Archives pour la catégorie Sur les religions

L’épopée de Gilgamesh – traduit par Abed Azrié

9782911289903fsC’est en échangeant avec Mina autour des éditions Esperluète à propos d’un conte illustré intitulé La mort de Gilgamesh que j’ai pris conscience que je n’avais jamais lu le mythe original, et plus encore que les quelques fragments de ce mythe arrivés jusqu’à nous ne permettaient de reconstituer qu’une courte traduction française d’un peu plus d’une centaine de pages. J’imaginais jusqu’alors L’épopée de Gilgamesh lourde de plusieurs volumes à l’instar du Mahâbhârata par exemple. Je suis impressionnée finalement de la facilité avec laquelle il est possible aujourd’hui de tenir entre ses mains un objet physique si simple – un livre de taille suffisamment modeste pour se glisser dans un sac à main – et une œuvre littéraire aussi monumentale ! L’une des premières de l’humanité, née du croisement entre les cultures akkadienne et sumérienne, datant de près de 4000 ans, et étonnamment actuelle. Une centaine de pages non pas issues de l’imagination d’un seul écrivain, mais de fragments épigraphiques compilés, traduits du sumérien, de l’akkadien, du hourrite, du hittite, de l’assyrien, du babylonien… grâce à la patience et à l’érudition des savants du XIXème siècle. Pour l’exemplaire que je tiens entre les mains, nous devons la traduction et l’adaptation à Abed Azrié.

Vous me pardonnerez, je l’espère, cet emballement, mais il me semble nécessaire parfois de rappeler simplement à quoi servent les sciences humaines – malheureusement, le débat persiste encore dans certains esprits – et de saluer avec humilité les millénaires qui nous précèdent et qui me permettent d’ouvrir banalement ce livre des éditions Berg International.

L’épopée se présente comme un long poème divisé en chapitres et qui se lit d’avantage comme un conte. Toutes les grandes questions de l’humanité y sont abordées et c’est en ce point que le mythe reste extrêmement actuel. Je ne suis pas née en Syrie, ni en Irak – pays correspondant à l’ancienne Mésopotamie – mais je suis pourtant héritière de cette mythologie au même titre que chaque être humain. L’amitié, l’amour, la femme en tant qu’initiatrice, les rêves, la guerre, le courage, la mort, l’immortalité sont au cœur du récit. Les motifs mythologiques font notamment échos aux mythes égyptiens, grecs, monothéistes, qui suivront : le dieu-soleil, le batelier du royaume des morts, l’homme-scorpion gardien de la montagne, le déluge, la traversée des ténèbres, etc. J’ai bien conscience du caractère extrêmement superficiel de ce billet au regard des vies passées à décrypter, traduire, interpréter ce texte. Je ne prétends pas le comprendre – quoique le conte en soi est largement accessible à tous -, mais j’espère a minima vous convaincre d’y jeter un œil. Il fait partie des rares œuvres communes à un très grand pan de l’humanité – si ce n’est à toute l’humanité – et il me semble nécessaire de l’avoir présent en arrière-plan de l’esprit, ne serait-ce que pour se remémorer nos origines et intégrer un tant soit peu la richesse des cultures qui se sont croisées jusqu’à produire nos sociétés actuelles dans toute leur complexité.

Les bergers
L’apprentissage

La courtisane déchire son vêtement
en deux parties,
de la première, elle couvre Enkidou
de la seconde, elle se couvre
elle le prend par la main
comme une mère guidant son jeune enfant
elle l’emmène vers les huttes des bergers
vers les étables.
Autour de lui les bergers s’assemblent.

Lorsque les bergers mettent devant Enkidou,
du pain et de la boisson forte
plein d’embarras, longtemps il regarde.
Enkidou ne connaît pas le pain comme nourriture,
ne connaît pas la boisson forte
il a grandi en tétant le lait des bêtes sauvages.
La courtisane lui dit :

« Mange du pain, Enkidou,
le pain est l’élément de la vie
bois de la boisson forte
c’est la coutume des gens du pays. »

Enkidou mange du pain
jusqu’à satiété
de la boisson forte
il en boit sept fois.
Son esprit se libère, sa poitrine s’élargit
son cœur est enchanté et son visage illuminé.
Il frotte d’huile son corps velu
il ressemble à un homme.
Il met un vêtement
et ressemble à un époux.
Il prend une arme et pourchasse les lions
les bergers peuvent dormir la nuit.
Enkidou devient leur gardien et protecteur.
Enkidou est un homme vigoureux
un héros unique.


L’épopée de Gilgamesh : texte établi d’après les fragments sumériens, babyloniens, assyriens, hittites et hourrites
Traduit de l’arabe et adapté par Abed Azrié
Berg International, 2001, 126 p.


Challenges concernés

Les lettres – Hadewijch d’Anvers

Quelle lubie a bien pu m’inciter à commander cette édition suisse des correspondances de Hadewijch d’Anvers, mystique flamande du XIIIème siècle ? Momentanément intriguée par le mouvement des béguines, je souhaitais en savoir plus sur ces femmes célibataires qui, sans former de vœux perpétuels, appartenaient à une communauté religieuse laïque et vivaient pieusement en obéissant à une règle monastique. Occasionnellement condamnées pour « fausse piété » et brûlées vives, l’institution catholique les autorisera quelques décennies plus tard à poursuivre l’exercice de leur foi… (les voies du Seigneur sont impénétrables – et celle de l’Histoire des plus improbables). Plutôt que de m’en tenir à une simple biographie ou autre ouvrage historique, j’entreprends de retourner à la source en lisant les textes de Hadewijch d’Anvers – traduit, le texte, mais si j’avais pu lire le moyen-néerlandais, Dieu seul sait si je n’aurais pas entrepris la V.O. – … et grand mal m’en pris. Il semble que je n’ai rien compris.

