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La personne et le sacré – Simone Weil 

Dans ce tout petit livre publié chez Allia, Simone Weil s’attache à redéfinir la personne. Notion qu’elle distingue d’emblée de la personne telle quelle est abordée dans les courants personnalistes.  

Elle écrit : « Il y a dans chaque homme quelque chose de sacré. Mais ce n’est pas la personne.  » On peut entendre ici la personne comme synonyme de l’ego. Ce qui est sacré, c’est le Soi ou l’être humain dans sa totalité, au-delà de l’ego, dans ce qu’il a d’universel et d’impersonnel. 

La quatrième de couverture comporte cette simple citation de la philosophe : « Il faut encourager les idiots, les gens sans talent, les gens de talent médiocre ou à peine mieux que moyen, qui ont du génie ». Il faut entendre ceux qui ont le génie de mettre leur égo de côté et qui sont purs de toute forme d’orgueil ou d’égocentrisme.  

« La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c’est la part en nous de l’erreur et du péché. Tout l’effort des mystiques a toujours visé à obtenir qu’il n’y ait plus dans leur âme aucune partie qui dise « je ». Mais la partie de l’âme qui dit « nous » est encore infiniment plus dangereuse ». 

S’ensuit une diatribe sur les dangers des partis politiques, voire de la démocratie. Elle part du principe qu’une foule ne pense pas. Un individu dans la foule suit souvent le mouvement et perd la direction de son âme et conscience. C’est là toute l’exigence et la subversivité de Simone Weil. Philosophe politique et mystique ; mais les mystiques peuvent-ils faire de la politique ?  

Eminemment guidée par le Bien, les écrits et la pensée de Simone Weil témoignent d’un impressionnant décrassage de la psyché pour n’en garder que le cœur pur et impersonnel. Il est bon d’en prendre son parti et de s’en inspirer, individuellement, d’y cheminer à son niveau. Il est nettement plus dangereux de s’en inspirer politiquement. Le risque d’incompréhension et de déviance de son propos est beaucoup trop élevé. 

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L’enracinement – Simone Weil 

Simone Weil est inclassable, anarchiste, chrétienne, intellectuelle, syndicaliste… Sa philosophie est passée à l’épreuve du travail physique et de la condition ouvrière. La lecture de L’enracinement est déroutante : aucun lieu commun, aucun « prêt-à-penser », une exigence et une intransigeance assumée de l’autrice. Il faut s’accrocher, rester concentrée, reprendre le livre à plusieurs reprises pour suivre ce raisonnement qui s’ancre dans la vérité, et l’authenticité à soi et aux autres.  

L’enracinement, en quelque sorte, s’attache à définir les mécanismes du sentiment d’appartenance et les manières de l’insuffler. Simone Weil commence son ouvrage par identifier les besoins de l’âme qui complètent nécessairement les besoins du corps. Ces besoins, déjà, sont déroutants, parfois paradoxaux, mais tous argumentés : l’ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l’égalité, la hiérarchie (dont le sommet, la finalité, doit être représenté par un symbole et non pas une personne), l’honneur, le châtiment (comme seul moyen d’être réintégré dans la société après un crime), la liberté d’opinion, la sécurité, le risque, la propriété privée, la propriété collective, la vérité et l’enracinement.  

Elle définit ainsi le besoin d’enracinement page 55 :  

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Le sacré – Rudolf Otto


2127871280J’attendais beaucoup de ce livre. Sans doute quelque chose de l’ordre d’une révélation. Une définition de ce après quoi je cours. Et je l’ai lu finalement comme j’aurais lu un livre dans une langue étrangère que je ne maîtrise pas. Le sacré m’est resté impénétrable. La philosophie en général m’est inaccessible, et la philosophie religieuse n’a pas fait exception.

