Archives du mot-clé Religion

Quinzinzinzili – Régis Messac

arbrevengeur18-2007Je cherchais un livre atypique, de quoi fuir la morosité ambiante. Quelque chose qui me réveille, me permette de passer à l’étape suivante. Une fois de plus, L’Esprit Livre a parlé : « Un post-apo, t’en lis jamais ça te changera », argument ultime pour faire faillir mon têtu froncement de nez. Et me voilà délicieusement assise en terrasse à feuilleter ce bel ouvrage au titre improbable. Pari gagné ! Quinzinzinzili, c’est le mot inventé par une horde d’enfants livrés à eux-mêmes dans un monde dévasté. Quinzinzinzili, c’est le titre donné au récit du seul survivant adulte à cette deuxième guerre mondiale qui n’avait pas encore eue lieu. Je contextualise : le roman dont je vous parle a été publié en 1935 par un certain Régis Messac, universitaire à Glasgow puis Montréal et instituteur français, prédicateur s’il en est du désastre nazi. Quinzinzinzili est hallucinant de modernité par le style employé. En témoigne l’incipit :

Moi, Gérard Dumaurier…
Ayant écrit ces lignes, je doute de leur réalité. Je doute de la réalité de l’être qu’ils désignent : moi-même. Est-ce que j’existe ? Suis-je autre chose qu’un rêve, ou plutôt un cauchemar ? L’explication la plus raisonnable que je puisse trouver à mes pensées, c’est que je suis fou.

Les premières pages du récit de Gérard Dumaurier sont le prétexte d’un état des lieux politique incroyable proche de celui que l’on observera quelques années plus tard en Europe. Désespérément proche aussi de celui que l’on observe à nouveau aujourd’hui dans le monde. Rapidement, la catastrophe apocalyptique se produit, et Gérard Dumaurier se retrouve seul avec une douzaine de mouflets, rescapés au fond d’une grotte. Aucune émotion, aucune empathie à l’égard des enfants ne transparaît des propos du narrateur. Gérard Dumaurier observe et décrit froidement… une micro-société se reconstitue, le premier meurtre, le premier viol, la redécouverte du feu, un nouveau langage, une nouvelle religion. Quinzinzinzili m’a fascinée. Ce roman pose en filigrane toute la question de ce qu’est ou pas notre humanité, il la renouvelle… au lecteur d’y répondre.


Quinzinzinzili – Régis Messac
L’Arbre Vengeur, 2011, 199 p.
Première publication: La fenêtre ouverte, collection « Les Hypermondes », 1935


 

Mémoires d’une jeune fille rangée – Simone de Beauvoir

9782070355525fsJe remonte la piste « Didier Eribon » et me voilà plongée dans cette étrange autobiographie, bien loin de mes préoccupations premières. Mémoires d’une jeune fille rangée retrace les premières années de la philosophe Simone de Beauvoir de la naissance à sa rencontre avec Jean-Paul Sartre.

Avant toute chose je suis frappée par le rythme, extrêmement régulier, et par le style que je qualifierais de distingué, à l’image de la jeune fille décrite. Je suis entrée dans le récit sans aucun à priori, ignorante de la vie de l’auteur. Je sais par ailleurs que ce livre a marqué nombre de lectrices. Le rapport de Simone de Beauvoir à la littérature et à la philosophie, son indépendance d’esprit dans un cadre social et familial étriqué, ses choix amicaux, ses questionnements sur le mariage et les études, son ennui, interpellent. Cela dit, je n’ai pu me défaire de l’idée tout au long de ma lecture que j’avais sérieusement affaire à des problèmes de petite bourgeoise, certes bien réels mais pour lesquels ils m’étaient bien difficiles de me sentir concernée. Sans cesse, j’ai attendu la révolte, les cris, une réponse au carcan qui s’impose par cette indéniable régularité du rythme, en vain semble-t-il. Quoique les limites soient en permanence repoussées discrètement et presque naturellement, l’explosion ne se produit pas et ma patience est mise à rude épreuve. Je reste sur ma faim, interpellée mais inassouvie.