Au bas de ces lettres datées de 1220 à 1240 d’apparence douces et naïves, débordantes d’amour et de morale, se nichent les commentaires d’un certain Paul-Marie Bernard qui s’échine à faire comprendre au lecteur que s’il a cru comprendre la phrase, il se méprend totalement sur ses capacités intellectuelles. Si j’ai cru acquérir un recueil de correspondances, je me suis totalement fourvoyée sur l’objet que je tiens entre mes mains, il s’agit bien plutôt d’un commentaire théologique extrêmement ardu des lettres de la gente dame. Chaque lettre est introduite par un court résumé du traducteur et commentateur qui nous informe de ce qu’il faut comprendre de ce qui va suivre. Le procédé est, à dire vrai, assez désagréable. Le vocabulaire utilisé par Hadewijch d’Anvers est pourtant relativement simple et fluide et peut sembler assez général – les idées dispensées ayant peut-être été largement véhiculées et vulgarisées par les huit siècles d’histoire catholique qui les portent jusqu’à nous. Ces lettres m’auraient presque parues belles – quoique un peu ennuyeuses – si les notes de bas de page, souvent plus longues que les lettres, n’en faisaient pas un traité hermétique au commun des mortels.

J’en ressors avec une curiosité non rassasiée sur les béguines, et un écœurement notoire qui ne m’incite pas à creuser la question… et pourtant, quelque chose me dit que ces femmes avaient beaucoup à transmettre.


Les lettres : la perle de l’école rhéno-flamande – Hadewijch d’Anvers
traduites et présentées par Paul-Marie Bernard
Editions du Sarment, 2002


Le Feu sacré – Régis Debray

Voilà un essai que je voulais lire depuis bien longtemps, depuis la lecture de La jeunesse du sacré du même auteur précisément. La Sainte Ignorance aura été le prétexte pour rebondir et creuser encore cette notion de sacré qui me questionne toujours autant. Avec Régis Debray, j’aborde le sujet sous l’angle de la philosophie, discipline qui m’est totalement étrangère et difficile d’accès.

Le Feu sacré : fonctions du religieux est divisé en cinq parties. Les quatre premières correspondent à quatre fonctions du religieux : Fraternités, Hostilités, Identités et Unités ; la dernière, Actualités, fait le point sur la place du sacré dans nos sociétés contemporaines.

Pour tout avouer, j’ai eu beaucoup de mal avec cet essai, d’abord avec le style de l’auteur : soutenu comme le veut l’écriture universitaire, le discours est parcouru de phrases humoristiques probablement au goût des érudits ; mais à tenter de saisir les blagues, j’en ai pour ma part, le plus souvent, perdu le fil du raisonnement. Il en résulte une lecture extrêmement frustrante – voire, si j’osais, horripilante. Rien de tel qu’un sujet intéressant mais insaisissable. La faute en est essentiellement à ma maigre capacité de concentration, j’en conviens.

Si ma lecture en dilettante ne me permet pas de vous en faire un résumé présentable, je me rend compte, les jours passant, que les idées soulevées continuent de me questionner. En particulier, la deuxième partie sur les hostilités : rien de tel qu’une guerre pour rassembler un peuple. Pourquoi est-il plus facile de s’unir pour tuer que pour aimer ? Question naïve j’en conviens…et sans réponse. Dans « Fraternités », Régis Debray débute son chapitre en distinguant les parcours spirituels à caractère personnel du religieux à vocation collective. Une définition évidente pour certains mais essentielle pour moi. Ainsi, je retiens de ce livre des bribes d’informations qui me reviennent quand je m’y attend le moins en faisant écho à d’autres choses ; mais globalement, malheureusement, j’ai trop souvent décroché du texte.

Pour tenter de poursuivre certaines idées, j’ai continué mes lectures par Les Barrages de sable, un roman de Jean-Yves Jouannais, où l’auteur s’interroge sur cette tendance naturelle que nous avons tous, en bord de mer, de vouloir construire des fortifications contre la marée montante. Indirectement, les questionnements sur la guerre ressurgissent. Plus scolairement, je prévois de lire La violence et le sacré de René Girard, cité à la fois par J.-Y. Jouannais et Régis Debray chacun à leur manière, en espérant y trouver des réponses plus explicites.

Un petit extrait riche en couleur de la p. 426 de ma version de poche, caractéristique du style de l’auteur et de certaines idées développées tout au long de l’essai :

« Et que vaut-il mieux, se disputer, voire s’entraider dans Babel, ou rôder dans un no man’s land apaisé ?
C’est ici qu’on se prend à rêver d’un œcuménisme qui ne serait pas un concordisme, visant non à délayer mais à préciser les profils spirituels. A mieux identifier les différences plutôt qu’à les effacer. D’un dialogue interreligieux qui, au lieu de produire de l’eau de rose avec des liqueurs fortes, via la théologie la plus faible, mettrait en valeur, ce que les autres théologies ont de fort et d’irréductible. Ce genre de rencontre aurait moins besoin de facilitateurs souriants que de traducteurs exigeants, à l’image des juifs de Tolède, et des Arabes d’Andalousie. L’Esprit-Saint est-il condamné à prendre l’autoroute ? »

Challenges concernés

Challenge ABC Critiques 2014/2015

      

La Sainte Ignorance – Olivier Roy

c_la-sainte-ignorance_6740Le 11 septembre 2001, j’étais lycéenne et assistais à un cours de français. En sortant de la salle pour me rendre à l’internat, j’ai croisé l’une de mes compagnes de dortoir qui m’a dit : « t’as vu les infos ? ». Ce soir là, la salle de télévision de l’internat était pleine.