Je veux tenter de retenir quelques éléments de définition du numineux tel que le qualifie Rudolf Otto. Le mysterium tremendum dans un premier temps, autrement nommé « le mystère qui fait frissonner » ou l’effroi mystique, la « frayeur de Dieu » largement relayée par l’Ancien Testament notamment. Le mystère est aussi le « tout autre ». En tête de chapitre, Rudolf Otto cite sur ce point Tersteegen : « Un dieu compris n’est pas un dieu ».
La majestas ensuite, l’absolue supériorité de puissance. Et l’énergie finalement : « il se fait sentir d’une manière particulièrement vive dans l’orgè ; c’est à lui que se rapportent les expressions symboliques de vie, de passion, de sensibilité, de volonté, de force, de mouvement, d’excitation, d’impulsion » . L’orgè signifiant la colère divine, je ne peux m’empêcher de faire le lien avec Shakti, qui d’énergie deviendra bientôt la déesse terrifiante par excellence, créatrice et destructrice. Particulièrement présent dans le mysticisme de l’amour selon Rudolf Otto, cet élément me renvoie d’autant plus au tantrisme des shakta.
A ces trois éléments qui relèvent de la forme du numineux, Rudolf Otto y ajoute comme qualificatif le fascinant, fascinans. Autrement dit, le sacré effraye et fascine à la fois.Une autre caractéristique est « l’énorme », au sens d’épouvantable ou sinistre, maléfique et imposant, puissant et étrange, surprenant et admirable, donnant le frisson et fascinant, divin et démoniaque, et « énergique ». Pour chacune de ces caractéristiques, Rudolf Otto s’appuie sur les textes bibliques et sur les philosophes qui l’ont précédé, de Sophocle à Schleiermacher.

Je ne note rien de la suite de l’essai, je n’en ai rien retenu mis à part un court chapitre sur la manifestation du sacré dans l’art, qui se caractérise alors par le sublime et le grandiose, le geste noble, dont le sentiment du solennel existe depuis l’érection des premiers mégalithes (premières œuvres architecturales). Rudolf Otto souligne que l’on utilise volontiers le terme de « magique » pour certaines œuvres d’arts décoratifs notamment. Le numineux s’associe alors parfois au sublime et dépasse le magique – l’auteur prend pour exemple des statues du Bouddha, la peinture paysagiste et la peinture sacrée des dynasties Tang et Sung en Chine, le gothique en Occident.
Selon Rudolf Otto, l’art est un moyen indirect d’accéder au sacré. En Occident, les deux moyens d’accès directs au sacré sont l’obscurité et le silence. R. Otto cite ensuite le vide spacieux (le désert) comme moyen d’accès direct au sacré, et se réfère à l’architecture et à la peinture chinoises qui savent laisser place au vide dans leurs œuvres.
L’auteur s’attache ensuite à la musique et souligne que l’élément musical le plus sacré est le silence absolu et prolongé.

Il est difficile de ne pas noter le parti pris de Rudolf Otto à la fois dans ses exemples d’art sacré – il ne justifie pas vraiment ce qui distingue la présence du sacré du goût personnel, mis à part le sentiment intime (et inexprimable) qui en résulte. Et surtout à maintes reprises dans l’ouvrage, le christianisme est explicitement cité comme la religion spirituellement supérieure à toutes les autres. Pour un homme qui a consacré sa vie à travailler en parallèle sur les religions asiatiques et occidentales – il a publié par ailleurs Mystique d’Orient et mystique d’Occident – cette apologie chrétienne a eu tendance à m’agacer. [Nota Bene : si l’éditeur le présente comme philosophe, il n’en est pas moins théologien luthérien]

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Extraits :

C’est une loi fondamentale et bien connue de la psychologie que les idées « s’attirent », que l’une excite l’autre et la fait apparaître dans la conscience, si cette autre lui ressemble. Une loi semblable vaut pour les sentiments. Un sentiment peut également faire entrer en vibration un sentiment similaire et me le faire éprouver en même temps. Bien plus, de même que, d’après la loi d’attraction, il se produit, en vertu de la ressemblance, des substitutions d’idées, de telle sorte que l’idée x prend dans mon esprit la place que l’idée y correspondrait exactement. Enfin je puis passer d’un sentiment à un autre et cela par une transition graduelle et imperceptible, par le fait que le sentiment x s’éteint peu à peu, à mesure que le sentiment y, suscité en même temps, croît et augmente d’intensité. Mais en ce cas, ce qui « passe », ce n’est pas en réalité le sentiment lui-même. Ce ,n’est pas lui qui change peu à peu de qualité ou qui « évolue », à vrai dire, qui se transforme en un sentiment tout différent ; c’est moi qui passe d’un sentiment à un autre, d’un état à un autre, par le déclin graduel de l’un et le progrès de l’autre. Le sentiment lui-même ne se transforme pas ; ce serait là une véritable métamorphose, semblable à la transmutation des métaux en or, ce serait une alchimie psychologique.