Mémoires d’une jeune fille rangée – Simone de Beauvoir
Folio, 2008, 473 p.
Première publication : Gallimard, 1958


Challenges concernés

Challenge Multi-défis : un livre dont l’action se déroule dans le passé

Boussole – Mathias Enard

boussoleJ’ai terminé Boussole depuis des mois déjà sans prendre le temps de rédiger ce billet. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir été relancée, par Mina notamment, et à plusieurs reprises.

Pour tout vous avouer, mon impression sur le Goncourt 2015 est plutôt mitigée. Je découvre dans la foulée l’écriture de Mathias Enard et si j’ai apprécié ma lecture, je ne me sens pas pour autant portée par l’envie de lire les autres romans de l’auteur.

Boussole est un livre érudit, je ne vous apprends rien. Les références sur l’orient et l’orientalisme foisonnent. Dans un premier temps, j’ai voulu les noter pour y revenir plus tard mais j’ai vite compris que l’entreprise était totalement vaine. Elles sont beaucoup trop nombreuses, avec une moyenne de cinq références par page… j’ai cru que j’allais m’arrêter de lire pour recopier le livre !

Une bibliographie en fin d’ouvrage n’aurait pas été du luxe : elle aurait sans doute libéré ma lecture de nombreuses prises de notes et m’aurait permis d’approfondir plus aisément les thématiques qui m’intéressent le plus. Par necessité d’avancer dans le roman, j’ai finalemment lâché prise et accepté l’étourdissante érudition de l’auteur pour m’attacher à la narration… Ainsi vint la chute. L’histoire d’amour entre les deux protagonistes m’a totalement laissée de marbre. Le personnage du narrateur m’est apparu fade et sans profondeur ; son grand amour déçu, Sarah, lointaine et idéalisée, m’est restée totalement étrangère.

Si j’ai eu le sentiment d’apprendre avec plaisir des milliers de choses sur l’Orient, quelques mois plus tard pourtant il ne me reste quasiment rien de ma lecture tant chaque accroche historique ou artistique est survolée, à peine amorcée, allusive… Je reste finalement sur ma faim. J’ai presque envie de comparer de manière peut-être un peu douteuse ce roman à une énorme barbe à papa tentante, prometteuse, délicieuse par bouchée… et finalement étouffante de trop de sucre sans pour autant remplir l’estomac.


Boussole – Mathias Enard
Actes Sud, 2015, 378 p.


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 :  un livre qui a gagné un prix littéraire

La condition magique – Hubert Haddad

Voilà bien longtemps que je ne m’étais pas laissée guider par le hasard dans mes choix de lectures : aucun conseil de libraire, d’ami ni même de blogueur. Une simple couverture Zulma en évidence sur une table de la librairie Terre des livres, un format poche, pas même une nouveauté, ni le moindre petit mot pour attirer l’œil. La quatrième de couverture rehaussée de superlatifs et autres adjectifs grandiloquents : richissime, extravagant, himalayens, quête d’absolu, foisonnant, vertigineux…
Des personnages tape-à-l’œil : jeune et fragile étudiante, beau ténébreux endeuillé et incompris, universitaire blasé. Rien n’aurait dû les rassembler mis à part la fantaisie de leur auteur.

Si j’ai, dans un premier temps, accroché au style de l’auteur et aux descriptions des sommets du toit du monde ouvrant le récit, si j’ai été intriguée par les dérives désespérées de Marghrète, j’ai aussi rapidement perdu le fil de ces histoires banales et décousues qui auraient voulu trouver leur sens sur les cimes himalayennes. Entre l’introduction et la conclusion sommitales se déroule un ennuyeux quotidien intellecto-universitaire mêlé d’allusions à Descartes et d’abus sectaires peu crédibles dont je suis finalement restée très distante.

Je garde de ce livre un arrière-goût de traîtrise : j’en attendais beaucoup et l’écriture sophistiquée me faisait miroiter un scenario exigeant et cohérent. J’hésite à tenter l’aventure une seconde fois.

Avez-vous lu et aimé un livre de Hubert Haddad ? Si oui, lequel et pourquoi ?


