Archives pour la catégorie Récits biographiques

Souvenirs de Kenji Mizoguchi – Yoshikata Yoda 

Kenji Mizoguchi, le réalisateur japonais par excellence. Yoshikata Yoda, son scénariste. A eux deux, ils ont réalisé Les contes de la lune vague après la pluie, L’intendant SanchoLes amants crucifiés… et bien d’autres monuments du cinéma mondial. Y. Yoda retrace dans ce court livre ses souvenirs de sa vie et de son travail en commun avec le grand réalisateur. Il aborde brièvement la jeunesse et le passé de K. Mizoguchi puis s’attache essentiellement à relater l’exigence, les manières, les paroles souvent acerbes de son mentor. Il fallait être à la hauteur du maître, comprendre et anticiper ses désidératas sans trop de susceptibilité, en sachant mettre de côté son ego. A travers les méthodes de travail du maître et de l’élève qui sont aussi deux amis complices dans leurs ambitions cinématographiques, on décèle l’oubli de soi très japonais dont fait preuve Yoshikata Yoda ainsi que son immense capacité à interpréter, scénariser et concrétiser les idées et les émotions de Kenji Mizoguchi. Souvenirs de Kenji Mizoguchi est une plongée dans le petit monde du cinéma japonais de l’époque. On y survole le passage du noir et blanc à la couleur, les jeux de passe-passe pour échapper à la censure en tant de guerre, pour transmettre des valeurs et des idéaux sublimes et sublimés où l’amour surpasse les classes, les obligations sociales et le patriotisme. Rare témoignage direct de la création à l’œuvre, ce livre complété d’une filmographie détaillée du réalisateur conviendra à tous les amoureux du cinéma japonais de la première moitié du XXème siècle.  

***

Souvenirs de Kenji Mizoguchi – Yoshikata Yoda
Traduit du japonais par Koichi Yamada, Bernard Béraud et André Moulin
Filmographie établie par Tony Rayns
Préface de Jean Douchet
Première publication en français : 1965-1968 dans les Cahiers du cinéma
Petite Bibliothèques des Cahiers du Cinéma, 1997

Rêver l’obscur : femmes, magie et politique – Starhawk

Starhawk est une militante américaine contemporaine, féministe, écologiste, pacifiste et altermondialiste. Au premier abord, sa personnalité m’a semblé plutôt farfelue, je dois bien l’admettre. Une « sorcière néo-païenne » nous dit Cambourakis sur la quatrième de couverture de Rêver l’obscur, sérieusement ? Quoiqu’il en soit, la dame fait preuve d’un engagement politique tel qu’il serait malvenu de ne pas s’attarder un petit peu sur ses écrits.
.
Rêver l’obscur : femmes, magie et politique rassemble les idées principales de l’autrice dans un format que j’ai trouvé pour ma part assez déstabilisant et éloigné des écrits académiques traditionnels. On y parle de divinités, de magie, de pouvoir-sur et de pouvoir-du-dedans, de rituels à réinventer, de peur à exorciser et de futur à créer. Sous ces faux airs de science-fiction ou de récits fantastiques, les propos de Starhawk sont pourtant rationnels et fondés sur une véritable expérience pratique des rassemblements de militants. Publié pour la première fois en 1982, bien avant la vague de publications sur le développement personnel que nous connaissons actuellement, Starhawk théorise la communication au sein de petits groupes d’humains. Elle observe les manières dont chacun prend la parole et apporte des conseils pour réguler les prises de paroles de façon bienveillante dans le but de faire avancer un groupe dans son ensemble, de faire émerger de nouvelles idées politiques et d’organiser leur mise en pratique. Cette gestion du groupe passe notamment par l’organisation de rituels précisément détaillés par Starhawk.

La magie et la circulation de l’énergie sont mis au centre de la pensée et de la pratique de Starhawk. Les rituels ont notamment pour but de capter l’énergie reliée à la Terre. Pour définir cette énergie, Starhawk s’appuient sur les traditions chinoise (ch’i), indienne (prana) ou encore hawaïenne (mana). La magie, quant à elle, est décrite très rationnellement comme le pouvoir résultant de la vérité, la sincérité, le dire-vrai, le bon usage du langage. La formulation des peurs est présentée comme le meilleur moyen d’en venir à bout, et surtout la formulation des rêves est la première étape nécessaire à leurs réalisations. Qui n’ose pas rêver un monde meilleur n’obtiendra rien de meilleur. D’où l’intérêt par exemple d’une science-fiction qui mettrait à l’honneur des héroïnes puissantes et indépendantes, ou de manière générale qui proposerait d’autres modèles de société.

