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Arbre de Diane – Alejandra Pizarnik

125Nouvelle tentative. Nouveau succès. J’adhère toujours aussi facilement à la poésie de Pizarnik. Arbre de Diane est présenté en quatrième de couverture comme un recueil majeur de l’auteur : « […] Alejandra Pizarnik atteint pour la première fois cette intensité qui la rend unique ». Je ne saurais pas comparer Arbre de Diane à Textes d’Ombre ou La dernière innocence. Chaque fois, je suis séduite et l’intensité me semble toujours à son comble.

Un trou dans la nuit
subitement envahi par un ange

On rencontre à nouveau le vent

Un faible vent
plein de visage pliés
que je découpe en forme d’objets à aimer

Mais surtout Arbre de Diane exprime le silence, cet espace suspendu à la lecture d’un poème réussi

Comme un poème qui connait
le silence des choses
tu parles pour ne pas me voir

Je ne saurais m’étendre d’avantage si ce n’est en recopiant tout le recueil.
Une dernière précision : j’admire toujours autant le travail d’Ypsilon…


Arbre de Diane – Alejandra Pizarnik
préface d’Octavio Paz
traduction de l’espagnol (Argentine) et postface par Jacques Ancet
Ypsilon, 2014, 80 p.
Première publication : Arbol de Diana, 1962

Journaux 1959-1971 – Alejandra Pizarnik

journaux_pizarnikA l’heure d’écrire mes impressions sur les Journaux 1959-1971 d’Alejandra Pizarnik, je peine à rassembler mes idées. Les détails triviaux du quotidien que la poétesse argentine prend le temps de narrer dans ses lettres disparaissent ici au profit de réflexions concernant ses lectures en cours : Julien Green, Cervantes, Quevedo, Kafka, Dostoïevski, Góngora, Simone Weil, Borges, Simone de Beauvoir, Rimbaud, Bataille… Elle avale sans compter et analyse les textes en prévision d’articles à écrire. Entre deux bourses obtenues grâce à ses publications, elle voyage à Paris (1960-1964) ou à New York (1968) mais n’extériorise que très peu dans son journal sa vie à l’étranger. Elle ressasse bien plutôt ses angoisses, elle annote ses lectures, se désole de ses amis trop absents. Elle explicite son écriture, ses poèmes qui la traversent et lui viennent d’ailleurs, alors qu’elle aimerait rédiger un roman de longue haleine qui la tienne en besogne pendant des mois. Ce regret est récurrent dans les premières années du journal puis s’estompe lorsqu’elle n’attend plus rien. Au fil des ans, les notes sont plus courtes et plus dispersées, l’auteur attend et annonce sa fin.

Des journaux d’Alejandra Pizarnik, il me reste surtout une sourde et imposante sensation de tristesse et d’angoisse qui m’a tenue éloignée du monde réel tout le long de ma lecture. Je suis sortie épuisée de cette confrontation nécessaire, et souhaite dorénavant passer à une autre étape en littérature, me tourner vers des auteurs plus vivants mais non moins conscients des angoisses de la condition humaine.

23 juillet 1962

C’est incroyable comme j’ai besoin des gens pour me connaître moi-même.

Mais il y a une façon de ressentir que je déteste de toutes mes forces car dans ces moments-là, je me hais, je hais tout et tout le monde. Après un épisode de « temps haï », j’arrive à peine à me reconstituer. Je reviens à moi comme une malade et j’ai peur de ma fragilité comme une malade. C’est ce qui m’est arrivé aujourd’hui, après avoir attendu quatre heures, debout, dans les services de la Police, avec un essai sur « l’art révolutionnaire ou l’art imaginaire » que je lisais comme une esquimaude, sans comprendre le sens des mots. Ensuite, j’ai pris un taxi et lorsque je suis passée sur une très belle place, j’ai failli pleurer car j’ai compris que j’étais, moi aussi, rentrée dans l’engrenage absurde du travail et des papiers, et que mon temps m’avait été volé. Car après tout, mon temps m’appartient, et je devrais pouvoir en disposer comme j’en ai envie, bien ou mal. J’ai passé la matinée à chercher des papiers justificatifs pour qu’on me laisse me voler mon temps tranquillement. En fait, travailler pour vivre est encore plus stupide que vivre. Je me demande qui a bien pu inventer l’expression « gagner sa vie » comme synonyme de « travailler ». Où est donc cet imbécile.