La condition magique – Hubert Haddad
Zulma, 2014, 281 p.
Première édition : 1997


Les lettres – Hadewijch d’Anvers

Quelle lubie a bien pu m’inciter à commander cette édition suisse des correspondances de Hadewijch d’Anvers, mystique flamande du XIIIème siècle ? Momentanément intriguée par le mouvement des béguines, je souhaitais en savoir plus sur ces femmes célibataires qui, sans former de vœux perpétuels, appartenaient à une communauté religieuse laïque et vivaient pieusement en obéissant à une règle monastique. Occasionnellement condamnées pour « fausse piété » et brûlées vives, l’institution catholique les autorisera quelques décennies plus tard à poursuivre l’exercice de leur foi… (les voies du Seigneur sont impénétrables – et celle de l’Histoire des plus improbables). Plutôt que de m’en tenir à une simple biographie ou autre ouvrage historique, j’entreprends de retourner à la source en lisant les textes de Hadewijch d’Anvers – traduit, le texte, mais si j’avais pu lire le moyen-néerlandais, Dieu seul sait si je n’aurais pas entrepris la V.O. – … et grand mal m’en pris. Il semble que je n’ai rien compris.

Au bas de ces lettres datées de 1220 à 1240 d’apparence douces et naïves, débordantes d’amour et de morale, se nichent les commentaires d’un certain Paul-Marie Bernard qui s’échine à faire comprendre au lecteur que s’il a cru comprendre la phrase, il se méprend totalement sur ses capacités intellectuelles. Si j’ai cru acquérir un recueil de correspondances, je me suis totalement fourvoyée sur l’objet que je tiens entre mes mains, il s’agit bien plutôt d’un commentaire théologique extrêmement ardu des lettres de la gente dame. Chaque lettre est introduite par un court résumé du traducteur et commentateur qui nous informe de ce qu’il faut comprendre de ce qui va suivre. Le procédé est, à dire vrai, assez désagréable. Le vocabulaire utilisé par Hadewijch d’Anvers est pourtant relativement simple et fluide et peut sembler assez général – les idées dispensées ayant peut-être été largement véhiculées et vulgarisées par les huit siècles d’histoire catholique qui les portent jusqu’à nous. Ces lettres m’auraient presque parues belles – quoique un peu ennuyeuses – si les notes de bas de page, souvent plus longues que les lettres, n’en faisaient pas un traité hermétique au commun des mortels.

J’en ressors avec une curiosité non rassasiée sur les béguines, et un écœurement notoire qui ne m’incite pas à creuser la question… et pourtant, quelque chose me dit que ces femmes avaient beaucoup à transmettre.


Les lettres : la perle de l’école rhéno-flamande – Hadewijch d’Anvers
traduites et présentées par Paul-Marie Bernard
Editions du Sarment, 2002


La clôture des merveilles – Lorette Nobécourt

Je prends mes lectures dans le désordre. Après avoir chroniqué Alexis Jenni, je continue dans l’ambiance religieuse avec La clôture des merveilles.

J’ai découvert ce court roman juste après ma lecture de Moby Dick. Suite à plusieurs lectures infructueuses, Lorette Nobécourt semblait être la seule capable de capter mon attention plus de cinq minutes. Le style littéraire n’a pourtant strictement rien à voir avec celui de Melville – quel auteur pourrait-il s’en vanter ? – mais il me permet de sortir de mon « deuil littéraire post-chef-d’oeuvre » – ce qui est énorme ! Simple et fluide, l’écriture introspective de Lorette Nobécourt est parfaitement adaptée à cette vie romancée de H., celle dont on se souviendra sous le nom de Hildegarde de Bingen. De simple moniale, cette dernière deviendra l’une des âmes les plus influentes des siècles suivants. Insoumise et obstinée, elle fondera deux abbayes, s’adonnera à la littérature et restera dans nos mémoires comme l’une des plus grandes mystiques de la chrétienté.

Dans La clôture des merveilles, Lorette Nobécourt ne s’attache pas tant au récit historique et biographique de Hildegarde – bien qu’il soit très présent tout au long du roman – mais bien d’avantage à l’évolution spirituelle, aux émotions, voire aux relations quasi-amoureuses tant elles sont profondes, de H., simple nonne, femme. L’auteur en profite pour saupoudrer son propos d’écrits poétiques et des apports spirituels de sa protagoniste sur la notion de viridité notammenténergie intérieure perpétuellement renouvelée grâce à l’intervention de l’Esprit et comparable à celle qui fait croître les plantes.