Le mercredi 7 janvier 2015, au matin, dans le tram qui m’amenait au travail, j’ouvrais les premières pages de La Sainte Ignorance : le temps de la religion sans culture d’Olivier Roy, sans me douter un seul instant de l’étrange écho que j’allais rencontrer, dans les heures qui suivaient, entre cette lecture et l’actualité.

Publié en 2008, cette analyse d’Olivier Roy, chercheur et politologue au CNRS, spécialiste de l’islam, a pour vocation d’étudier les relations entre religion et culture. Si les deux ont été intrinsèquement liées au cours du temps, elles ont aujourd’hui une forte tendance à se dissocier complètement au gré de la mondialisation et de la laïcisation. Loin d’entraîner une disparition du religieux, ce processus engendre une autonomisation des religions de plus en plus déconnectées de la culture ambiante.
Dans son essai, Olivier Roy expose et développe sa théorie, en réfutant explicitement les propos d’un certain Samuel Huntington, concernant le choc des civilisations :

« Les conversions sont une clé pour comprendre ce qui se passe, mais leur inéluctable banalisation sera aussi le signe que les religions désormais vivent leur vie au-delà des cultures, et que le fameux clash/dialogue des civilisations, qui supposent un lien permanent et réciproque entre culture et religieux, est un fantasme improductif. »

Illustrant son discours d’une multitude d’exemples choisis dans toutes les religions, et finalement très peu dans l’islam – mais le lecteur pourra faire lui-même le parallèle s’il le souhaite, ou pas – , il met en exergue une infinité de situations toutes très différentes les unes des autres : opposition, syncrétisme, ancrage territorial ou au contraire export d’un concept religieux dans une autre société, appropriation ou non de ce concept, sa transformation, son évolution jusqu’à la perte même de l’idée initiale – il cite l’exemple des églises protestantes dans les communautés noires américaines qui n’accueillent pas, dans un premier temps, les blancs, alors que l’un des objectifs du christianisme est paradoxalement l’universalisme. Toute l’ambiguïté de la culture juive et de la religion juive est également observée au microscope, et sans jugement subjectif évidemment. Pour mener à bien son étude, il s’appuie sur cinq types de relations possibles et appliquées différemment selon les contextes :

  • la déculturation : consistant à éradiquer le paganisme
  • l’acculturation : consistant à adapter une religion à la culture dominante
  • l’inculturation : consistant à installer une religion dans une culture donnée
  • l’exculturation : le processus selon lequel on acquiert sa propre culture

« Il s’agit plutôt, à partir d’un certain nombre de cas, de voir comment les relations entre religion et culture se recomposent aujourd’hui et ce que cela veut dire pour notre compréhension du phénomène religieux. »

Olivier Roy pointe finalement le danger de la montée des fondamentalismes de tout bord provoquée notamment par cette méconnaissance du fait religieux de plus en plus flagrante dans nos sociétés contemporaines, et par ce repli du religieux dans une bulle sacrée déconnectée de toute nuance nécessaire et propre à la condition humaine :

« Interdire l’usage ironique, voire blasphématoire, d’un paradigme religieux, revient à l’exclure du champs de la culture pour le situer dans le seul champs du sacré. Il est alors le bien de la seule communauté des croyants, qui demande à être reconnue comme telle. Ce n’est plus la culture qui fonde l’identité, c’est la seule foi. »

Cette dernière phrase résonne étrangement et tristement aujourd’hui. A juste titre, Olivier Roy a pu s’exprimer dans de nombreux médias ces dernières semaines. J’ai pu le relire notamment dans Le 1 hebdo du 21 janvier 2015 où il synthétise rapidement ces idées quant à cette notion de Sainte Ignorance.

Pour conclure, je tiens à préciser que cet essai est accessible à tout curieux initié ou non à ces question, les concepts utilisés sont présentés en introduction ou début de chapitre, ce qui est un avantage non négligeable. La Sainte Ignorance : le temps des religions sans culture est, à mon sens, un essai très fin et nuancé, bien pensé, extrêmement riche par le nombre d’exemples proposés, et nécessaire à toute bonne réflexion sur la place accordée à la religion dans la culture d’aujourd’hui.

Skandalon – Julie Maroh

Comme beaucoup de monde sans doute, j’ai découvert Julie Maroh avec son roman graphique Le bleu est une couleur chaude – j’en parlais dans ce précédent article. Peu friande de bande dessinée, j’avais tout de même apprécié sa lecture et la qualité du tracé. Dans la foulée – et parce que l’avantage d’une BD est qu’elle peut se lire vite – j’ai emprunté à la bibliothèque du quartier son deuxième opus, Skandalon.