Je suis souvent restée perplexe en lisant les écrits de Starhawk, j’ai plus souvent encore été surprise et intriguée. Ce livre m’a rendu plus curieuse, plus militante, plus confiante aussi. Rêver l’obscur m’a surtout incitée à m’engager personnellement dans la réflexion, à me faire ma propre opinion, à engager une action après l’autre pour faire évoluer les mentalités et notre société, petit pas par petit pas, et de petit groupe en petit groupe, une idée entrainant l’autre…


Rêver l’obscur : femmes, magie et politique – Starhawk
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Morbic
Cambourakis, 2015, 380 p.

Titre original : Dreaming the dark. Magic, sex & politics, 1982


Gratitude – Charles Juliet

Un échange de clic sur le blog de Stéphane Chabrières, Beauty will save the world, m’invite à « rallumer la bougie » et à vous faire part maladroitement d’une de mes belles lectures de ces derniers jours. J’ai découvert Charles Juliet avec le volume IX de son journal. J’en ai marqué de nombreuses pages. En voici quelques extraits :
« Ce poète américain qui s’adressait à moi usait d’une langue simple, d’un ton direct. Avec naturel, sincérité, bonhomie, il me parlait de choses proches et quotidiennes sur lesquelles mon regard ne s’était jamais posé. Tant qu’on ne s’est pas défait des illusions, des idées fausses, on s’imagine que ce que l’on cherche se situe en un lointain inaccessible. Ce poète qui précisait qu’il n’était pas venu pour « broder », il me montrait le monde, m’en dévoilait les richesses, me persuadait qu’on pouvait l’aimer. Tout ce qu’il affirmait avait l’allure d’une évidence. » p. 75
« J’aime atteindre en moi une région de grand silence. C’est en cet instant que peut naître un poème. Pour que ce silence s’établisse, il faut que la pensée se vide de ce qui nourrit son activité. Il faut également que je n’aie ni intention, ni désir, ni attente. Il faut encore que je m’abandonne, me laisse dériver. Alors dans ce grand calme, ce vaste silence intérieur, se fait entendre le doux murmure. » p. 162
« Pourquoi écrire ? Pourquoi tenir ce Journal ? Pourquoi passer des heures à rassembler des mots qui un jour n’auront plus d’existence ? Ces questions sont souvent là, qui me harcèlent. Mais je n’ai pas à chercher des réponses. Le besoin d’écrire commande et je lui obéis. Dès lors, je ne sais plus que ces mots que je rédige disparaîtront, qu’ils ne pourront sauvegarder l’essence de ce que je suis, de ce que je vis. » p. 386

Lambeaux et Moisson attendent dans mes étagères. Je commence aujourd’hui le premier volume de ce journal débuté en 1957, Ténèbres en terre froide. Du dernier au premier, je me prépare à découvrir l’itinéraire d’un homme plongé dans une angoisse mortifère et marchant vers une libération psychique et sans doute spirituelle. Il n’est sans doute pas abusif de parler ici d’abîme et de sortie de l’abîme.


Gratitude : journal IX 2004-2008 – Charles Juliet
P.O.L. , 2017, 396 p.