Pour ma part, si le personnage de Hildegarde de Bingen m’interpelle, c’est bien l’écriture de l’auteur qui me séduit d’avantage ici. Je découvre Lorette Nobécourt avec La clôture des merveilles et je ne compte pas en rester là. J’espère revenir vers vous très prochainement pour vous parler d’un autre de ses romans, Patagonie intérieure.

Pour ceux d’entre vous qui souhaiteraient explorer l’écriture introspective, sachez que Lorette Nobécourt organise régulièrement des ateliers dans la Drôme – ambiance paradisiaque garantie !
Vous trouverez des précisions sur son site : http://lorettenobecourt.com/

Le Feu sacré – Régis Debray

Voilà un essai que je voulais lire depuis bien longtemps, depuis la lecture de La jeunesse du sacré du même auteur précisément. La Sainte Ignorance aura été le prétexte pour rebondir et creuser encore cette notion de sacré qui me questionne toujours autant. Avec Régis Debray, j’aborde le sujet sous l’angle de la philosophie, discipline qui m’est totalement étrangère et difficile d’accès.

Le Feu sacré : fonctions du religieux est divisé en cinq parties. Les quatre premières correspondent à quatre fonctions du religieux : Fraternités, Hostilités, Identités et Unités ; la dernière, Actualités, fait le point sur la place du sacré dans nos sociétés contemporaines.

Pour tout avouer, j’ai eu beaucoup de mal avec cet essai, d’abord avec le style de l’auteur : soutenu comme le veut l’écriture universitaire, le discours est parcouru de phrases humoristiques probablement au goût des érudits ; mais à tenter de saisir les blagues, j’en ai pour ma part, le plus souvent, perdu le fil du raisonnement. Il en résulte une lecture extrêmement frustrante – voire, si j’osais, horripilante. Rien de tel qu’un sujet intéressant mais insaisissable. La faute en est essentiellement à ma maigre capacité de concentration, j’en conviens.

Si ma lecture en dilettante ne me permet pas de vous en faire un résumé présentable, je me rend compte, les jours passant, que les idées soulevées continuent de me questionner. En particulier, la deuxième partie sur les hostilités : rien de tel qu’une guerre pour rassembler un peuple. Pourquoi est-il plus facile de s’unir pour tuer que pour aimer ? Question naïve j’en conviens…et sans réponse. Dans « Fraternités », Régis Debray débute son chapitre en distinguant les parcours spirituels à caractère personnel du religieux à vocation collective. Une définition évidente pour certains mais essentielle pour moi. Ainsi, je retiens de ce livre des bribes d’informations qui me reviennent quand je m’y attend le moins en faisant écho à d’autres choses ; mais globalement, malheureusement, j’ai trop souvent décroché du texte.

Pour tenter de poursuivre certaines idées, j’ai continué mes lectures par Les Barrages de sable, un roman de Jean-Yves Jouannais, où l’auteur s’interroge sur cette tendance naturelle que nous avons tous, en bord de mer, de vouloir construire des fortifications contre la marée montante. Indirectement, les questionnements sur la guerre ressurgissent. Plus scolairement, je prévois de lire La violence et le sacré de René Girard, cité à la fois par J.-Y. Jouannais et Régis Debray chacun à leur manière, en espérant y trouver des réponses plus explicites.

Un petit extrait riche en couleur de la p. 426 de ma version de poche, caractéristique du style de l’auteur et de certaines idées développées tout au long de l’essai :

« Et que vaut-il mieux, se disputer, voire s’entraider dans Babel, ou rôder dans un no man’s land apaisé ?
C’est ici qu’on se prend à rêver d’un œcuménisme qui ne serait pas un concordisme, visant non à délayer mais à préciser les profils spirituels. A mieux identifier les différences plutôt qu’à les effacer. D’un dialogue interreligieux qui, au lieu de produire de l’eau de rose avec des liqueurs fortes, via la théologie la plus faible, mettrait en valeur, ce que les autres théologies ont de fort et d’irréductible. Ce genre de rencontre aurait moins besoin de facilitateurs souriants que de traducteurs exigeants, à l’image des juifs de Tolède, et des Arabes d’Andalousie. L’Esprit-Saint est-il condamné à prendre l’autoroute ? »

Challenges concernés

Challenge ABC Critiques 2014/2015

      

La Sainte Ignorance – Olivier Roy

c_la-sainte-ignorance_6740Le 11 septembre 2001, j’étais lycéenne et assistais à un cours de français. En sortant de la salle pour me rendre à l’internat, j’ai croisé l’une de mes compagnes de dortoir qui m’a dit : « t’as vu les infos ? ». Ce soir là, la salle de télévision de l’internat était pleine.