Cette fois, l’auteur laisse tomber le bleu et s’attache à une autre couleur chaude, le rouge, d’avantage synonyme ici de violence. Une fois encore, les nuances des tons et le dessin – parfois qualifiés d’oniriques – contribuent largement à charmer le lecteur. La violence largement suggérée, le sentiment d’angoisse ou d’oppression du personnage principal, voire le malaise même du lecteur qui découvre le récit sont autant de sensations déployées par les planches de Julie Maroh. Skandalon est un jeune chanteur, devenu trop rapidement l’idôle d’une génération. Le roman raconte sa déchéance progressive, ses excès : alcool, drogue, sexe, agressivité. Comme pour Le bleu est une couleur chaude, force est de constater que Julie Maroh donne une fois encore dans le cliché d’un monde de rock stars plutôt caricatural. Mais sur le fond, cela importe peu. L’objet du livre n’est pas d’être un témoignage réaliste. En postface, Julie Maroh abandonne ses pinceaux et prend la plume pour nous faire un point – à coup de références universitaires – sur la nécessité des sociétés de désigner un bouc émissaire. Dans ces quelques pages finales, Skandalon prend toute sa dimension et impose une seconde lecture avec un œil plus éclairé.

De mon côté, je retrouve là, de manière complètement impromptue, des thématiques qui me sont chères. Et pour approfondir la question, je m’empresse de noter une des références citées en notes de bas de pages : La violence et le sacré de René Girard.

D’autres avis chez Mokamilla et Mo’.

Cette lecture fait partie de ma liste du Challenge Petit BAC 2015 organisé par Enna.

Notre école a-t-elle un cœur ? – Evelyne Martini

De fil en aiguille, de Religions : les mots pour en parler à Franc-parler, du christianisme dans la société d’aujourd’hui, en déroulant la bobine « François Bœspflug », j’ai découvert le travail d’Evelyne Martini et son essai sur l’éducation : Notre école a-t-elle un cœur ?

Je l’avais repéré depuis plusieurs mois déjà sans avoir pris le temps de le lire. Le Challenge ABC Critiques est l’occasion de sauter le pas.

Evelyne Martini expose ici honnêtement, sincèrement et sans langue de bois, les conclusions d’une vie d’observations et de travail en tant que professeur de Lettres et inspectrice d’académie. L’ensemble de son ouvrage repose sur une question : Quel humain voulons nous former ? Autrement dit, sur quelle vision de l’homme repose les valeurs de l’école ? Pour répondre à cette question, elle alterne entre les exposés sur l’éducation et ses souvenirs d’enfance, orchestrés autour de trois chapitres.

Dans un premier temps, elle fait le point sur les conséquences des défaillances du système scolaire privilégiant d’avantage la compétition au respect de l’individu : élèves démotivés, malaise et lassitude des professeurs isolés.

Le deuxième point se concentre sur les tabous de l’école, la peur de l’enseignement des religions, le positivisme et sa nécessité d’objectivité permanente. Le ressenti personnel n’a pas sa place : en cours de littérature on détricote les textes pour analyser le plus finement possible les constructions grammaticales, mais on ne prend plus le temps d’apprendre à les aimer. Toute la magie du texte disparait, les questions les plus simples sont mises de côté parce qu’a priori trop naïves, au risque de passer systématiquement à côté de l’essentiel. Evelyne Martini cite en exemple un professeur – par ailleurs très compétent – qui avait éludé la question de son élève à propos du conte Barbe Bleue : « Madame, pourquoi il les tue ? ».

Le dernier chapitre intitulé « Ramener au centre » est l’occasion pour l’auteur de faire l’éloge de la concentration, de la morale, des disciplines en tant que telles, de souligner les méfaits de la dispersion et de la transdisciplinarité à l’école, de nuancer l’intérêt du numérique dans l’apprentissage et de régler ses comptes avec Harry Potter !

A propos de l’importance d’une attention soutenue, en se remémorant ses élèves planchant sur leur copie, elle écrit :

« Ils ont eu accès à cette dépossession de soi que l’intérêt porté au travail, y compris à l’école, offre comme une grâce. Quelques minutes précieuses enlevées au temps pauvre, agité et parfois triste de leur quotidien »

Je retiens de ce court essai la diversité des sujets abordés et la très grande liberté que s’autorise l’auteur. Je ne peux pas dire que j’approuve l’ensemble du discours, mais les questions et les arguments sont soulevés et proposent un vrai support pour démarrer une réflexion de fond sur ce que nous attendons de l’école et ce que nous souhaitons pour l’éducation de nos enfants : la compétition dès le plus jeune âge ou la possibilité de se construire intérieurement et socialement en respectant la particularité de chaque individu ?

En tant que professeur de Lettres, Evelyne Martini ne nous propose pas une décomposition technique des textes, elle nous invite à relire un poème de Blaise Cendrars, Quand tu aimes, il faut partir…, qu’elle joint à son essai. A travers l’anecdote de l’un de ses étudiants, elle nous rappelle comment certains textes parfois nous accrochent et nous poursuivent toute une vie.

A sa suite, je me remémore un texte de Charles Baudelaire découvert au lycée, au programme du baccalauréat – et avec lequel j’ai dû me défendre le jour J. Chaque jour de grisaille, le premier vers me revient à l’esprit, et pour le plaisir, je vous recopie aussi les suivants :

« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

– Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. »

Je conclue cet article par cette idée d’Evelyne Martini, à laquelle je tiens tout particulièrement :

«  C’est par la poésie que nous pouvons ramener les élèves – quelle que soit leur origine – au centre d’eux-mêmes, leur faire découvrir qu’il y a ce centre, à jamais »

Lettre ouverte à Freud – Lou Andreas-Salomé

De fil en aiguille, j’ai découvert Lou Andreas-Salomé grâce aux correspondances du poète Rainer Maria Rilke. Les lettres qu’il lui a écrites tout au long de sa vie sont magnifiques et donnent une belle vision de l’évolution spirituelle du poète. Après quelques rapides recherches, j’ai appris que Lou Andreas-Salomé avait également été très proches de deux autres hommes non moins célèbres : Sigmund Freud et Friedrich Nietzsche. J’ai déjà lu il y a plusieurs mois Eros de Lou Andreas-Salomé. Cet ouvrage traitait déjà de psychanalyse, discipline de prédilection de cette grande dame. Par le passé, je me suis parfois intéressée au personnage de Freud (cf. cet article datant de 2010).