Journaux 1959 – 1971 – Alejandra Pizarnik
éd. établie et présentée par Silvia Baron Supervielle

traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Picard
José Corti, 2010, 360 p.
Première publication : Diaros, 2003, Lumen


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 :  une histoire vraie

Correspondance avec León Ostrov 1955-1966 – Alejandra Pizarnik

9782361660642Cette femme me fascine. Par ses poèmes dont je vous faisais part ici ou . Et par ces lettres dénichées à L’étourdi de Saint-Paul. Alejandra Pizarnik s’y adresse à son psychanalyste resté à Buenos Aires alors qu’elle s’exile momentanément à 18 ans à Paris pour trouver sa voie, échapper à sa mère. Devenir elle-même, et non plus « la fille de ». Elle y fait preuve d’une grande lucidité dans un style admirable et magnétique qui m’interdit tout décrochage. Elle pense à Kafka, George Bataille, rencontre Simone de Beauvoir, Marguerite Duras. Petite fille perdue parmi ces grands noms, elle n’a aucune conscience de sa propre grandeur, se bat contre elle-même, ses démons, ses terreurs. Se réjouit de peu, tente de se conformer au monde, s’amuse de voir ses textes traduits en arabe ou en allemand. Les quelques réponses de León Ostrov l’invitant à penser sa relation à sa mère, son héritage juif, les traumatismes familiaux de la Shoah, me semblent dérisoires. Les angoisses de la poétesse s’ancre à mon sens bien plus profondément que ces aléas historiques ou familiaux – aussi terribles et complexes soient-ils. Sans que je ne sois en mesure de définir ce point d’ancrage. Ces lettres me questionnent sur la solitude ressenti par certains grands auteurs – à l’instar de Pessoa ou Kafka – qui ont marqué leur siècle, parfois même de leur vivant mais sans jamais bénéficier eux-mêmes de ce prestige ou du réconfort et des réponses qu’ils prodiguent allègrement à leurs lecteurs.

Lettre n°11

[Lettre envoyée depuis Paris le 22 février 1961]

Cher León Ostrov,

Inutile d’expliquer mes silences. Au fond de moi sommeille toujours une attente première d’un changement magique. (Une nuit tous les miroirs finiront par se briser, effaceront celle que je fus et lorsque je me réveillerai je serai l’héritière de mon cadavre. )

Je suis si fatiguée de mes vieilles peurs et terreurs que je n’ose même pas vous en faire part. Vous vous souvenez de ma phrase ou du refrain de tous mes journaux : « Entrer dans le silence » ?

J’ai travaillé dur au bureau ces derniers mois. En témoignent mon cœur affaibli et ma fatigue perpétuelle. J’ai même pensé que j’étais mourante. Je me suis dis « Tu te consumes ». […]

Je m’arrête ici mais je pourrais presque vous citer toute la correspondance tant chaque phrase recèle un trésor, un témoignage de ce combat perpétuel contre l’absurde, contre le quotidien qui vient envahir ces précieux silences. Je poursuis la rencontre par la lecture des journaux de l’auteur.


Correspondance avec León Ostrov 1955-1966 – Alejandra Pizarnik
traduit de l’espagnol par Mikaël Gómez Guthart
préface de Edmundo Gómez Mango
Editions des Busclats, 2016, 208 p.


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016une œuvre épistolaire

Premières lignes #2

3 janvier 1959

J’ai laissé tomber la psychanalyse. Je ne sais pas pour combien de temps. Je vais très mal. Je ne sais pas si je suis névrosée, ça m’est égal. J’ai simplement une sensation d’abandon absolu. De solitude absolue. Je me sens toute petite, une toute petite fille. Et tout le monde m’abandonne. Absolument tout le monde. A présent, ma solitude est faite de chimères amoureuses, d’hallucinations… Je rêve d’une enfance que je n’ai pas eue, et je me revois heureuse – moi, qui ne l’ai jamais été. Quand je sors de ces rêves, je n’existe plus au regard de la réalité extérieure et présente. Il  n’y a jamais eu autant de distance entre mon rêve et mon action. Je ne sors pas, je n’appelle personne. Je purge une étrange pénitence. Mon cœur me fait funestement souffrir. Tant de solitude. Tant de désir. Et la famille qui me tourne autour, qui me pèse avec ses horribles problèmes quotidiens. Mais je ne les vois pas. C’est comme s’ils n’existaient pas. Quand ils s’approchent de moi, je sens des ombres qui m’ennuient. En fait, presque tous les êtres m’ennuient. J’ai envie de pleurer. Je le fais. Je pleure parce qu’il n’y a pas d’êtres magiques. Mon être ne tremble devant aucun nom, devant aucun regard. Tout est pauvre et vide de sens. Ne disons pas que je suis coupable de cela. Ne parlons pas de coupables.