Comment pourrons-nous arriver à faire nous aussi l’expérience qui consiste à découvrir , dans la personne du Christ, la manifestation du sacré ?
De toute évidence, ce ne sera pas par la voie de la démonstration, au moyen de preuves, d’après une règle ou suivant des concepts. Nous ne pouvons indiquer ici de caractères conceptuels qui se prêteraient à cette forme de raisonnement : « Quand les éléments x + y sont présents, il y a révélation. » C’est précisément pour cette raison que nous parlons de divination et d’appréhension intuitive. Ce ne sera que par la voie de la contemplation dans laquelle notre âme s’ouvre et s’abandonne à la pure impression de l’objet.

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Présentation des idées de Rudolf Otto issue du catalogue d’exposition Au-delà des étoiles : le paysage mystique de Monet à Kandinsky, p. 58 :

Dans les années 1920, le philosophe allemand Rudolf Otto s’est intéressé à la phénoménologie des rencontres avec l’ « Autre sacré », rencontres qui semblent se distinguer quelque peu de l’expérience mystique. Pour lui, le sentiment du sacré renvoie à une réalité surnaturelle, celle d’une immense force et d’une volonté (numen) qui dépasse les connotations morales et rationnelles entourant le concept. Otto décrit la réalité de ces expériences « numineuses » du sacré dans des idéogrammes analogiques qui en font quelque chose d’enchanteur et d’attirant (fascinans) et, en même temps, d’effrayant (tremendum). Ces expériences stimulent chez le sujet une conscience renforcée de son état de créature. Le sacré provoque naturellement l’adoration (majestas) tout en restant un sentiment extraordinaire, insolite, étrange et au-delà de toute compréhension (mysterium).

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Notes sur Rudolf Otto et Le Sacré extraites de Wikipédia :

Biographie
Rudolf Otto (25 septembre 1869 – 6 mars 1937) est un théologien luthérien, également universitaire en religion comparée, de nationalité allemande.
Rudolf Otto dans Le Sacré a proposé le terme de « numineux » pour qualifier cette sphère au-delà de l’éthique et du rationnel, qui se présente sous le double aspect d’un mystère effrayant et fascinant. […]

Le Sacré
L’ouvrage le plus célèbre d’Otto, Le Sacré, publié en 1917 sous le titre allemand Das Heilige – Über das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum Rationalen (Du sacré – Sur l’irrationnel des idées du divin et de leur relation au rationnel). Il s’agit de l’un des plus grands succès de la littérature théologique allemande du xxe siècle. L’ouvrage a en effet toujours été réédité, et existe actuellement en plus de 20 langues. Otto y définit le concept de « sacré » comme étant numineux, notion qui fait référence à une « expérience non-rationnelle, se passant des sens ou des sentiments et dont l’objet premier et immédiat se trouve en dehors du soi ». Otto crée ce nouveau concept depuis le latin « numen » faisant référence à la divinité. Le numineux est ainsi un mystère ( mysterium), à la fois terrifiant (tremendum) et fascinant (fascinans). Otto propose ainsi un paradigme pour l’étude des religions, se focalisant sur le besoin de réaliser le sentiment religieux, considéré comme non réductible et comme une catégorie en soi. Objet de multiples critiques survenues en 1950 et 1990, le paradigme d’Otto revient sur le devant de la scène avec la philosophie phénoménologique qui, par certains aspects, s’en rapproche.

Influence
Otto a eu une profonde influence sur la théologie et la philosophie des religions, dans la première moitié du xxe siècle. Le théologien américain et allemand Paul Tillich reconnaît son influence sur ses travaux, ainsi que l’anthropologue roumain Mircea Eliade qui utilise les concepts exposés dans Le Sacré dans son ouvrage de 1957, Le sacré et le profane. Son élève, Gustav Mensching (1901-1978), a par ailleurs continué sa pensée. C. S. Lewis reconnaît aussi l’apport d’Otto, notamment dans son étude du « problème de la souffrance » en théologie. D’autres personnalités peuvent enfin être citées, telles : Martin Heidegger, Leo Strauss, John A. Sanford, Hans-Georg Gadamer, Max Scheler, Ernst Jünger, Joseph Needham, Hans Jonas ou encore Carl Gustav Jung qui reprend le concept de « numineux » en psychologie.