Le mercredi 7 janvier 2015, au matin, dans le tram qui m’amenait au travail, j’ouvrais les premières pages de La Sainte Ignorance : le temps de la religion sans culture d’Olivier Roy, sans me douter un seul instant de l’étrange écho que j’allais rencontrer, dans les heures qui suivaient, entre cette lecture et l’actualité.

Publié en 2008, cette analyse d’Olivier Roy, chercheur et politologue au CNRS, spécialiste de l’islam, a pour vocation d’étudier les relations entre religion et culture. Si les deux ont été intrinsèquement liées au cours du temps, elles ont aujourd’hui une forte tendance à se dissocier complètement au gré de la mondialisation et de la laïcisation. Loin d’entraîner une disparition du religieux, ce processus engendre une autonomisation des religions de plus en plus déconnectées de la culture ambiante.
Dans son essai, Olivier Roy expose et développe sa théorie, en réfutant explicitement les propos d’un certain Samuel Huntington, concernant le choc des civilisations :

« Les conversions sont une clé pour comprendre ce qui se passe, mais leur inéluctable banalisation sera aussi le signe que les religions désormais vivent leur vie au-delà des cultures, et que le fameux clash/dialogue des civilisations, qui supposent un lien permanent et réciproque entre culture et religieux, est un fantasme improductif. »

Illustrant son discours d’une multitude d’exemples choisis dans toutes les religions, et finalement très peu dans l’islam – mais le lecteur pourra faire lui-même le parallèle s’il le souhaite, ou pas – , il met en exergue une infinité de situations toutes très différentes les unes des autres : opposition, syncrétisme, ancrage territorial ou au contraire export d’un concept religieux dans une autre société, appropriation ou non de ce concept, sa transformation, son évolution jusqu’à la perte même de l’idée initiale – il cite l’exemple des églises protestantes dans les communautés noires américaines qui n’accueillent pas, dans un premier temps, les blancs, alors que l’un des objectifs du christianisme est paradoxalement l’universalisme. Toute l’ambiguïté de la culture juive et de la religion juive est également observée au microscope, et sans jugement subjectif évidemment. Pour mener à bien son étude, il s’appuie sur cinq types de relations possibles et appliquées différemment selon les contextes :

  • la déculturation : consistant à éradiquer le paganisme
  • l’acculturation : consistant à adapter une religion à la culture dominante
  • l’inculturation : consistant à installer une religion dans une culture donnée
  • l’exculturation : le processus selon lequel on acquiert sa propre culture

« Il s’agit plutôt, à partir d’un certain nombre de cas, de voir comment les relations entre religion et culture se recomposent aujourd’hui et ce que cela veut dire pour notre compréhension du phénomène religieux. »

Olivier Roy pointe finalement le danger de la montée des fondamentalismes de tout bord provoquée notamment par cette méconnaissance du fait religieux de plus en plus flagrante dans nos sociétés contemporaines, et par ce repli du religieux dans une bulle sacrée déconnectée de toute nuance nécessaire et propre à la condition humaine :

« Interdire l’usage ironique, voire blasphématoire, d’un paradigme religieux, revient à l’exclure du champs de la culture pour le situer dans le seul champs du sacré. Il est alors le bien de la seule communauté des croyants, qui demande à être reconnue comme telle. Ce n’est plus la culture qui fonde l’identité, c’est la seule foi. »

Cette dernière phrase résonne étrangement et tristement aujourd’hui. A juste titre, Olivier Roy a pu s’exprimer dans de nombreux médias ces dernières semaines. J’ai pu le relire notamment dans Le 1 hebdo du 21 janvier 2015 où il synthétise rapidement ces idées quant à cette notion de Sainte Ignorance.