La Gana – Fred Deux

la-ganaLire La Gana, c’est avant tout, le vouloir. 950 pages en tout petit caractère. Le livre n’est pas « confortable » ni dans la forme ni dans le fond. Il ne s’adresse pas à tout le monde. Il s’adresse à qui veut bien voir et à qui a le cœur bien accroché.
La Gana, c’est le récit romancé de l’enfance de Fred Deux, autrement nommé Jean Douassot, artiste peintre et écrivain né en 1924 et décédé en 2015. Il a traversé le siècle et lorsqu’il publie La Gana en 1958, il a 34 ans – seulement ! Car il faut la lucidité d’un vieux monsieur pour écrire un bouquin pareil. On y suit le quotidien d’un enfant qui a plus ou moins 10 à 15 ans selon les moments du récit. Il vit dans une cave avec ses parents et sa grand-mère maternelle. De temps en temps, il va à l’école. Le plus souvent il écoute l’oncle que beaucoup croient fou. Tous se tuent à la tâche à l’usine, à la laverie, sur les trottoirs, de vols à l’étalage. De tout ce que la vie voudra bien leur laisser en sursis. Et c’est la tête dans le guidon, un jour après l’autre que l’on avance ou piétine à la suite du mouflet, en quête d’un bol d’air, d’une évasion. 950 pages condensées, cadenassées, compactées. Aucun avenir, peu d’espoir. Pas de fenêtre. Seulement les eaux qui remontent des égouts sous la table de la cuisine certains hivers, les rats qui fuient. Pour rêver d’autre chose, encore faut-il avoir l’intuition qu’autre chose est possible.

Alors voilà, La Gana marque son lecteur, le courageux qui osera s’y plonger et y rester des semaines durant, dans ce marasme sans fond. Dans cette misère sans misérabilisme, la lucidité est de mise, le sens rationnel frise le plus souvent avec la folie, la mort, les corps fatigués. Des plaintes, si peu. Des lâchetés, aussi. De l’amour, peut-être bien. Je crois sincèrement que cette plongée dans les bas-fonds parisiens de l’entre-deux guerres est une expérience nécessaire. De celles qui aident à penser l’humain et le voir tel qu’il est.

Le langage de Fred Deux fait preuve d’un tel réalisme, d’une telle lucidité, d’une telle capacité à rendre ces émotions compressées et si rarement exprimées verbalement que je ne peux qu’être séduite par ce mélange de fiction et d’éléments biographiques qui recomposent une vérité qu’aucun documentaire, qu’aucun roman conçu pour l’évasion n’aurait pu transmettre.

La première page pour vous mettre gentiment dans le bain :

« – Regarde toujours ton nombril et dis-moi ce que tu en penses, me demandait mon oncle.
L’oncle, frère du père, était dans la grande lignée de la famille. Comme les princes, il portait une cloche sur la tête et traînait toujours derrière lui un parfum violent.
Né sous un jour qui devait être aussi le mien plus tard, il n’avait pas d’autres amis que son frère, ma mère et moi.
Célibataire, très peu aimé des hommes, il passait sa vie à tirer ce qu’il pouvait d’elle.
Cela ne l’empêchait pas de tirer sur du vide et d’être toujours au bord du désespoir. il ne se rendait pas toujours compte qu’il vivait et c’était mon père qui devait discrètement le lui rappeler. Il est curieux de voir combien les gens peu causants se montrent discrets avec certains êtres. C’était le cas des deux frères. L’un, le père, devait, s’il voulait tenir un peu plus longtemps, déjouer tous les pièges, lorsqu’on veut vivre, même misérablement.
Surtout misérablement.
Le passe-temps favori de l’oncle était de regarder son nombril. ç’aurait pu être révoltant pour mon père qui n’avait pas un instant à lui pour ce genre de méditation. Il aurait pu aussi bien éloigner ce contemplateur d’une famille qui n’avait déjà que trop d’emmerdements à se caler une nourriture difficile à ramasser. Il aurait pu l’éloigner de moi. Le prétexte de l’exemple aurait suffi. Pourtant, j’eus l’impression que, loin de l’éloigner, il le retint avec nous et jamais avec un sentiment de pitié. »

 

« Ma route est d’un pays où vivre me déchire… » – Serge Airoldi

003025307Le vers en titre de ce livre magnifique n’est pas de Serge Airoldi. Ce dernier l’a emprunté à Edmond Henri-Crisinel, poète suisse de la première moitié du XXème siècle. Le contenu du livre n’en est pas moins à la hauteur de cette déchirante mise en bouche. La route que nous décrit Serge Airoldi suit un « fleuve tout en nuit » du Gers de l’enfance au pays d’Adour, lieu de vie de l’auteur, et dont les détours traversent les continents. De souvenirs en paysages, de paysages en rencontres, de rencontres en ravages, le lecteur chemine avec Serge Airoldi dans sa maison d’enfance, dans les maquis de la seconde guerre mondiale, dans les ventes aux enchères où l’on dilapide les biens d’une personne aimée, dans des jardins fleuris près desquels paissent les troupeaux de vaches ou de chevaux. Le long de l’Adour ou au pied du Ventoux – à l’instar de Philippe Jaccottet dans ses Notes du ravin – , devant les enfants rendus aveugles de Palestine ou dans la baie de Tunis, dans les pas de Magellan ou de Pigafetta sur les routes d’Orient, d’observateur du passé ou de l’instant, l’auteur et son lecteur se fondent jusqu’à devenir une part même du paysage ou du tableau – jusqu’au dépaysement.