J’ai pensé à la folie. J’ai pleuré en implorant le Ciel de devenir folle. Ne plus jamais sortir des rêves. C’est mon image du paradis. Je n’écris presque pas d’ailleurs.

Il y a pourtant un désir d’équilibre. Un désir de faire quelque chose de ma solitude. Une solitude orgueilleuse, industrieuse et forte. Etudier, écrire et me distraire. Tout ça, seule. Indifférente à tout et à tous.

Journaux 1959-1971 – Alejandra Pizarnik [incipit]

Un rendez-vous initié par Ma lecturothèque.

La dernière innocence – Alejandra Pizarnik

135Il m’est souvent difficile d’aborder sur ce blog les auteurs qui me touchent le plus, je repousse généralement à l’extrême le moment de vous parler de leur œuvre. Il en va ainsi d’Alejandra Pizarnik dont j’ai plaisir à lire et relire sans cesse les poèmes en esquivant de vous en faire part.

La dernière innocence est son deuxième recueil, publié en 1956 alors qu’elle a 20 ans. L’auteur l’a rapidement considéré comme le premier de tous et l’a toujours fait figurer en première position de sa bibliographie. Il est dédié à Léon Ostrov, son premier psychanalyste avec lequel elle a entretenu une correspondance pendant près d’une décennie. Ces lettres ont été très récemment publiées aux éditions des Busclats, je vous en reparlerai. En conclusion du recueil de poèmes, on trouve des Souvenirs d’Alejandra Pizarnik écrits par L. Ostrov et préalablement publiés en 1983, soit 11 ans après le suicide de sa patiente, et deux lettres de la poétesse à son médecin auquel elle voue une admiration quasi-mystique. Tiré à 900 exemplaires en mars 2015, cette publication des éditions Ypsilon est – tout comme Textes d’Ombre – un petit bijou de livre-objet que j’ai toujours grand plaisir à saisir, à parcourir, à relire et feuilleter sans jamais me lasser.

Si l’altérité était au centre des poèmes de Textes d’Ombre, La dernière innocence se présente d’avantage comme un appel à la vie, malgré tout, contre tout, contre la mort, contre le vent, et pour le vent, pour la vie, pour la mort. C’est de cette ambivalence, entre désir et douleur de vivre, entre angoisse et départ espéré, qu’Alejandra Pizarnik joue pour extérioriser ses terreurs, les dépasser et leur arracher quelques bribes de vie.

Je vous livre deux poèmes.

Origine

Il faut sauver le vent
Les oiseaux brûlent le vent
dans les cheveux de la femme solitaire
qui revient de la nature
et tisse des tourments
Il faut sauver le vent

Seulement

Là je comprends la vérité

elle éclate dans mes désirs

et dans mes détresses
dans mes déceptions
dans mes déséquilibres
dans mes délires

là je comprends la vérité

à présent
chercher la vie


La dernière innocence – Alejandra Pizarnik
traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
Ypsilon, 2015, 41 p.
Première publication : La ultima inocencia, 1956


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 : une œuvre écrite en vers 

Oeuvre poétique – Alejandra Pizarnik

Après Textes d’Ombre, je continue la lecture de cette poétesse argentine en empruntant à la bibliothèque ce volume épuisé chez Actes Sud. L’objet livre tout d’abord attire l’attention par le rose de sa couverture et sa forme allongée. Je suis forcée de noter tout de même qu’il n’atteint pas physiquement la qualité des publications d’Ypsilon. Ce premier constat est l’occasion de remarquer le travail des typographes et éditeurs et l’impact qu’il a sur la lecture d’un texte poétique. Le livre d’Actes Sud étant plus dense et moins aéré, je perds en confort de lecture et m’attarde moins sur les mêmes mots qui m’avaient bouleversés chez Ypsilon.

