Archives du mot-clé féminisme

Caliban et la Sorcière – Silvia Federici

Caliban et la sorcière est un livre extrêmement dense et érudit. La langue utilisée est très accessible mais l’étendue du panel d’exemples et de sujets abordés pour expliquer les prémices du capitalisme peut considérablement déstabiliser le lecteur. Silvia Federici nous propose à la fois un essai d’histoire économique, d’histoire sociale, d’histoire des femmes, d’histoire rurale, d’histoire politique et réussit à mettre tous ces plans en lien avec notre système actuel. C’est prodigieux !

Pour la suivre, il peut être utile d’avoir quelques connaissances de base sur ces différents sujets. Car Silvia Federici ne se contente pas de faire une synthèse sur l’état de la société médiévale et moderne, elle revisite cet état des lieux sous l’angle féministe et marxiste. Si vous avez eu quelques vagues cours d’histoire – un jour peut-être – sur les enclosures sans en avoir saisi toute la portée, en lisant Silvia Federici vous allez comprendre comment les biens communs, les communaux, – en somme des pâturages, des champs et des forêts exploités par toute une communauté de villageois – sont devenus des biens privés, et ont ainsi privé bon nombre d’individus de ressources élémentaires et vitales jusqu’alors accessibles à tous : terres agricoles, bois de chauffage, pâturage pour les animaux, etc. Les premières impactées par cette privatisation des terres ont été les femmes, celles qui jusqu’alors n’avait pas accès à la propriété pour y cultiver leur gagne-pain. Tout le livre de S. Federici consiste à expliciter cette méticuleuse mise en place du système capitaliste puis du travail salarié en Europe et aux Amériques, et de manière collatérale, la manière dont les femmes ont été mises au ban de ce système, notamment par la déconsidération portée au travail féminin. Les soins du foyer et des enfants n’étant pas reconnus selon les lois du capitalisme – puisque non rémunérés – cela n’empêche pas pour autant que ce travail maternel contribue largement à l’effort général puisqu’il en fournit la matière première : à savoir la main d’œuvre. Ces processus de privatisation des terre, de paupérisation des masses aboutissant à des situations de pillages et de discorde au sein des communautés jusqu’alors unies forment « l’accumulation primitive » selon l’expression de Karl Marx. Silvia Federici s’attache à montrer le rôle prépondérant que joue l’asservissement des femmes dans cette accumulation

Silvia Federici englobe également dans son argumentaire les questions sur les chasses au sorcières, ces femmes savantes, soignantes, veuves, célibataires ou non-mères, puissantes en quelques sorte, car non directement soumises au pouvoir patriarcal et possiblement incriminées du jour au lendemain, torturées et assassinées sur les bûchers. La chasse aux sorcières et ses bûchers par leur caractère despotique et dissuasif se présente comme une solution radicale pour étouffer dans l’œuf toute velléité rebelle. Silvia Federici montre également qu’en tant que premières impactées par les réformes capitalistes, les femmes étaient également les premières à s’insurger et les premières aussi à subir les répressions.

Selon le même processus d’accumulation primitive, les peuples colonisés ont pu être diabolisés par les colonisateurs, légitimant ainsi leur évangélisation, leur « pacification » et leur esclavagisation. Silvia Federici n’hésite pas à relever la mise en œuvre de ces processus jusque dans nos sociétés contemporaines, dans certains pays africains notamment où les terres sont en cours de privatisation à l’heure actuelle.

J’espère n’avoir pas trop abimé les idées de Silvia Federici en rédigeant ce court résumé de ce monumental essai, et je ne peux que vous encourager fortement à le lire, le méditer, le laisser décanter, y revenir, le cogiter, le critiquer, etc.