Pour conclure, je tiens à préciser que cet essai est accessible à tout curieux initié ou non à ces question, les concepts utilisés sont présentés en introduction ou début de chapitre, ce qui est un avantage non négligeable. La Sainte Ignorance : le temps des religions sans culture est, à mon sens, un essai très fin et nuancé, bien pensé, extrêmement riche par le nombre d’exemples proposés, et nécessaire à toute bonne réflexion sur la place accordée à la religion dans la culture d’aujourd’hui.

Dieu, une enquête – D. Albera et K. Berthelot (dir.)

Cette synthèse de plus de 1000 pages a pour titre complet Dieu, une enquête : judaïsme, christianisme, islam : ce qui les distingue, ce qui les rapproche. Dirigée par Dionigi Albera, anthropologue au CNRS, et Katell Berthelot, historienne des idées également au CNRS, elle a été rédigé par pas moins de 18 contributeurs de France, d’Allemagne, de Norvège et d’Italie, tous experts dans leurs disciplines (sociologie, histoire, anthropologie, théologie, philologie, islamologie, études juives, etc.) et membres de grands instituts de recherche européens.

Le but avoué de cet ouvrage est mentionné dès les premières pages :

« Développer une réflexion de type universitaire mais accessible aux non-initiés, critique et non confessionnelle, sur ce que ces trois religions partagent et sur ce qui les différencie, voire les oppose. »

Il se divise en quatre parties foisonnantes d’informations :

  1. « La révélation » : a pour objet les textes fondateurs des trois monothéismes et revient sur l’histoire de leurs rédactions respectives et les questionnements qui en découlent. Le rapport des croyants à ces textes y est également abordé, ainsi que le rapport à la loi très différent selon chaque confession. Cette partie traite aussi de la constitution et du maintien au cours de l’histoire des différentes communautés, prosélytes ou pas, disposant ou non d’appuis politiques, etc.
  2. « Quel Dieu pour quelle humanité ? » : cette seconde partie retrace l’histoire du passage du polythéisme dominant au monothéisme. La question de l’unicité de Dieu est comprise différemment selon que l’on est musulman, chrétien ou juif. Elle aborde également les différents rites rythmant la vie d’un homme : naissance, baptême, mariage, rituel mortuaire, etc. Ces rites sont nombreux et variables, et témoignent d’une vision de l’humanité propre à chaque monothéisme. La femme n’est pas oubliée puisqu’un chapitre entier lui est dédié.
  3. « Quand croire, c’est agir » fait le point sur les pratiques des croyants, notamment alimentaires, le rapport à la prière, aux saints, et en général à la manière avec laquelle l’individu s’approprie sa religion.
  4. « Le rapport au monde », la dernière partie, est l’une des plus intéressantes à mes yeux puisqu’elle aborde l’inter-religieux, le rapport à l’autre, le semblable mais aussi l’étranger. Elle questionne aussi le rapport à l’espace, la terre sainte, et le rapport au temps et à l’éternité.

Étant donné l’amplitude des sujets traités, cette synthèse fait preuve d’une incroyable cohérence. Chaque chapitre reprend les fondamentaux de la thématique envisagée et les développent jusqu’à exposer des exemples extrêmement pointus, sur les pratiques alimentaires notamment. L’ensemble est extrêmement dense. J’ai fait le choix de lire cette synthèse du début jusqu’à la fin, au risque d’être noyée sous la masse d’informations… et c’est un peu ce qui s’est produit.

Toutefois, cette lecture m’a permis d’acquérir une vision d’ensemble des trois monothéismes sans risquer la caricature. Elle met en évidence la complexité et la multitude de nuances possibles entre les religions mais aussi au sein d’un même courant. Surtout j’ai pu constater à quel point rien n’est figé. Les religions évoluent considérablement au cours du temps, et s’influencent réciproquement en permanence et depuis toujours.

Petit plaisir personnel, j’ai eu la surprise aussi de découvrir que certains chapitres lus avec beaucoup d’attention et d’intérêt avait finalement été écrits par des professeurs que j’ai croisé sur les bancs de l’université il y a quelques années.

Cet ouvrage m’aide à prendre conscience de ce qui m’intéresse le plus sur ces questions religieuses. A priori, je prête plus d’attention à la sociologie qu’à l’histoire, aux individus qu’au masse, et à la manière dont l’individu s’approprie sa religion (ou celle du voisin) qu’aux rites et autres dogmes établis par une entité supérieure, qu’elle soit divine ou institutionnelle. Dieu, une enquête constitue une référence récente à destination des universitaires de tout bord, permettant de faire le point sur telle ou telle question religieuse et offrant de nombreuses pistes bibliographiques pour approfondir d’avantage le sujet souhaité.