Le sacré : l’élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel – Rudolf Otto
Traduit de l’allemand par André Jundt

Petite bibliothèque Payot, 2015, 285 p.
Traduction française : Payot, 1949
Première publication : Das Heilige : ûber das Irrationale in der Idee des Göttlichen und sein Verhältnis zum Rationalen, 1917


Le monde de Sophie – Jostein Gaarder

Le-Monde-de-SophieLe monde de Sophie est un ouvrage de vulgarisation de la pensée philosophique depuis les présocratiques jusqu’à Sartre. A destination des adolescents, l’ouvrage est extrêmement accessible et permet de se faire une idée de l’évolution de la pensée humaine sur près de trois millénaires. Il invite également le lecteur à exercer sa propre pensée critique et à se positionner lui-même comme le résultat d’une longue histoire et d’une réflexion qui n’a pas fini de se transformer.

Jostein Gaarder insiste notamment sur le peu de reconnaissance des femmes philosophes au cours de l’histoire. Elle rappelle que Sophia signifie la sagesse et est perçue comme une entité féminine chez les grecs. L’auteur rappelle volontiers l’existence de Hildegarde de Bingen, nonne et mystique médiévale et rare femme reconnue par l’Eglise en tant que théologienne. Sophie et Hilde sont par ailleurs deux des personnages principaux de l’histoire, ces deux fillettes découvrent l’histoire de la philosophie en même temps que le lecteur dans une magnifique mise en abyme qui pousse encore d’avantage à la réflexion. En abordant le XXème siècle, Jostein Gaarder ne manque pas de citer également Simone de Beauvoir pour son ouvrage Le deuxième sexe. Le résumé qu’elle en fait me laisse un peu perplexe. En niant l’existence d’une nature genrée des êtres humains, je crains qu’elle ne jette le bébé avec l’eau du bain. Quoiqu’il en soit, son raisonnement fait figure de référence, et il est certain que la femme-sacrée ou la femme-objet ne sont en aucun cas des situations acceptables et vivables dans une société équilibrée. Je n’avais pas aimé l’autobiographie de Simone de Beauvoir et rechignait pour cette raison à lire Le deuxième sexe. Pourtant, si la question féminine continue de me tarauder il faudra bien que j’y jette un œil attentif.

J’ai dévoré Le monde de Sophie. Je l’ai lu comme une adolescente qui aurait tout à apprendre de la vie. J’ai espéré y trouver une réponse qui n’a pas lieu d’y être, et en suis ressorti dépitée, seule et abandonnée. Je n’ai pas compris la fin ou n’est pas voulu la comprendre. Que reste-t-il après les philosophes de l’absurde ? La nécessité de redonner toute sa place à l’esprit et à l’imagination pour les laisser nous guider vers l’avant en suivant ses impulsions. Finalement, j’ai compris.

Par moment, en lisant, j’ai cru être Marina. Le livre lui appartient. C’était une impression désagréable. Le style du livre n’est pas terrible en soi et j’ai eu le sentiment d’être infantilisée. Cela ne me dérangerait peut-être pas autant si j’avais eu véritablement réglé mes comptes avec l’enfance.

J’ai pensé que le passage sur les romantiques m’attireraient d’avantage. Finalement, Jostein Gaarder les présente comme des adolescents qui, passés trente ans, sont morts ou ont perdu leurs illusions. J’avais peut-être quelque chose à voir avec les romantiques avant trente ans, maintenant c’est fini semble-t-il. Je n’ai ressenti aucune forme d’attirance pour leur monde idéalisé. D’ailleurs, je confondais les romantiques avec Victor Hugo et si je leur emprunte le goût de l’Orient, il est bien possible que mon attirance s’arrête là. Je regrette presque – mais ce n’était pas le sujet – que les courants artistiques ne soient pas plus développés dans le roman. Certains le sont lorsqu’ils accompagnent des pensées philosophiques de grande ampleur telle que la Renaissance, l’hellénisme ou le romantisme. J’aimerais maintenant en savoir plus sur les symbolistes, les impressionnistes, l’art moderne… là je suis inspirée par la lecture du catalogue d’exposition Au delà des étoiles.

Le monde de Sophie offre un background philosophique utile et nécessaire au lecteur qui voudrait apprendre à penser par lui-même, tout en lui permettant de se situer dans l’histoire au sens large. Il offre également – pour qui le souhaiterait – une opportunité de découvrir et approfondir l’un ou l’autre courant en fonction de ses affinités.