Extrait :

« Regardant maintenant l’azur intense du golfe et de l’autre côté du sommet , embrassant le même prodige, plus brumeux pourtant, de la baie de Tunis, projeté dans ce paysage, je me noie d’Histoire. J’avale d’un coup de gorge l’horizon de Magellan, d’Hannibal, des marins du monde, je vois le ballet des oiseaux de mer dans le ciel, eux aussi m’hypnotisent, ce sont les oiseaux de Braque.

Regardant cet avenir tout bleu, effrayé par tant de lucidité que la clarté impose, je suis dans une mort probable, étouffé par le trop plein des séries humaines, l’adieu aux choses oubliées derrière moi,

Je lis Les bêtes de Federigo Tozzi, Tozzi questionne : Quel pourrait être le point où l’azur s’est arrêté ? »


« Ma route est d’un pays où vivre me déchire… » – Serge Airoldi
Fario, 2014, 110 p.

Gabriële – Anne et Claire Berest #MRL17

Voici l’histoire de deux sœurs, Anne et Claire, qui entreprennent de retracer l’histoire de la branche maternelle de leur famille, longtemps méconnue. Lélia, leur mère, est fille d’un certain Vicente suicidé à 27 ans, de son vrai nom Lorenzo Picabia – lui-même né du couple Gabriële et Francis Picabia. Et nous touchons là l’objet de cette biographie à peine romancée, la vie du rocambolesque et génial couple d’artistes. Francis Picabia, le peintre, et sa musicienne d’épouse qui donne son titre au récit. Anne et Claire Berest tentent ici de redonner ses lettres de noblesse à la femme de l’ombre qui abandonna tôt la musique pour se consacrer entièrement à l’art de la maïeutique – l’accoucheuse de Francis Picabia jusqu’alors engoncé dans de pâles imitations impressionnistes, le fantasme du jeune Marcel que l’on nommera plus volontiers Duchamp après émancipation, l’amie sincère de Guillaume qui n’aura pas eu besoin d’elle pour être déjà Apollinaire.

Anne et Claire Berest propulsent le lecteur dans les milieux d’avant-garde du début du XXème siècle avant, pendant et après la première guerre mondiale, de la rencontre de Gabrielle et Francis à leur séparation amoureuse qui ne sera jamais effective sur le plan intellectuel. Cette période historique est tellement foisonnante qu’il serait bien improbable de rechigner à la lecture de ce récit quand bien même celui-ci ne brillerait pas par le style.
J’ai eu grand plaisir à découvrir les rebondissements fantasques de la vie des deux époux à Paris, en Suisse ou à New-York. Gosses de riches, il faut bien l’avouer, capricieux et soumis à aucune contrainte d’ordre matériel – pas même lorsqu’il s’agit d’offrir un semblant de stabilité à leurs enfants, en témoigne la fin du jeune Vicente – l’idylle des Picabia donne à penser sur la liberté et l’indépendance outrancière, sur les nécessités de l’art, sur les frontières entre l’intelligence géniale et l’égoïsme fou, sur la dévotion maritale et ses limites.

En refermant ce livre, j’ai regretté de ne pas en avoir lu d’avantage sur Gabriële Buffet sans Francis, après Francis – lorsqu’elle n’est plus l’épouse de.
Féministe avant l’heure nous dit-on en quatrième de couv’ ?

 

Ce diaporama nécessite JavaScript.


Gabriële – Anne et Claire Berest
Stock, 2017, 450 p.