Après une telle lecture, je vais faire une pause de quelques semaines sur les sciences religieuses, et je m’y remettrai le moment venu, avec une vision , je l’espère, plus large et à la fois plus précise sur ces thématiques.

Je conseille cette lecture à tous les passionnés des religions, habitués aux écrits universitaires, et surtout persévérants dans leurs lectures ; ainsi qu’aux étudiants et chercheurs, pas nécessairement spécialistes des religions, dont les recherches abordent indirectement les questions religieuses.

Pour les curieux qui souhaiteraient une lecture plus abordable, voici ma référence fétiche en la matière : Religions : les mots pour en parler de François Bœspflug, Thierry Legrand et Anne-Laure Zwilling.

Les théologiens de « la mort de Dieu » – Jourdain Bishop

En lisant Julien Riès, j’ai pris connaissance du mouvement théologique de « la mort de Dieu ». La formule intrigue. Comme tout le monde, je connais la phrase de Nietzsche – sans avoir lu Nietzsche – mais je n’imaginais pas que des théologiens puissent la reprendre à leur compte.

Après quelques déboires, je réussis à me procurer ce volume de Jourdain Bishop cité comme référence par Julien Riès.

Cet essai, publié en 1967, a pour vocation de synthétiser les idées de ces fameux théologiens de « la mort de Dieu », mouvement particulièrement vivace au lendemain de la seconde guerre mondiale et dans les années 60. Plus que « la mort de Dieu » théorisée par Nietzsche, il s’agit surtout de penser l’évolution du christianisme dans le contexte de sécularisation grandissant. Plutôt que d’admettre que Dieu est mort – ce dont on ne pourrait pas être informé puisqu’il s’agit de Dieu, tout de même ! – la question se focalise autour de la mort de Dieu dans le cœur de l’homme et dans nos sociétés dites « occidentales », à savoir l’Europe et l’Amérique du Nord. Par sécularisation, il faut entendre à la fois le symptôme très visible des églises qui se vident (plutôt en Europe), mais aussi et surtout l’habitude plutôt américaine d’aller à la messe, de dire son bénédicité avant le repas, de faire-tout-bien-comme-il-faut mais d’être finalement, au quotidien, plus enclin à juger son prochain qu’à l’aimer. La religion est mise à l’écart de la société, et quand elle en fait encore partie, c’est d’avantage dans la forme que dans le fond. L’idée récurrente de ces théologiens tourne donc autour de la revalorisation du fond, des valeurs transmises et vécues, quitte à bousculer sérieusement la forme, raide et désuète.

L’organisation de l’essai est assez simple. Chaque chapitre présente l’un de ces théologiens, ses théories et le contexte dans lequel il les a élaboré :

  • Dietrich Bonhoeffer (1906-1945), précurseur en la matière, pasteur luthérien, résistant au nazisme, auteur notamment de Akt und Sein (1930) sur l’acte et l’être et la notion d’engagement, fondatrice de sa pensée et de celle de nombreux théologiens américains par la suite. Il a également écrit Résistance et soumission (Lettres et notes de captivité) alors qu’il était prisonnier en Allemagne. Ces lettres ont rencontré une grande popularité dans les milieux concernés et ont ouvert de nouvelles voies sur les rapports entre l’Eglise et le monde.

  • Gabriel Vahanian (1927-2012), théologien protestant et français, est une référence incontournable sur la question avec la publication en 1961 de The death of God, traduit en français en 1962 sous le titre La mort de Dieu, ouvrage dans lequel il critique la vision de Dieu dans la société américaine des années 50.

  • John A. T. Robinson (1919-1983) était un évêque anglican. Jourdain Bishop qualifie ses textes de « mélange indigeste » mais il le retient pour son ouvrage Honest to God (1963) traduit en français sous le titre – qui laisse à désirer – Dieu sans Dieu. J. Bishop renonce à la critique de l’ouvrage, particulièrement ambiguë, et renvoie à d’autres travaux plus complets. Il insiste surtout pour dénoncer ceux qui auraient vu en J. A.T. Robinson un athée. Honest to God a tout de même été vendu à plus d’un million d’exemplaire, en particulier dans les milieux athées. Enfin un débat ouvert…

  • Paul van Buren (1924-1998) était un théologien américain. Il reste dans la continuité de D. Bonhoeffer et tente à son tour de répondre à la question : « comment prêcher l’évangile à l’homme sécularisé ? » à travers son livre The secular meaning of the Gospel.