Caliban et la sorcière : femmes, corps et accumulation primitive – Silvia Federici
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par le collectif Senonevero,
traduction revue et corrigée par Julien Guazzini
Entremonde Senonevero, 2014
première publication : 2004


 

Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes – Gloria Steinem

Gloria Steinem est une journaliste féministe américaine née en 1934 à Toledo dans l’état de l’Ohio. Elle est une des figures de proue du féminisme de la seconde vague qui prend sa source dans les années 1960. En 1971, elle publie  en collaboration avec Dorothy Pitman Hughes le premier numéro du magazine féministe Ms., à prononcer Mizz. Ni Miss (mademoiselle), ni Mrs (madame),  Ms. a été fondée avec l’ambition assumée de créer un magazine à destination des femmes, ce qui faisait cruellement défaut dans les kiosques à cette époque.
Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes est une compilation de 26 textes de Gloria Steinem publiés aux Etats-Unis entre 1963 et 1982 dans divers journaux. En 1983, ces textes ont été rassemblés pour la première fois et diffusés par Rinehart and Winston. Il faudra attendre 2018 pour que les éditions du Portrait se charge de leur traduction en français et de leur diffusion dans nos contrées.
Les articles de Gloria Steinem sont marqués par une forme de subjectivité affirmée propice à l’engagement politique. L’autrice puise tout autant dans son expérience personnelle, que dans celle de ses proches ou de figures politiques en vue ; le combat féministe nécessite cet aller-retour entre le politique et l’intime. Un grand nombre de sujets sont passés au crible du regard acéré de Gloria Steinem : la place des femmes en politique, dans le monde du travail (en particulier le journalisme), dans les universités, au foyer, dans les showrooms de Playboy, dans les textes, au cinéma notamment érotique et pornographique, le rôle des mères aussi. Gloria Steinem dresse ensuite le portrait intime de cinq femmes de renommée publique et leur rapport à l’identité féminine : Marilyn Monroe, Patricia Nixon, Linda Lovelace, Jackie Kennedy et Alice Walker. Victimes de leur sex appeal, entièrement niées dans leur identité propre parce que « femme de », ou au contraires adepte de la révolution permanente dans leur engagement têtu à défendre leurs idées propres dans une société qui voudrait leur assigner nombre d’autres étiquettes, ces cinq femmes constituent à leur manière des modèles à suivre ou des symboles à déconstruire pour mieux réinventer les modèles féminins de demain.
Gloria Steinem n’hésite pas non plus à donner encore de la matière à lutter en faisant le point sur les combats en cours et en rappelant que les acquis d’aujourd’hui ne se sont pas faits sans heurts violents : des mutilations génitales aux insultes nazies en réponse au droit à l’avortement, les attaques contre les femmes partout dans le monde sont toujours extrêmement agressives physiquement et psychologiquement.
Gloria Steinem, et c’est là son génie, donne également matière à rêver en énonçant ce que le monde pourrait être si les femmes y tenaient toute la place qui leur revient de droit, et matière à rire en imaginant par exemple le monde si les hommes avaient leurs règles tous les mois… fou rire garanti mesdames, et c’est tellement juste !
En bref, Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes est de toute évidence un livre incontournable de la littérature féministe, doublé d’un véritable plaisir de lecture !
Ce billet est publié dans le cadre du FeminiBooks Challenge initié par Opalyne et actuellement en cours sur Facebook et Twitter. Chaque jour du mois de mars, des internautes partagent sur leur blog ou sur leur chaîne Youtube leur lecture féministe.
Le challenge  a débuté hier vendredi 1er mars sur les Carnets d’Opalyne et sur La page qui marque . Il se poursuit demain sur The purrfect books right meow  et  chez La geekosophe
Pour aujourd’hui, je vous recommande un Tête à tête avec ma binôme youtubeuse du jour 😉
Actions scandaleuses et rébellions quotidiennes – Gloria Steinem
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Mona de Pracontal, Alexandre Lassalle, Laurence Richard et Hélène Cohen ; préface d’Emma Watson
Les Editions du Potrait, 2018, 426 p.
Première publication : 1983

