans sa tombe comme si elle était un sac de couchage  bien chaud et la vie une nuit d’hiver glacée ; il peut se dispenser, lorsqu’il monte l’escalier de son bureau, de se figurer qu’en même temps, vacillant dans la lumière incertaine, tournoyant dans la hâte du mouvement et secouant la tête d’impatience, il se voit tomber d’en haut à travers toute la cage de l’escalier.

Lettres à Felice – Franz Kafka

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