Le monde de Sophie : roman sur l’histoire de la philosophie – Jostein Gaarder
traduit et adapté du norvégien par Hélène Hervieu et Martine Laffon
Editions du Seuil, 1995, 624 p.
Première publication : Sofies verden, 1991


Pas dans le cul aujourd’hui – Jana Černá

pasdanslecul_couverturehd_0Littérature tchèque à l’honneur ce jour. Pas dans le cul aujourd’hui est une lettre de Jana Černá à son mari Egon Bondy écrite à Prague aux environ de 1962 sous l’ère communiste. Elle se lit en moins d’une heure et soulève des tempêtes, aiguise l’intellect, pourrait être provocante, se contente d’exprimer une pensée totalement et démesurément libre. Jana Černá est la fille de la journaliste, écrivaine et traductrice tchèque Milena Jesenská, célèbre destinataire des Lettres à Milena de Franz Kafka. De toute évidence, Jana Černá est aussi la digne héritière du tempérament extrêmement libre et des valeurs féministes de sa mère. Dans cette lettre enflammée, elle exprime, sans jamais se soumettre, toute l’admiration, le soutien, le désir et l’amour qu’elle voue à son époux, frisant parfois le mysticisme, elle adule tout autant son intellect – l’homme est philosophe et poète et trop peu traduit en français à mon grand désespoir – que son corps. Elle s’exprime avec une sincérité, une modernité et une liberté inouïe. Son discours n’en est pas moins très juste et hors de tout conformisme. Jana Černá est tout à la fois femme aimante et dévouée, amante excentrique, poète à la langue aiguisée, intellectuelle de haut vol. Elle appartient à ce que l’on appelle l’underground pragois des années 50-60’s que je découvre progressivement avec les œuvres de Bohumil Hrabal notamment – merci L’Esprit Livre pour les références en la matière.

Pour achever/tenter de vous convaincre je vous rapporte ce poème (qui me fait bien rire !) – le seul traduit en français ? – qui ouvre cette correspondance et qui donne parfaitement le ton de la lettre.

Pas dans le cul aujourd’hui
j’ai mal

Et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi
car j’ai de l’estime pour ton intellect

On peut supposer
que ce soit suffisant
pour baiser en direction de la stratosphère

21.12.1948


Pas dans le cul aujourd’hui – Jana Černá
traduit du tchèque par Barbora Faure
Editions La Contre-Allée, 2014
Première publication : Clarissa a jiné texty, Concordia, 1990


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 : Un livre d’un auteur enfant d’écrivain

Mémoires d’une jeune fille rangée – Simone de Beauvoir

9782070355525fsJe remonte la piste « Didier Eribon » et me voilà plongée dans cette étrange autobiographie, bien loin de mes préoccupations premières. Mémoires d’une jeune fille rangée retrace les premières années de la philosophe Simone de Beauvoir de la naissance à sa rencontre avec Jean-Paul Sartre.

Avant toute chose je suis frappée par le rythme, extrêmement régulier, et par le style que je qualifierais de distingué, à l’image de la jeune fille décrite. Je suis entrée dans le récit sans aucun à priori, ignorante de la vie de l’auteur. Je sais par ailleurs que ce livre a marqué nombre de lectrices. Le rapport de Simone de Beauvoir à la littérature et à la philosophie, son indépendance d’esprit dans un cadre social et familial étriqué, ses choix amicaux, ses questionnements sur le mariage et les études, son ennui, interpellent. Cela dit, je n’ai pu me défaire de l’idée tout au long de ma lecture que j’avais sérieusement affaire à des problèmes de petite bourgeoise, certes bien réels mais pour lesquels ils m’étaient bien difficiles de me sentir concernée. Sans cesse, j’ai attendu la révolte, les cris, une réponse au carcan qui s’impose par cette indéniable régularité du rythme, en vain semble-t-il. Quoique les limites soient en permanence repoussées discrètement et presque naturellement, l’explosion ne se produit pas et ma patience est mise à rude épreuve. Je reste sur ma faim, interpellée mais inassouvie.


Mémoires d’une jeune fille rangée – Simone de Beauvoir
Folio, 2008, 473 p.
Première publication : Gallimard, 1958


Challenges concernés

Challenge Multi-défis : un livre dont l’action se déroule dans le passé

Le droit de mentir – Benjamin Constant & Emmanuel Kant

61id8pk2bevl-_sx351_bo1204203200_1Il m’est peu de choses plus intolérables que d’être face à une personne qui ment ostensiblement et consciemment. Irrémédiablement, celle-ci se transforme à mes yeux en hideux cafard rampant que j’écrase en pensée d’un coup sec du talon avant de lui tourner le dos – oui, je suis parfois excessive dans mes réactions. Non seulement écoeurée de la perte immédiate de confiance en mon interlocuteur, je comprends également le mensonge comme la marque évidente d’une bêtise assumée, d’un déni de l’intelligence saine et de son usage, telle que l’individu qui oserait encore se tenir debout devant moi m’apparait alors absolument indigne de sa qualité d’être humain. Une perte de dignité en bonne et dûe forme qui ne devrait inspirer que honte de lui-même au menteur démasqué. Toutefois, si mes vœux se réalisaient, la vie ne serait tout simplement plus tenable au vu du nombre de mensonges – même minuscules – proférés quotidiennement par tout un chacun – à commencer peut-être (mais vraiment pas très souvent !) par moi-même.