Rêver l’obscur : femmes, magie et politique – Starhawk

Starhawk est une militante américaine contemporaine, féministe, écologiste, pacifiste et altermondialiste. Au premier abord, sa personnalité m’a semblé plutôt farfelue, je dois bien l’admettre. Une « sorcière néo-païenne » nous dit Cambourakis sur la quatrième de couverture de Rêver l’obscur, sérieusement ? Quoiqu’il en soit, la dame fait preuve d’un engagement politique tel qu’il serait malvenu de ne pas s’attarder un petit peu sur ses écrits.
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Rêver l’obscur : femmes, magie et politique rassemble les idées principales de l’autrice dans un format que j’ai trouvé pour ma part assez déstabilisant et éloigné des écrits académiques traditionnels. On y parle de divinités, de magie, de pouvoir-sur et de pouvoir-du-dedans, de rituels à réinventer, de peur à exorciser et de futur à créer. Sous ces faux airs de science-fiction ou de récits fantastiques, les propos de Starhawk sont pourtant rationnels et fondés sur une véritable expérience pratique des rassemblements de militants. Publié pour la première fois en 1982, bien avant la vague de publications sur le développement personnel que nous connaissons actuellement, Starhawk théorise la communication au sein de petits groupes d’humains. Elle observe les manières dont chacun prend la parole et apporte des conseils pour réguler les prises de paroles de façon bienveillante dans le but de faire avancer un groupe dans son ensemble, de faire émerger de nouvelles idées politiques et d’organiser leur mise en pratique. Cette gestion du groupe passe notamment par l’organisation de rituels précisément détaillés par Starhawk.

La magie et la circulation de l’énergie sont mis au centre de la pensée et de la pratique de Starhawk. Les rituels ont notamment pour but de capter l’énergie reliée à la Terre. Pour définir cette énergie, Starhawk s’appuient sur les traditions chinoise (ch’i), indienne (prana) ou encore hawaïenne (mana). La magie, quant à elle, est décrite très rationnellement comme le pouvoir résultant de la vérité, la sincérité, le dire-vrai, le bon usage du langage. La formulation des peurs est présentée comme le meilleur moyen d’en venir à bout, et surtout la formulation des rêves est la première étape nécessaire à leurs réalisations. Qui n’ose pas rêver un monde meilleur n’obtiendra rien de meilleur. D’où l’intérêt par exemple d’une science-fiction qui mettrait à l’honneur des héroïnes puissantes et indépendantes, ou de manière générale qui proposerait d’autres modèles de société.

Je suis souvent restée perplexe en lisant les écrits de Starhawk, j’ai plus souvent encore été surprise et intriguée. Ce livre m’a rendu plus curieuse, plus militante, plus confiante aussi. Rêver l’obscur m’a surtout incitée à m’engager personnellement dans la réflexion, à me faire ma propre opinion, à engager une action après l’autre pour faire évoluer les mentalités et notre société, petit pas par petit pas, et de petit groupe en petit groupe, une idée entrainant l’autre…


Rêver l’obscur : femmes, magie et politique – Starhawk
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Morbic
Cambourakis, 2015, 380 p.

Titre original : Dreaming the dark. Magic, sex & politics, 1982


Le réservoir était vide – Frédéric Garage

P1060930 (2)Frédéric Garage est un hétéronyme de Damien Verhamme. Offert avec Un bon à rien est capable de tout, j’ai lu les deux livres à la suite l’un de l’autre. Ce deuxième rendez-vous avec l’auteur aura été nettement plus agréable.

Assumant des objectifs militants, Frédéric Garage décrit ici le quotidien d’un homme au foyer avec quatre enfants à charge, dont la femme est partie en se délestant de toutes ses responsabilités de mère au profit d’une crise d’indépendance que le narrateur espère passagère. En somme, un cadre inversé des situations couramment rencontrées dans la vie réelle.

Le récit court tout au long de ses 78 pages dans une litanie incessante de taches ménagères, d’organisation minutée et de volonté d’être à la hauteur de ces petits et grands bambins bousculés par la vie. Les mères au foyer esseulées se retrouveront peut-être dans cette critique sociétale, les pères célibataires apprécieront certainement d’être représentés dignement sans devenir objet de caricature. Pour ma part, je souligne le choix de la couverture de l’ouvrage qui sait allier réalité quotidienne, délicatesse et perspective poétique.