  • William Hamilton – inconnu sur Wikipedia – est retenu ici pour son ouvrage The new essence of christianity publié en 1961. Sans être partisan du « réductionnisme » – à savoir ne conserver des Evangiles que les éléments acceptables dans un monde sécularisé – il n’est pas non plus partisan d’un conservatisme absolu. Il se place également dans la lignée de Bonhoeffer en refusant la « religiosité » d’un dieu « bouche-trou » qui n’interviendrait que lorsque la science atteint ses limites.

  • J. J. Altizer (1927-….) , beaucoup plus radical, est l’auteur de L’Evangile de l’athéisme chrétien. Et, je cite J. Bishop, « il voit dans la mort de Dieu un événement à célébrer, un événement joyeux, évangélique, que seuls les chrétiens peuvent annoncer ». Parole de théologien ! (personnellement, il me fait un peu peur celui-là…)

  • Harvey Cox (1929-…), théologien et universitaire américain, est connu pour avoir publié en 1965 The Secular City, alors diffusé à plus de 250 000 exemplaires. Moins radical que les œuvres d’Altizer, cet ouvrage, initialement destiné à un public estudiantin, analyse « les structures de l’Eglise, le langage de la foi, les images et les symboles qui expriment l’engagement chrétien et la réponse du chrétien aux problèmes posés par la vie de l’américain » des années 60. J’apprends en écrivant cet article que H. Cox est revenu sur ses propos depuis la publication des Théologiens de la « mort de Dieu » puisqu’il a publié en 1994 un livre intitulé Retour de Dieu et en 2009, The future of faith. Dans ces deux ouvrages, il analyse le renouveau du pentecôtisme et son influence sur les sociétés.

Pensé pour être simple d’accès, Les théologiens de « la mort de Dieu » nécessite toutefois des pré-requis en théologie catholique et protestante que je n’ai pas.

J’en retiens tout de même une grande surprise : les institutions chrétiennes que je percevais comme monolithiques ne le sont pas tant que ça – elles hébergent en leur sein, de bien surprenants penseurs ! – ; et j’admire la très grande liberté avec laquelle ces théologiens se sont emparés de la question de la sécularisation. Ils ne rejettent pas cette nouvelle façon d’envisager nos sociétés, ils l’acceptent et l’approuvent même, s’en servent pour repenser les textes, les actualiser. Certains ont envisagé de les démythologiser pour les rendre plus acceptables, d’autres ont envisagé de favoriser les valeurs chrétiennes et l’engagement par les actes plutôt que par le discours, d’où la mouvance des prêtres ouvriers. Certains ont pensé « réduire » les Évangiles à leurs messages fondamentaux. Sans parler de l’annonce de la « nouvelle » bonne nouvelle : la mort de dieu comme événement festif ! Au final, tous s’interrogent sur la manière de parler de Dieu au XXème siècle, faut-il seulement en parler comme tel ? Peut-on concevoir un « christianisme sans religiosité » ?

Évidemment, cet essai de Jourdain Bishop est largement dépassé. On ne se pose plus la question aujourd’hui de penser Dieu à l’heure de la sécularisation. Bien au contraire, Le désenchantement du monde de Marcel Gauchet publié en 1985, à propos du recul des croyances religieuses, a laissé place en 2004 à Un monde désenchanté ? par le même auteur. D’autres ouvrages sur le réenchantement du monde ont été publié depuis 2001 par Jean Staune, Bernard Stiegler ou encore Michel Maffesoli. Autant de références à étudier pour une vision un peu plus sociologique ou philosophique, et un peu moins théologique de la question spirituelle au XXIème siècle.

Quant aux travaux de Monsieur Bishop, ils restent utiles et nécessaires, sur le plan historique, pour ne pas oublier ces théories qui ont ébranlé en leur temps les églises chrétiennes.