Devant ce malheureux constat, j’ai voulu comprendre d’où venait ce « léger » agacement. Les deux milles ans d’éducation m’imposant un certain « Tu ne mentiras point » sont peut-être une ébauche d’explication – quoique je m’affranchis bien plus facilement de nombreux autres conseils promulgués par les religions. Pour répondre à ce questionnement, et après interrogation du Grand Google – « ô Grand Google, toi qui sais tout, dis-moi pourquoi le mensonge m’est tant insupportable ! » – je me suis tournée vers les philosophes et ce court ouvrage des éditions Mille et une nuits particulièrement bien fait et accessible. J’avais en effet de nombreux a priori sur la philosophie depuis les interminables cours du lycée et ne m’y étais jamais vraiment ré-intéressée.

En quelques 95 pages, et dans un livre plus petit que ma main – si si je vous assure ! – les éditeurs ont soigneusement sélectionné plusieurs textes de la fameuse polémique du XVIIIème siècle – que je découvre ! – entre Benjamin Constant et le déjà très imposant Emmanuel Kant sur le droit au mensonge. Outre le format, la deuxième bonne nouvelle est que j’ai compris le texte ! Petit miracle en soi, je découvre que la philosophie peut être accessible et que le seul nom d’Emmanuel Kant qui m’effrayait jusqu’alors n’est plus une excuse pour repousser ce type de lecture. En effet, son propos qui amorce l’ouvrage par un extrait des Fondements de la métaphysique des mœurs est extrêmement intelligible, fluide et clarifiant, d’une logique absolument merveilleuse sur l’illégitimité du mensonge. Je découvre par la même occasion que j’aime et admire la logique précise et soigneusement agencée d’un juste raisonnement – je vous en faisais déjà part indirectement et dans un tout autre contexte dans ce billet sur Maurice Leblanc, l’inventeur d’Arsène Lupin.

Suit alors la réponse de Benjamin Constant imposant une limite au devoir de vérité : celle-ci ne doit pas nuire à autrui, tout le monde n’a pas droit à la vérité. Il soulève l’exemple de l’ami coursé par des tueurs et que l’on cacherait chez soi, faut-il oui ou non révéler sa présence aux poursuivants qui sonneraient à notre porte ? – là, je vous avoue que le cafard que j’écraserais volontiers du pied ne serait certainement pas le menteur. Et Benjamin Constant de développer tout aussi élégamment – quoique dans un jargon un peu plus difficile sans être illisible – son argumentaire opposé aux thèses d’Emmanuel Kant. Le même E. Kant restera sur ses positions en déconstruisant les arguments de B. Constant – comment déterminer qui aurait droit et qui n’aurait pas droit à la vérité ? – mais intègrera dans ses publications suivantes l’exemple de B. Constant pour mieux défendre son propos initial. Un troisième texte d’Emmanuel Kant sur la nécessité d’une sincérité envers soi-même vient compléter les extraits précédents pour la plus grande joie du philosophe en herbe. La polémique reste finalement en suspens – à moins de se rallier à l’idéal de Kant – , la postface de Cyril Morana éclaire l’ensemble, il insiste notamment sur une volonté de faire le bien qui viendrait nuancer les thèses de B. Constant et E. Kant. J’avoue que ce dernier argument me laisse sceptique. C. Morana reformule également les deux propos et en définit les limites.

Pour conclure, cette re-découverte du raisonnement philosophique est une réussite. Je ne sais pas si j’oserai franchir le pas mais l’idée de lire Kant et ses Fondements de la métaphysique des mœurs commence à trotter dans mon esprit et ne me semble plus aussi improbable. Quant à mon questionnement initial sur le mensonge, non seulement, j’y ai trouvé quelques réponses mais j’ai également pu le faire évoluer vers une prise de position moins tranchée… – au prochain face à face avec un misérable insecte, je m’accorderai quelques secondes de réflexion avec Benjamin Constant avant d’écraser magistralement ce cafard dans un geste kantien !