#lu dans le cadre des Matchs de la Rentrée Littéraire 2017

A Milena – Franz Kafka

64451755_13088090J’ai voulu lire les lettres de Franz Kafka à Milena pour connaître Milena. Mais la tâche ne fut pas si simple. A l’instar des Lettres à Felice, on y découvre un Kafka bien plus préoccupé par l’image qu’il se fait de sa correspondante que par la correspondante elle-même. Il dresse ici le portrait d’une Milena idéalisée et le reconnaît lui-même. Si l’aventure est moins perverse – j’ose le mot – qu’avec Felice, l’ambiguïté de cette correspondance est flagrante. Franz Kafka ne s’adresse qu’à lui-même et à ses propres fantômes.

J’ai choisi tout de même de mener à son terme cette lecture fastidieuse. Je me souviens par ailleurs d’abominables lettres à Felice, et de cette sensation magnétique, ce besoin – pervers aussi ? – de lire un discours qui me débectait sans comprendre le fondement de ce besoin. Je me souviens, quelques semaines après avoir refermé le deuxième volume des Lettres à Felice, d’une impression très marquée et marquante d’être entrée dans un univers obsessionnel qui me rappelait fortement Le château ou La métamorphose – qu’est-ce que cet homme qui tel un cafard rampe sous les portes des chambres des demoiselles pour les regarder écrire dans leur dos ? – et l’impression était dix fois plus vive à la lecture de ces lettres qu’à la lecture des romans. J’ai donc mené à son terme la lecture des lettres à Milena et je ne le regrette pas. J’y ai trouvé mon compte sur l’interlocutrice. Le volume des éditions Nous se clôt par la rubrique nécrologique de Franz Kafka rédigée par Milena elle-même. Elle y dresse un portrait de l’écrivain saisissant. Elle n’a visiblement pas lu les lettres qu’elle a reçues de la même manière que moi. Elle les a reçues entrecoupées de rencontres bien réelles avec Kafka, elle les a accompagnées de lectures et de son travail de traduction en tchèque des œuvres fictionnelles de Franz Kafka. Sans s’attacher aux névroses de l’homme, elle a été capable d’en saisir et retenir le meilleur. A tel point que j’en ai regretté de ne pas pouvoir lire finalement les réponses à ces lettres qui s’étalent sur près de 3 ans. Les réponses de Milena s’adressaient très certainement à Franz Kafka-le-vrai et non à un Autre idéalisé, elle connaissait son interlocuteur et accordait une grande importance à la sincérité de leur relation… à moins que la lectrice que je suis ai retrouvé son propre idéal de Kafka dans l’écrit de Milena Jesenská et s’en trouve immensément et maladroitement rassurée.


A Milena – Franz Kafka
traduction de l’allemand et introduction par Robert Kahn
Nous, 2015, 320 p.


 

Merano, 15 juin 1920, mardi

Mardi

Ce matin tôt j’ai de nouveau rêvé de toi. Nous étions assis l’un à côté de l’autre et tu me repoussais, pas méchamment, aimablement. J’étais très malheureux. Pas d’être repoussé, mais à cause de moi, qui te traitais comme n’importe quelle femme muette et n’entendais pas la voix qui sortait de toi et me parlait précisément à moi. A moins peut-être que je l’aie bien entendue, mais je n’ai pas pu lui répondre. Je m’en allais plus desespéré que dans le premier rêve.

Il me revient à l’esprit ce que j’ai lu un jour chez quelqu’un : « Ma bien-aimée est une colonne de feu, qui parcourt la terre. En ce moment, elle me tient enlacé. Elle ne conduit pas ceux qu’elle enlace, mais ceux qui la voient. »

Ton

(Voilà que je perds même le nom, il s’est raccourci de plus en plus et maintenant il est devenu : ton )