Cette Lettre ouverte à Freud est l’occasion d’en apprendre d’avantage sur une femme fascinante et sur sa relation avec le précurseur de la psychanalyse. Je ne vous cache pas qu’en achetant ce livre, j’espérais surtout une correspondance amoureuse passionnée et croustillante. Loin s’en faut ! Si les lettres de R . M. Rilke ont largement comblé mon côté romantico-midinette – et ma soif de belle littérature ! -, celle de L. Andreas-Salomé en hommage à S. Freud pour son soixante-quinzième anniversaire est écrite dans un tout autre registre : strictement scientifique et… psychanalytique. Pour tout vous dire, j’ai, dans un premier temps, abandonné la lecture au bout de trente pages. Étant assez têtue, j’ai tout de même décidé, quelques mois plus tard, de l’inclure dans ma liste pour le Challenge ABC de Babelio : 150 pages à lire, ce n’est pas énorme, je devrais pouvoir le faire !

Et je l’ai fait ! En neuf chapitres, Lou Andreas-Salomé aborde les grandes questions de la psychanalyse freudienne : sexualité, rapport homme-femme, religion, processus de création, etc. Je suis malheureusement bien incapable de vous en faire un résumé. Les passages sur la foi et la religion sont, à mes yeux, les plus intéressants. Sur ces points, Lou Andreas-Salomé s’opposait à Sigmund Freud et elle tente ici d’exprimer son point de vue tout en restant cohérente avec la psychanalyse freudienne. Tout un art…

J’ai tout de même envie de vous retranscrire un extrait qui a retenu mon attention :

« […] Nous sommes lancés, inéluctablement, dans le tourbillon de toute réalité, avec pour seul choix d’y consentir. Si sans aucun doute, cela veut dire : traverser un océan sur un frêle esquif, telle est bien notre condition humaine – et il ne serait d’aucun secours de s’imaginer qu’on navigue à la remorque du plus puissant des bateaux à vapeur, vers des destinations inexistantes : notre attention au vent et au temps ne pourraient que s’en trouver diminuée. Plus nous nous plongeons, sans en rien retrancher, dans l’ « exigence du moment », dans l’instant tel qu’il se présente, dans des conditions variables d’un cas à l’autre, au lieu de suivre le fil conducteur de prescriptions, de directives (écrites par l’homme ! ), plus nous sommes, dans nos actes, justement en relation avec le tout, poussés par la force vivante qui relie tout avec tout, et nous aussi. Qu’importe alors si les tâtonnements de notre conscience sont entachés de toutes les erreurs possibles. Si quelqu’un taxe ce comportement d’immoralité, d’arbitraire et de présomption, nous serions à plus forte raison autorisés à taxer de confortable incurie morale l’esclavage infantile de celui qui s’en tient au respect des prescriptions ! »

Si ce n’était le Challenge ABC, je n’aurais probablement pas chroniqué ce texte. Toutefois, je ne reste pas indifférente au personnage de Lou Andreas-Salomé, et si je ne peux pas comprendre dans le détail son raisonnement, je reste fascinée par sa très grande liberté. En espérant que le style soit plus digeste, j’aimerais beaucoup lire son autobiographie Ma vie : esquisse de quelques souvenirs , ou, pourquoi pas et si elles sont plus facile d’accès, l’une des nombreuses biographies écrites sur elle. Sauriez-vous m’en conseiller une en particulier ?

Les théologiens de « la mort de Dieu » – Jourdain Bishop

En lisant Julien Riès, j’ai pris connaissance du mouvement théologique de « la mort de Dieu ». La formule intrigue. Comme tout le monde, je connais la phrase de Nietzsche – sans avoir lu Nietzsche – mais je n’imaginais pas que des théologiens puissent la reprendre à leur compte.

Après quelques déboires, je réussis à me procurer ce volume de Jourdain Bishop cité comme référence par Julien Riès.

Cet essai, publié en 1967, a pour vocation de synthétiser les idées de ces fameux théologiens de « la mort de Dieu », mouvement particulièrement vivace au lendemain de la seconde guerre mondiale et dans les années 60. Plus que « la mort de Dieu » théorisée par Nietzsche, il s’agit surtout de penser l’évolution du christianisme dans le contexte de sécularisation grandissant. Plutôt que d’admettre que Dieu est mort – ce dont on ne pourrait pas être informé puisqu’il s’agit de Dieu, tout de même ! – la question se focalise autour de la mort de Dieu dans le cœur de l’homme et dans nos sociétés dites « occidentales », à savoir l’Europe et l’Amérique du Nord. Par sécularisation, il faut entendre à la fois le symptôme très visible des églises qui se vident (plutôt en Europe), mais aussi et surtout l’habitude plutôt américaine d’aller à la messe, de dire son bénédicité avant le repas, de faire-tout-bien-comme-il-faut mais d’être finalement, au quotidien, plus enclin à juger son prochain qu’à l’aimer. La religion est mise à l’écart de la société, et quand elle en fait encore partie, c’est d’avantage dans la forme que dans le fond. L’idée récurrente de ces théologiens tourne donc autour de la revalorisation du fond, des valeurs transmises et vécues, quitte à bousculer sérieusement la forme, raide et désuète.