Le droit de mentir – Benjamin Constant & Emmanuel Kant, commenté par Cyril Morana
Editions Mille et une nuits, 2003, 95 p.


Challenges concernés

Challenge Multi-défis :
Un livre d’un genre que vous détestez (ou croyez détester)

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Le Feu sacré – Régis Debray

Voilà un essai que je voulais lire depuis bien longtemps, depuis la lecture de La jeunesse du sacré du même auteur précisément. La Sainte Ignorance aura été le prétexte pour rebondir et creuser encore cette notion de sacré qui me questionne toujours autant. Avec Régis Debray, j’aborde le sujet sous l’angle de la philosophie, discipline qui m’est totalement étrangère et difficile d’accès.

Le Feu sacré : fonctions du religieux est divisé en cinq parties. Les quatre premières correspondent à quatre fonctions du religieux : Fraternités, Hostilités, Identités et Unités ; la dernière, Actualités, fait le point sur la place du sacré dans nos sociétés contemporaines.

Pour tout avouer, j’ai eu beaucoup de mal avec cet essai, d’abord avec le style de l’auteur : soutenu comme le veut l’écriture universitaire, le discours est parcouru de phrases humoristiques probablement au goût des érudits ; mais à tenter de saisir les blagues, j’en ai pour ma part, le plus souvent, perdu le fil du raisonnement. Il en résulte une lecture extrêmement frustrante – voire, si j’osais, horripilante. Rien de tel qu’un sujet intéressant mais insaisissable. La faute en est essentiellement à ma maigre capacité de concentration, j’en conviens.

Si ma lecture en dilettante ne me permet pas de vous en faire un résumé présentable, je me rend compte, les jours passant, que les idées soulevées continuent de me questionner. En particulier, la deuxième partie sur les hostilités : rien de tel qu’une guerre pour rassembler un peuple. Pourquoi est-il plus facile de s’unir pour tuer que pour aimer ? Question naïve j’en conviens…et sans réponse. Dans « Fraternités », Régis Debray débute son chapitre en distinguant les parcours spirituels à caractère personnel du religieux à vocation collective. Une définition évidente pour certains mais essentielle pour moi. Ainsi, je retiens de ce livre des bribes d’informations qui me reviennent quand je m’y attend le moins en faisant écho à d’autres choses ; mais globalement, malheureusement, j’ai trop souvent décroché du texte.

Pour tenter de poursuivre certaines idées, j’ai continué mes lectures par Les Barrages de sable, un roman de Jean-Yves Jouannais, où l’auteur s’interroge sur cette tendance naturelle que nous avons tous, en bord de mer, de vouloir construire des fortifications contre la marée montante. Indirectement, les questionnements sur la guerre ressurgissent. Plus scolairement, je prévois de lire La violence et le sacré de René Girard, cité à la fois par J.-Y. Jouannais et Régis Debray chacun à leur manière, en espérant y trouver des réponses plus explicites.

Un petit extrait riche en couleur de la p. 426 de ma version de poche, caractéristique du style de l’auteur et de certaines idées développées tout au long de l’essai :

« Et que vaut-il mieux, se disputer, voire s’entraider dans Babel, ou rôder dans un no man’s land apaisé ?
C’est ici qu’on se prend à rêver d’un œcuménisme qui ne serait pas un concordisme, visant non à délayer mais à préciser les profils spirituels. A mieux identifier les différences plutôt qu’à les effacer. D’un dialogue interreligieux qui, au lieu de produire de l’eau de rose avec des liqueurs fortes, via la théologie la plus faible, mettrait en valeur, ce que les autres théologies ont de fort et d’irréductible. Ce genre de rencontre aurait moins besoin de facilitateurs souriants que de traducteurs exigeants, à l’image des juifs de Tolède, et des Arabes d’Andalousie. L’Esprit-Saint est-il condamné à prendre l’autoroute ? »

Challenges concernés

Challenge ABC Critiques 2014/2015

      

La jeunesse du sacré – Régis Debray

La lecture de Religions : les mots pour en parler ayant réveillé mon appétit pour les sciences religieuses, j’ai emprunté à la bibliothèque du quartier La jeunesse du sacré de Régis Debray, cité parmi les publications récentes (2012) de la bibliographie de Bœspflug & co. Le premier avantage de cet ouvrage : il est ludique et largement illustré. Le deuxième et le plus important : il permet de se défaire d’un certain nombre d’a priori sur la notion de sacré. Sur ce point, la lecture de Religions : les mots pour en parler nous aura déjà un peu dégrossi.