♣♣♣

Prague 31 juillet 1920, samedi

Samedi, plus tard

De quelque façon que l’on retourne ta lettre d’aujourd’hui, ta chère lettre fidèle gaie, une promesse de bonheur, c’est tout de même une lettre de « sauveur ». Milena parmi les sauveurs ! (si j’en faisais partie aussi, serait-elle alors déjà avec moi ? Non, alors sûrement pas) Milena parmi les sauveurs, elle qui fait dans son propre corps l’expérience continuelle que l’on ne peut sauver l’autre que par son être et par rien d’autre. Et voilà qu’elle m’a déjà sauvé par son être et qu’elle essaye maintenant a posteriori avec d’autres moyens infiniment plus petits. Quand quelqu’un sauve un autre de la noyade, c’est naturellement une très grande action, mais quand après cela il lui offre en plus un abonnement à des cours de natation, quel sens cela a-t-il ? Pourquoi le sauveur joue-t-il la facilité, pourquoi ne veut-il pas toujours continuer à sauver l’autre par son être, son être-là toujours disponible, pourquoi veut-il renvoyerla tâche à des maîtres nageurs et à des hôteliers de Davos ? Et d’ailleurs, je pèse déjà 55,40 ! Et comment pourrais-je m’envoler, si nous nous tenons par la main ? Et si nous nous envolons tous les deux, qu’est-ce que cela fait alors ? Et de plus – c’est la pensée de base de ce qui précèse – je ne partirai plus jamais si loin de toi. Je viens juste de quitter les chambres plombées de Merano.

♣♣♣

Prague, 18, 19, 20 septembre 1920, samedi, dimanche et lundi

Samedi soir

Je n’ai pas encore reçu la lettre jaune, je la renverrai sans l’avoir ouverte.
S’il n’était pas bon d’arrêter maintenant de nous écrire c’est que je devrais me tromper effroyablement. Mais je ne me trompe pas Milena.
Je ne veux pas parler de Toi, non pas que cela ne me concerne pas, cela me concerne, mais je ne veux pas en parler.
Donc à propos de moi seulement : ce que Tu est pour moi Milena ce que Tu es pour moi au-delà de ce monde dans lequel nous vivons, cela, sur les lambeaux de papiers que je t’ai écrits tous les jours, cela ne s’y trouve pas. Ces lettres, telles qu’elles sont, n’aident à rien d’autres qu’à tourmenter, et si elles ne tourmentent pas, alors c’est encore pire. Elles n’aident à rien qu’à produite un jour de Gmünd, qu’à produire des incompréhensions, de la honte, une honte presque inaltérable. Je veux te voir aussi nettement que la première fois dans la rue, mais les lettres me distraient plus que toute la Lerchenfelderstrasse avec tout son bruit.
Mais cela n’est même pas décisif, ce qui est décisif c’est mon impuissance croissante, à cause des lettres, à surmonter les lettres, impuissance aussi bien par rapport à Toi qu’à moi – 1000 lettres de Toi et 1000 souhaits de moi ne me contrediront pas – et ce qui est décisif (peut-être à cause de cette impuissance, mais toutes les raisons sont ici dans l’obscurité) c’est la forte et irrésistible voix, littéralement ta voix, qui me somme de me taire.
Et voilà que tout ce qui te concerne est encore non-dit, cela se trouve il est vrai le plus souvent dans tes lettres (peut-être aussi dans la jaune ou plus exactement : dans le télégramme par lequel tu me demandes le renvoi de la lettre, à bon droit bien sûr) souvent dans ces passages que je crains, que je fuis comme le diable fuit le lien consacré.

♣♣♣

Prague, fin mars ou début mai 1922

Voilà si longtemps que je ne vous ai pas écrit, Madame Milena, et même aujourd’hui je n’écris qu’à la suite d’un hasard. Je n’aurais en fait pas à m’excuser de ne pas vous avoir écrit, vous savez bien à quel point je hais les lettres. Tout le malheur de ma vie, – ce qui ne veut pas dire que je me plains, mais que je veux faire une constatation dans l’intérêt général – vient, si l’on veut, des lettres ou de la possibilité d’en écrire. Les êtres humains ne m’ont presque jamais trompé, mais les lettres toujours, et, en fait, pas celles des autres mais les miennes. Dans mon cas, c’est un malheur particulier, dont je ne veux pas parler davantage, mais aussi en même temps un malheur général. La facilité de l’écriture des lettres – d’un point de vue simplement théorique – doit avoir causé une effroyable désagrégation des âmes dans le monde. C’est une fréquentation des fanntômes et, pas seulement du fantôme du destinataire mais aussi de son propre fantôme, qui se développe sous la main dans la lettre qu’on écrit, ou même dans une suite de lettres, quand une lettre durcit l’autre et peut la faire témoigner. Comment a-t-on pu en arriver à penser que les êtres humains pourraient se fréquenter grâce aux lettres ! On peut penser à quelqu’un d’éloigné et on peut saisir quelqu’un de proche, tout le reste est hors du pouvoir de l’être humain. Mais écrire des lettres, cela signifie se dénuder devant les fantômes, ce qu’ils attendent avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, mais les fantômes les boivent sur le chemin jusqu’à la dernière goutte. Grâce à cette riche nourriture, ils se multiplient incroyablement. L’humanité le sent et lutte contre cela, et pour exclure le plus possible le fantomatique d’entre les êtres humains, pour atteindre la fréquentation naturelle, la paix des âmes, elle a inventé le train, l’auto, l’aéroplane, mais cela ne sert plus à rien, ce sont visiblement des inventions qui ont été faites dès la chute, l’adversaire est beaucoup plus calme et plus fort, il a inventé après la poste le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les fantômes ne mourront pas de faim, mais nous serons anéantis. […]