L’organisation de l’essai est assez simple. Chaque chapitre présente l’un de ces théologiens, ses théories et le contexte dans lequel il les a élaboré :

  • Dietrich Bonhoeffer (1906-1945), précurseur en la matière, pasteur luthérien, résistant au nazisme, auteur notamment de Akt und Sein (1930) sur l’acte et l’être et la notion d’engagement, fondatrice de sa pensée et de celle de nombreux théologiens américains par la suite. Il a également écrit Résistance et soumission (Lettres et notes de captivité) alors qu’il était prisonnier en Allemagne. Ces lettres ont rencontré une grande popularité dans les milieux concernés et ont ouvert de nouvelles voies sur les rapports entre l’Eglise et le monde.

  • Gabriel Vahanian (1927-2012), théologien protestant et français, est une référence incontournable sur la question avec la publication en 1961 de The death of God, traduit en français en 1962 sous le titre La mort de Dieu, ouvrage dans lequel il critique la vision de Dieu dans la société américaine des années 50.

  • John A. T. Robinson (1919-1983) était un évêque anglican. Jourdain Bishop qualifie ses textes de « mélange indigeste » mais il le retient pour son ouvrage Honest to God (1963) traduit en français sous le titre – qui laisse à désirer – Dieu sans Dieu. J. Bishop renonce à la critique de l’ouvrage, particulièrement ambiguë, et renvoie à d’autres travaux plus complets. Il insiste surtout pour dénoncer ceux qui auraient vu en J. A.T. Robinson un athée. Honest to God a tout de même été vendu à plus d’un million d’exemplaire, en particulier dans les milieux athées. Enfin un débat ouvert…

  • Paul van Buren (1924-1998) était un théologien américain. Il reste dans la continuité de D. Bonhoeffer et tente à son tour de répondre à la question : « comment prêcher l’évangile à l’homme sécularisé ? » à travers son livre The secular meaning of the Gospel.

  • William Hamilton – inconnu sur Wikipedia – est retenu ici pour son ouvrage The new essence of christianity publié en 1961. Sans être partisan du « réductionnisme » – à savoir ne conserver des Evangiles que les éléments acceptables dans un monde sécularisé – il n’est pas non plus partisan d’un conservatisme absolu. Il se place également dans la lignée de Bonhoeffer en refusant la « religiosité » d’un dieu « bouche-trou » qui n’interviendrait que lorsque la science atteint ses limites.

  • J. J. Altizer (1927-….) , beaucoup plus radical, est l’auteur de L’Evangile de l’athéisme chrétien. Et, je cite J. Bishop, « il voit dans la mort de Dieu un événement à célébrer, un événement joyeux, évangélique, que seuls les chrétiens peuvent annoncer ». Parole de théologien ! (personnellement, il me fait un peu peur celui-là…)

  • Harvey Cox (1929-…), théologien et universitaire américain, est connu pour avoir publié en 1965 The Secular City, alors diffusé à plus de 250 000 exemplaires. Moins radical que les œuvres d’Altizer, cet ouvrage, initialement destiné à un public estudiantin, analyse « les structures de l’Eglise, le langage de la foi, les images et les symboles qui expriment l’engagement chrétien et la réponse du chrétien aux problèmes posés par la vie de l’américain » des années 60. J’apprends en écrivant cet article que H. Cox est revenu sur ses propos depuis la publication des Théologiens de la « mort de Dieu » puisqu’il a publié en 1994 un livre intitulé Retour de Dieu et en 2009, The future of faith. Dans ces deux ouvrages, il analyse le renouveau du pentecôtisme et son influence sur les sociétés.

Pensé pour être simple d’accès, Les théologiens de « la mort de Dieu » nécessite toutefois des pré-requis en théologie catholique et protestante que je n’ai pas.

J’en retiens tout de même une grande surprise : les institutions chrétiennes que je percevais comme monolithiques ne le sont pas tant que ça – elles hébergent en leur sein, de bien surprenants penseurs ! – ; et j’admire la très grande liberté avec laquelle ces théologiens se sont emparés de la question de la sécularisation. Ils ne rejettent pas cette nouvelle façon d’envisager nos sociétés, ils l’acceptent et l’approuvent même, s’en servent pour repenser les textes, les actualiser. Certains ont envisagé de les démythologiser pour les rendre plus acceptables, d’autres ont envisagé de favoriser les valeurs chrétiennes et l’engagement par les actes plutôt que par le discours, d’où la mouvance des prêtres ouvriers. Certains ont pensé « réduire » les Évangiles à leurs messages fondamentaux. Sans parler de l’annonce de la « nouvelle » bonne nouvelle : la mort de dieu comme événement festif ! Au final, tous s’interrogent sur la manière de parler de Dieu au XXème siècle, faut-il seulement en parler comme tel ? Peut-on concevoir un « christianisme sans religiosité » ?

Évidemment, cet essai de Jourdain Bishop est largement dépassé. On ne se pose plus la question aujourd’hui de penser Dieu à l’heure de la sécularisation. Bien au contraire, Le désenchantement du monde de Marcel Gauchet publié en 1985, à propos du recul des croyances religieuses, a laissé place en 2004 à Un monde désenchanté ? par le même auteur. D’autres ouvrages sur le réenchantement du monde ont été publié depuis 2001 par Jean Staune, Bernard Stiegler ou encore Michel Maffesoli. Autant de références à étudier pour une vision un peu plus sociologique ou philosophique, et un peu moins théologique de la question spirituelle au XXIème siècle.