L’ouvrage s’articule autour de sept points : l’espace clôt, le caractère rassembleur du sacré, la notion d’interdit, le travail du temps, les vicissitudes, les allergies, les résurgences. Les trois premiers chapitres sont autant de caractéristiques propres au sacré. Les suivants tendent d’avantage à mettre en exergue son évolution et la multiplicité de ses formes, notamment par la distinction entre « sacré d’ordre » lors d’un défilé militaire par exemple, et « sacré de communion » propre au rassemblement spontané des foules.

Parmi les idées clés que j’ai retenues, il faut distinguer la notion de sacré de celle de religion ou même de Dieu. La notion de dieu unique juive apparaît au VIIème siècle avant notre ère. Les premières traces de monothéisme (ou de polythéisme présentant un dieu dominant) sont toutefois connues en Egypte et en Mésopotamie dès – 3000. La notion de sacré, en revanche, est attesté dès – 100 000 avec les premiers rituels funéraires ! Pour certains auteurs, tel Julien Riès, le sacré apparaît avec les premières traces d’un sens esthétique chez l’homme, soit vers – 300 000. Pour Régis Debray, on peut parler de sacré dès lors que « l’individu se sent dépassé par quelque chose de plus grand, de plus ancien et de plus durable que lui-même ». Le sacré n’est donc pas nécessairement lié à la religion telle qu’on la connait aujourd’hui. Il existe d’ailleurs un sacré laïc, au cœur de la démonstration de l’auteur. Il souligne que ce qui est sacré pour l’un ne l’est pas (ou l’est moins) pour l’autre. Un exemple autour de la justice : deux photos mises côte à côte de tribunaux français et américain. Sur la première, l’espace est délimité pour les jurés, les avocats, l’accusé, le public, etc., les faits et gestes sont ritualisés. La clôture et le rituel sont des éléments constitutifs des espaces sacrés. Sur la seconde photographie, on peut voir une salle de réunion, un lieu de travail sans fioriture. On observe ici des degrés de sacralité différents autour de la notion de justice.

En conclusion de son ouvrage, Régis Debray nous invite à nous questionner individuellement sur ce qui revêt un caractère sacré à nos yeux, en dehors de la famille.

Pour ma part, j’ai aimé lire La jeunesse du sacré, j’ai aimé découvrir ces formes de sacré laïc nécessaires, qu’on le veuille ou non, à la cohésion d’un peuple. Et je garde à l’esprit en le lisant, cette définition du sacré de Mircea Eliade : le sacré est l’« effort fait par l’homme pour construire un monde qui ait une significiation ».

Quant à la constitution de mon panthéon personnel, il est encore en construction…

La pensée chinoise – Marcel Granet

Source : Albin-michel.fr

La pensée chinoise - Marcel Granet

On déniche parfois quelques trésors parmi les ouvrages recalés à l’examen d’entrée des bibliothèques, et abandonnés dans un bac « Servez-vous ». La pensée chinoise de Marcel Granet en fait partie. Daté de 1934, il n’en reste pas moins un classique de la sinologie à en croire le préfacier Léon Vandermeersh. Pour ma part, j’y accorde toute ma confiance de néophyte en la matière. Je regrette simplement les exposés pointilleux et universitaires qui n’en finissent pas… Probablement nécessaires au sinologue, ils me sont tout bonnement inaccessibles. Je m’y accroche tout de même :  intriguée par les notions de Yin et de Yang présentées sous l’angle scientifique et rassurant de l’anthropologie ; passionnée par l’application pratique et concrète des notions de Yin et de Yang que j’imaginais jusqu’alors strictement  philosophiques et spirituelles.

Je lutte pour rester accrochée au discours de l’auteur, ne serait-ce que pour en savoir un peu plus sur ce classique de la philosophie chinoise, fascinant et mystérieux, qu’est pour moi le Yi King. Rare trace écrite de la Chine ancienne parvenue jusqu’à nous,  le Yi King reste une référence pour les historiens et autres sinologues, un témoignage incontournable de la pensée chinoise ancienne, que Marcel Granet ne manque pas de citer pour appuyer ses propos.

Je menace toutefois à chaque paragraphe d’abandonner le livre, momentanément au moins, le temps de trouver l’équivalent de « La Pensée chinoise pour les Nuls »….