La traduction ensuite, ici Silvia Baron Supervielle er Claude Couffon se partage les huit recueils composant l’édition. Je ne m’attarderai pas sur ce point, si ce n’est que quoique ponctuellement différente, la traduction est très globalement similaire, pour un même poème, à celle d’Étienne Dobenesque pour Textes d’Ombre. Je constate également qu’Oeuvre poétique, contrairement à ce que son titre laissait présager n’est pas tout à fait exhaustif. Plusieurs textes inédits ont été intégré dans l’édition d’Ypsilon que je ne retrouve pas ici. Les éditeurs n’ont pas non plus fait les mêmes choix dans l’ordonnancement des poèmes.

Parlons poésie maintenant. Une fois encore, les vers d’Alejandra Pizarnik me saisissent. J’ouvre le livre au hasard :

un trou dans la nuit
soudain envahi par un ange

Et c’est bien ainsi que j’aime lire Pizarnik, au hasard des pages, m’emplir des vers, des mots. Du temps suspendu, du temps triste, de l’espace sauvé. Chaque ligne est une surprise, une course arrêtée dans mon quotidien, et chaque fois la même émotion. Presque systématique.

Quelqu’un mesure en sanglotant
l’étendue de l’aube.
Quelqu’un poignarde l’oreiller
en quête de son impossible
place de repos.

A trop lire Alejandra Pizarnik, je suis facilement envahie par une profonde mélancolie, triste et parfois désespérée. A lire quatre vers de manière impromptue, je m’attache d’avantage aux espaces ouverts. Je suis rassérénée.

Tous les recueils n’ont pas la même tonalité, le rapport à l’Autre, s’il est toujours présent n’est jamais autant développé que dans Textes d’Ombre. Le vide, l’impossible, l’inaccessible, le « presque là » sont autant de notions récurrentes et justement dites. L’exil, la mort, les fleurs, le vent. A tout lire d’affilée, j’en perd l’empreinte propre à chaque recueil.

Voilà qui m’incite à posséder ces vers et à retourner en librairie, puisqu’il me faudra bientôt rendre ce livre emprunté et épuisé. J’ai hâte de relire ces poèmes cette fois soigneusement composés et imprimés, séparément, par Ypsilon.

Challenges concernés
(cliquez sur les images pour les détails)

Challenge Poésie 2014-2015

Textes d’Ombre – Alejandra Pizarnik

Je veux exister au-delà de moi-même : avec les apparitions.
Je veux exister comme ce que je suis : une idée fixe. Je veux
hurler, non célébrer le silence de l’espace auquel on naît.

Parler de poésie m’est quasiment impossible et complètement étranger. En ces jours de deuil et de révolte, les vers d’Alejandra Pizarnik me sont une réponse pour adoucir ma colère, et hurler l’invisible. Avec Textes d’Ombre, la poétesse argentine compile des bribes de projets non aboutis sur la thématique de l’Autre, ombre de soi-même, autre soi-même. Invisible à formuler. Délire schizophrénique ou quête d’un plus grand ?

Quel masque mettrai-je quand j’émergerai de l’ombre ?
Je parle de cette chienne qui dans le silence tisse une trame
de faux silence pour que je me confonde de silence et chante
comme il convient pour s’adresser aux morts.

Indiciblement je tombe en ceci qu’en moi je trouve plus
ou moins présent quand quelqu’un formule mon nom.
Pourquoi ma bouche est-elle toujours ouverte ?

Ces textes, traduits par Etienne Dobenesque, ont été écrits au cours des deux dernières années de la vie de leur auteur, entre 1970 et 1972. Ils me parlent par leur révolte, leur aspiration impossible à autre chose, par la capacité qu’ils ont d’exprimer l’informulé, de le constater et de le transmettre. En lisant, je crie. Et ce hurlement transcende les décibels de ma voix. Il exprime le mutisme auquel je suis contrainte par ignorance des mots. Certains poèmes sont des instants suspendus, le moment où le cri va sortir mais ne sort pas encore. L’entre-deux. La minute étouffée. Où ce qui doit advenir ne l’est pas encore, ou ne le sera pas. D’autres vers s’apparentent d’avantage à un baume déposé sur une déchirure avortée.

Linda Lê, avec son essai Par ailleurs (exils), m’avait donné envie de découvrir Alejandra Pizarnik. C’est chose faite avec ce recueil et grâce aux éditions Ypsilon qui s’attachent depuis 2012 à retraduire cette grande auteur, dont les publications françaises étaient épuisés, pour le plaisir des yeux, du cœur et de l’esprit.

[Ce billet a été rédigé mi-janvier 2015 et fait partie du Challenge Poésie 2014-2015 de Myriam.]