Quant aux travaux de Monsieur Bishop, ils restent utiles et nécessaires, sur le plan historique, pour ne pas oublier ces théories qui ont ébranlé en leur temps les églises chrétiennes.

Victor Hugo et Dieu – Emmanuel Godo

Je me plais parfois à dire que j’ai commencé à lire en 2013. Si je veux être exacte, j’ai plutôt re-commencé à lire en abondance début 2013 en ouvrant L’homme qui rit de Victor Hugo. Je n’ai pas chroniqué ce roman ici parce qu’il m’est très difficile de formuler décemment son caractère monumental. Je crois que je n’exagèrerais pas si je vous disais que je l’ai vécu comme une révélation. Depuis L’homme qui rit, les écrits de Victor Hugo tiennent place de fil rouge dans mes lectures et dans ma vie : Han d’Islande, Les contemplations, L’année terrible et aujourd’hui La légende des siècles se sont succédé tour à tour sur ma table de chevet ou dans mon sac à main.

J’ai pris connaissance de l’essai d’Emmanuel Godo grâce aux notes de bas de page de Religions : les mots pour en parler. L’auteur le citait en exemple d’un travail de recherche sur l’homo poeticus. J’ai consciencieusement noté la référence pour y revenir au moment opportun. Dans son livre, Emmanuel Godo nous propose de retracer l’évolution spirituelle de Victor Hugo à partir, essentiellement, de son œuvre littéraire, particulièrement prolifique sur la question religieuse. Il met ainsi de côté l’homme politique pour se focaliser sur un aspect peut-être moins connu du grand homme : sa relation à Dieu.

Victor Hugo et Dieu : bibliographie d’une âme est un essai de 250 pages, pas trop long et très accessible. Il n’est pas nécessaire d’être agrégé de lettres modernes pour le comprendre. Truffé de citations de Victor Hugo, c’est un vrai plaisir à lire, invitant à découvrir d’avantage encore l’auteur concerné. L’ouvrage est divisé en 11 chapitres correspondant chacun à une étape de la vie de Victor Hugo, présentée dans l’ordre chronologique. Chaque période possédant ses caractéristiques spirituelles propres.

Né en 1802 à Besançon, on apprend que Victor Hugo n’a reçu aucune éducation religieuse, il n’était pas baptisé. Vers 1819, il admet être passé « du royalisme voltairien de sa mère au royalisme chrétien de Chateaubriand ». Mais ce rapprochement du christianisme, fortement lié à ces penchants politiques, ne durera qu’un temps. De 1825 à 1830, Hugo se détache progressivement de l’Église, alors que sa foi s’affermit. Il écrira notamment dans un poème intitulé Tas de pierre :

« Au fond, Dieu veut que l’homme désobéisse. Désobéir, c’est chercher».

Face à l’institution ecclésiale, Victor Hugo prend le parti de Dieu, et avec Dieu celui du peuple – fil rouge de son œuvre littéraire, autant que politique. Le 4 septembre 1843, V. Hugo perd sa fille, Léopoldine. Cette tragédie ouvre alors dans sa vie ce que Maurice Levaillant appelle la crise mystique de Victor Hugo. Emmanuel Godo parle d’exil métaphysique. La souffrance devient un moyen de connaissance pour Victor Hugo : puisque sa fille appartient à l’invisible, le poète consacrera dorénavant sa vie à définir cet invisible. Il faudra plus de 10 ans avant que Victor Hugo ne puisse formuler ce drame en poème, il publiera les Contemplations en 1856. Dans l’intervalle, en 1851, Bonaparte fait son coup d’état et Hugo doit s’exiler physiquement à Bruxelles, puis sur l’ile de Jersey. Commence alors la période des tables tournantes : Hugo s’adonne au spiritisme. Les compte-rendus des Tables sont publiés, on les trouve encore aujourd’hui en édition de poche. Quoique l’on pense de ces activités, il faut retenir que Victor Hugo, lui, y croit : il dialogue ainsi avec sa fille, le Christ, Alexandre le Grand, Dante, Galilée, Shakespeare, etc. Ces expériences prennent fin lorsque l’un des membres du groupe est interné. Pendant ses 19 années d’exil, la foi de Victor Hugo se concrétise à travers certaines de ses plus grandes œuvres : Les Contemplations, La légende des siècles, Les misérables, L’Homme qui rit, etc.

Emmanuel Godo consacre plusieurs pages magnifiques à L’homme qui rit. Il va jusqu’à écrire, discrètement, en note de bas de page :

« Chaos Vaincu est le titre du drame présenté par Ursus [l’un des personnages principaux de L’homme qui rit] et pourrait servir de sous-titre au roman tant la victoire sur le chaos y est centrale : victoire – espérée – de l’esprit sur la matière, des mots sur l’informe, du sens sur la fatalité de l’absurde. »

Comprendra qui voudra mais pour ma part, c’est bien comme cela que j’ai reçu L’homme qui rit : une victoire du sens sur l’absurde. Et merci monsieur Godo d’avoir su le nommer ! Parce que mis à part balbutier « y’a un truc dans ce roman », je n’aurais jamais pu le formuler moi-même…

Pour en revenir à notre histoire, Victor Hugo rentre en France en 1870, c’est la défaite contre la Prusse, puis la Commune. Il publiera l’année suivante L’Année terrible où il retrace les événements des mois précédents. La spiritualité hugolienne est inséparable de ses actes et de ses choix politiques, il montre un soutien indéfectible au peuple qui le lui rend comme il peut, idolâtrant d’avantage l’homme social et politique que l’écrivain inspiré.