♣♣♣

Propos de Milena rapportés par Kafka :

« Pourquoi les êtres humains ne se promettent-ils pas qu’ils ne se crieront pas dessus lorsque le rôti sera trop brûlé »

« Pourquoi ne se promettent-ils pas de se laisser l’un à l’autre la liberté du silence, la liberté de la solitude, la liberté de l’espace ouvert? »

« Ou bien affronter son destin… avec humilité… ou bien chercher son destin…

– … la foi est nécessaire pour chercher ! »

Elle, par bonheur, et toujours nue – Guy Goffette

513xdt33qsl-_sx210_C’est au cours d’un mois belge que j’ai eu connaissance pour la première fois des écrits de Guy Goffette. Dans la foulée et en accordant toute ma confiance à l’une ou l’autre blogueuse – Anne, Mina, Florence, lesquelles encore ? – j’ai acheté ce court livre que je n’ai lu qu’aujourd’hui, un véritable délice de lecture comme j’en ai connu peu ces derniers mois, à vous faire monter les larmes aux yeux !

Elle, c’est Marthe, l’épouse du peintre Pierre Bonnard, et surtout sa muse. Guy Goffette prend soin ici de débuter son roman par une lettre d’excuse à l’artiste :

« Pardonnez-moi, Pierre, mais Marthe fut à moi tout de suite. Comme un champ de blé mûr quand l’orage menace, et je me suis jeté dedans, roulé, vautré, pareil à un jeune chien. ».

Et c’est un roman d’amour qui s’en suit, une véritable déclaration à celle, toujours nue, que l’on retrouve dans de nombreux tableaux de l’artiste, une déclaration au peintre lui-même qui a su sublimer la grincheuse et neurasthénique Marthe, oscillant pour l’éternité entre muse et femme. Guy Goffette peint un nouveau tableau – littéraire cette fois – représentant le couple Bonnard de leur rencontre à leurs derniers jours, et ce bijou de poésie et d’érotisme est à vous ravir le cœur…


Elle, par bonheur, et toujours nue – Guy Goffette
Gallimard, 1998, 158 p.


 

Ce diaporama nécessite JavaScript.

Pourquoi j’ai quitté l’Ordre… et comment il m’a quitté – François Bœspflug

cvt_pourquoi-jai-quitte-lordre-et-comment-il-ma-qui_9899C’est par la publication de ce livre que j’ai appris que François Bœspflug, dominicain et professeur d’histoire de l’art reconnu – et presque vénéré en ce qui me concerne – a quitté l’Ordre dominicain. Renier son engagement ? Et quid alors de sa foi ? Ses écrits, son parcours, son engagement étaient jusqu’alors parmi les rares qui me faisaient dire qu’il y avait peut-être une réponse au non-sens, au néant, dans la foi catholique, ou dans la foi-tout-court, dans la recherche du sacré. Sa vision de la spiritualité m’invitait à croire en autre chose qu’à l’absurde. Il est à noter que l’acceptation de l’absurde me soigne ces temps-ci de bien des névroses, plus qu’une quelconque quête d’un dieu toujours absent. Mais alors, si François Bœspflug lui même renonce, n’existe-t-il réellement plus rien à croire ? Si d’autres senseis me déçoivent tout autant par leur humanité et leurs erreurs, quelle quête me reste-t-il à suivre ? Puisque tout meurt.