Le réservoir était vide – Frédéric Garage
Editions 100, 2015, 78 p.


Challenges concernés

Challenge multi-défis 2016 : un livre dont la couverture m’a fait craquer

Shadi Ghadirian : rétrospective – S. Aznavourian & A. G. Etehadieh

51zwbxfat0l-_sx258_bo1204203200_Une fois n’est pas coutume, je vous parle aujourd’hui d’un livre d’art, de photographies de l’iranienne Shadi Ghadirian. La Bibliothèque municipale de Lyon a proposé une restrospective de cette artiste fin 2015. Pour être sincère, il me semble que je suis alors entrée dans la salle d’exposition de la bibliothèque pour la première fois, attirée d’abord par le montage vidéo installé dans le hall d’accueil et portant le titre évocateur d’Une trop bruyante solitudeJe découvrais étrangement dans le même temps le livre du même nom de l’auteur tchèque Bohumil Hrabal, accessoirement l’une de mes plus belles lectures de l’année passée. Le montage vidéo de Shadi Ghadirian, première expérience du genre pour cette photographe, invitait les lecteurs à entrer dans une pièce exigüe entourée de quatre murs sur lesquels étaient projetées des scènes de rue : une foule de passants vus de face, de profil (gauche et droite) et de dos. Imaginez la presqu’île de Lyon le premier jour des soldes, ou une sortie de métro de la Défense à Paris à l’heure de pointe (en un peu plus fluide tout de même) et vous aurez une idée des images diffusées. Clin d’oeil que je n’ai pu repérer que sur les indications de la commissaire d’exposition : une petite fille se faufile entre les passants, vagabondant de tous côtés, indépendamment du flot humain. Si l’étiquette de présentation indiquait que l’observateur était invité à suivre le mouvement et à se mettre en marche pour accompagner tous ces individus, mon ressenti relevait bien d’avantage de l’oppression, et induisait une volonté de résistance au flux, voire de fuite, plus qu’un sentiment naturel de mise en marche. M’est avis que l’auteur était bien consciente de l’effet provoqué, la commissaire d’exposition n’était pourtant pas en mesure de me confirmer que la photographe avait lu l’oeuvre de Bohumil Hrabal. Et c’est bien là toute la subtilité de l’exposition. Shadi Ghadirian est considérée comme une chef de file de la photographie iranienne, elle vit à Téhéran, a plusieurs fois été menacée de censure mais continue tout de même à exposer dans son pays et dans le monde entier. Toute son œuvre repose sur ce fil indicible au croisement de l’acceptable par le gouvernement iranien, et de la critique féministe – voire politique dans le cas d’Une trop bruyante solitude.

Chaque série de photos reproduites dans le catalogue d’exposition met en évidence cette ambiguïté, cette position de l’Iran et particulièrement de la femme iranienne à la croisée entre tradition et modernité d’abord, liberté et censure, réflexe protecteur et audace. Certains y verront une revendication féministe et politique très forte, j’y vois aussi la fragilité d’une mère, la beauté d’une culture iranienne très riche. L’oeuvre de Shadi Ghadirian ne se limite pas au féminisme, elle utilise à bon escient toute sorte d’objets du quotidien pour en faire une critique sociétale, de la guerre, du numérique, de la modernité, de la position de la femme dans cette modernité, etc.

Je vous parle peu de photographie sur ce blog. C’est un art que je découvre petit à petit, ponctuellement, au gré des trop rares expositions auxquelles j’assiste ou de catalogues que je découvre par hasard. J’espère toutefois y revenir plus régulièrement pour creuser ce drôle d’intérêt émergent.

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Shadi Ghadirian : rétrospective
Sylvie Aznavourian et Anahita Ghabaian Etehadieh (commissaires d’exposition)

Somogy, BmL, Silk Road Gallery, 2015, 96 p. (bilingue français-anglais)


Challenges concernés

Challenge Multidéfis 2016 : un livre d’art