En permanence tourné vers le Christ ou vers Dieu – qu’il nomme également de son nom laïc : le Progrès – Hugo a foi avant tout en l’homme et ne reviendra jamais vers l’Église et ses dogmes. Pour résumer la singularité de la démarche de Victor Hugo, Emmanuel Godo écrit :

« C’est un croyant profond et sincère qui refuse les sacrements d’une Eglise en laquelle il ne reconnaît pas les principes spirituels et moraux sur lesquels il a fondé sa vie et non un athée. »

Victor Hugo meurt le 22 mai 1885. Maupassant écrit qu’ « il attendait la mort sans crainte, avec sérénité ». Ses dernières volontés étaient d’être enterré auprès des siens, au lieu de quoi il reposera au Panthéon et ses funérailles laïques feront date dans l’histoire de France. Emile Augier déclare ce jour-là, au nom de l’Académie Française :

« Ce n’est pas à des funérailles que nous assistons, c’est à un sacre. »

Pour tout vous dire, j’avais un peu peur en m’attaquant à l’essai d’Emmanuel Godo. Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre. Finalement, j’y ai pris beaucoup de plaisir, j’ai appris beaucoup de choses, et surtout j’ai eu envie de continuer à lire encore et encore Victor Hugo, à m’intéresser d’avantage à ce personnage, monstre sacré s’il en est, à comprendre sa démarche singulière fondée sur la liberté, les actes, la quête spirituelle, la beauté aussi, la raison surtout, le social – au sens fort du terme – et la foi bien évidemment. J’ai également épluché la bibliographie en fin d’ouvrage – petit bonheur qui ouvre toujours de nouvelles portes. Outre d’autres essais sur Victor Hugo, je suis curieuse de ces quelques références sur le romantisme et l’histoire de la pensée au XIXème siècle.

Affaire à suivre…

[Cet article a été publié, a posteriori, dans le cadre du Challenge romantique de ClaudiaLucia]

Petit traité d’histoire des religions – Frédéric Lenoir

Après la lecture de L’ « homo religiosus »… de Julien Riès, j’ai voulu m’atteler à quelque chose de plus digeste. J’ai repris la bibliographie de Religions : les mots pour en parler à la recherche d’un ouvrage plus généraliste et plus accessible. Je connaissais déjà le traité de Frédéric Lenoir pour l’avoir vu dans quasiment toutes les librairies possédant un rayon sur les religions. En fait, F. Lenoir est même souvent le seul auteur disponible sur le sujet dans beaucoup de librairies généralistes. Pour autant, je ne l’avais jamais lu. Je me saisis donc de l’occasion.

Cet ouvrage très accessible n’en est pas pour autant trop simpliste et les débutants sur la question religieuse devrait pouvoir y trouver leur compte. Il se divise en deux partie : la première est consacrée aux origines des religions et la seconde détaille plusieurs « grandes voies du salut ».

Frédéric Lenoir se place toujours dans la lignée des incontournables de la discipline : Eliade, Otto, Durkheim, Mauss, Müller, etc. Je vois toutefois apparaître un nom que je n’avais pas encore vu, ni dans le manuel de Boespflug & co, ni dans l’ouvrage de Julien Riès : Karl Jasper. Et pour cause, le concept qu’il a défini soulève encore beaucoup de questions. F. Lenoir nous le présente dans un chapitre intitulé « La période axiale de l’humanité ». Il explique que certaines périodes historiques sont particulièrement porteuses de mutations politiques, techniques, religieuses, et philosophiques. L’humanité a connu quatre de ces grands  tournants majeurs : la révolution néolithique et la sédentarisation (aux environs de – 12 000) , les premières grandes civilisations (- 3000), les premiers grands empires (- 500) et la modernité à partir du XVIème siècle apr. J.-C. Le troisième tournant nous intéresse ici en priorité. Il a vu apparaître de nouvelles formes de religions et philosophies, d’avantage tournées vers le salut de l’individu : l’homme commence à se penser lui-même et à réfléchir au sens de son destin personnel.

Cette période axiale, définie pour la première fois par Karl Jasper, et qui se situerait au milieu du Ier millénaire avant notre ère, sert de pierre d’angle à Frédéric Lenoir pour développer la deuxième partie de son ouvrage, qui en représente en fait les deux tiers. Il détaille les grands courants philosophiques et religieux et leurs fondateurs apparus au cours et à la suite de cette période axiale : les sagesses chinoises, l’hindouïsme, le bouddhisme, les philosophes grecs, le zoroastrisme, le judaïsme, le christianisme, l’islam, et la permanence de l’animisme. Cette seconde partie est assez classique dans son organisation, elle permet de cibler rapidement les caractéristiques fondamentales des grandes sagesses et religions, et de les replacer dans un cadre historique. Selon votre degré de connaissance de chaque religion, certains chapitres vous sembleront peut-être plus superficiels, d’autres vous surprendront et vous apprendront d’avantage. Ce Petit traité d’histoire des religions sera probablement très utile aux débutants pour acquérir des connaissances globales sur chacun de ces courants religieux, avant de pouvoir les approfondir (cf. bibliographie en fin d’ouvrage classée par ordre alphabétique, et non thématique – pas toujours très pratique).

Pour ma part, j’ai découvert pas mal de petites choses très intéressantes, notamment sur les grecs, Zoroastre, et surtout ce fameux Jasper ! Je n’en suis pas mécontente 😉