En lisant François Bœspflug, je cherche des réponses. Et j’en trouve une certainement dans l’extrême sincérité et liberté d’expression dont il fait preuve. Il paraît que la Vérité est un élément fondamental permettant l’accès à la transcendance. Ces mots ne sont pas de moi. Mais certainement la Vérité me libère du poids des convenances et des mensonges – qui pèsent et creusent constamment ce néant.

L’ouvrage est divisé en trois parties répondant à trois questions : Pourquoi quitter la vie religieuse ? Pourquoi quitter le ministère sacerdotal ? Être ou ne pas être théologien ? Ces trois questions sont l’occasion de retracer la vie de l’auteur et les différentes étapes qui l’ont amené à revêtir – ou pas – l’habit dominicain puis celui de professeur, dans les premières années de son investiture. Et puis surtout, les décennies qui se sont lentement écoulées pour aboutir au « défroquage » et au mariage. Le mariage, s’il est décisif pour ce qu’il officialise la sortie de l’Ordre qu’aucun rituel ne venait souligner, n’est pas la cause première de cette décision importante. L’éloignement de l’Ordre a été progressif et à double-sens, voilà ce que ce livre s’efforce d’évoquer.

Surtout François Bœspflug exprime ici avec précision et nuance, comme toujours, ce vers quoi il aimerait voir l’Eglise évoluer, il appelle de ses vœux une transformation de l’institution ecclésiale, une ouverture aux problématiques contemporaines, notamment à propos du mariage des prêtres et de l’homosexualité dans les milieux monacaux, et d’avantage de sincérité et de liberté de parole surtout.

Je crois en la liberté d’une parole sincère et nuancée, et je suis convaincue qu’aussi douloureuse soit-elle, son pouvoir est immense et peut contribuer à améliorer l’état du monde par une certaine forme de lucidité et par une amélioration des relations humaines.


Pourquoi j’ai quitté l’Ordre… et comment il m’a quitté – François Bœspflug
J. C. Béhar, 2016, 124 p.


Pas dans le cul aujourd’hui – Jana Černá

pasdanslecul_couverturehd_0Littérature tchèque à l’honneur ce jour. Pas dans le cul aujourd’hui est une lettre de Jana Černá à son mari Egon Bondy écrite à Prague aux environ de 1962 sous l’ère communiste. Elle se lit en moins d’une heure et soulève des tempêtes, aiguise l’intellect, pourrait être provocante, se contente d’exprimer une pensée totalement et démesurément libre. Jana Černá est la fille de la journaliste, écrivaine et traductrice tchèque Milena Jesenská, célèbre destinataire des Lettres à Milena de Franz Kafka. De toute évidence, Jana Černá est aussi la digne héritière du tempérament extrêmement libre et des valeurs féministes de sa mère. Dans cette lettre enflammée, elle exprime, sans jamais se soumettre, toute l’admiration, le soutien, le désir et l’amour qu’elle voue à son époux, frisant parfois le mysticisme, elle adule tout autant son intellect – l’homme est philosophe et poète et trop peu traduit en français à mon grand désespoir – que son corps. Elle s’exprime avec une sincérité, une modernité et une liberté inouïe. Son discours n’en est pas moins très juste et hors de tout conformisme. Jana Černá est tout à la fois femme aimante et dévouée, amante excentrique, poète à la langue aiguisée, intellectuelle de haut vol. Elle appartient à ce que l’on appelle l’underground pragois des années 50-60’s que je découvre progressivement avec les œuvres de Bohumil Hrabal notamment – merci L’Esprit Livre pour les références en la matière.

Pour achever/tenter de vous convaincre je vous rapporte ce poème (qui me fait bien rire !) – le seul traduit en français ? – qui ouvre cette correspondance et qui donne parfaitement le ton de la lettre.

Pas dans le cul aujourd’hui
j’ai mal

Et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi
car j’ai de l’estime pour ton intellect

On peut supposer
que ce soit suffisant
pour baiser en direction de la stratosphère

21.12.1948


Pas dans le cul aujourd’hui – Jana Černá
traduit du tchèque par Barbora Faure
Editions La Contre-Allée, 2014
Première publication : Clarissa a jiné texty, Concordia, 1990


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 : Un livre d’un auteur enfant d’écrivain