Archives du mot-clé Journal

Gratitude – Charles Juliet

Un échange de clic sur le blog de Stéphane Chabrières, Beauty will save the world, m’invite à « rallumer la bougie » et à vous faire part maladroitement d’une de mes belles lectures de ces derniers jours. J’ai découvert Charles Juliet avec le volume IX de son journal. J’en ai marqué de nombreuses pages. En voici quelques extraits :
« Ce poète américain qui s’adressait à moi usait d’une langue simple, d’un ton direct. Avec naturel, sincérité, bonhomie, il me parlait de choses proches et quotidiennes sur lesquelles mon regard ne s’était jamais posé. Tant qu’on ne s’est pas défait des illusions, des idées fausses, on s’imagine que ce que l’on cherche se situe en un lointain inaccessible. Ce poète qui précisait qu’il n’était pas venu pour « broder », il me montrait le monde, m’en dévoilait les richesses, me persuadait qu’on pouvait l’aimer. Tout ce qu’il affirmait avait l’allure d’une évidence. » p. 75
« J’aime atteindre en moi une région de grand silence. C’est en cet instant que peut naître un poème. Pour que ce silence s’établisse, il faut que la pensée se vide de ce qui nourrit son activité. Il faut également que je n’aie ni intention, ni désir, ni attente. Il faut encore que je m’abandonne, me laisse dériver. Alors dans ce grand calme, ce vaste silence intérieur, se fait entendre le doux murmure. » p. 162
« Pourquoi écrire ? Pourquoi tenir ce Journal ? Pourquoi passer des heures à rassembler des mots qui un jour n’auront plus d’existence ? Ces questions sont souvent là, qui me harcèlent. Mais je n’ai pas à chercher des réponses. Le besoin d’écrire commande et je lui obéis. Dès lors, je ne sais plus que ces mots que je rédige disparaîtront, qu’ils ne pourront sauvegarder l’essence de ce que je suis, de ce que je vis. » p. 386

Lambeaux et Moisson attendent dans mes étagères. Je commence aujourd’hui le premier volume de ce journal débuté en 1957, Ténèbres en terre froide. Du dernier au premier, je me prépare à découvrir l’itinéraire d’un homme plongé dans une angoisse mortifère et marchant vers une libération psychique et sans doute spirituelle. Il n’est sans doute pas abusif de parler ici d’abîme et de sortie de l’abîme.


Gratitude : journal IX 2004-2008 – Charles Juliet
P.O.L. , 2017, 396 p.

Journaux 1959-1971 – Alejandra Pizarnik

journaux_pizarnikA l’heure d’écrire mes impressions sur les Journaux 1959-1971 d’Alejandra Pizarnik, je peine à rassembler mes idées. Les détails triviaux du quotidien que la poétesse argentine prend le temps de narrer dans ses lettres disparaissent ici au profit de réflexions concernant ses lectures en cours : Julien Green, Cervantes, Quevedo, Kafka, Dostoïevski, Góngora, Simone Weil, Borges, Simone de Beauvoir, Rimbaud, Bataille… Elle avale sans compter et analyse les textes en prévision d’articles à écrire. Entre deux bourses obtenues grâce à ses publications, elle voyage à Paris (1960-1964) ou à New York (1968) mais n’extériorise que très peu dans son journal sa vie à l’étranger. Elle ressasse bien plutôt ses angoisses, elle annote ses lectures, se désole de ses amis trop absents. Elle explicite son écriture, ses poèmes qui la traversent et lui viennent d’ailleurs, alors qu’elle aimerait rédiger un roman de longue haleine qui la tienne en besogne pendant des mois. Ce regret est récurrent dans les premières années du journal puis s’estompe lorsqu’elle n’attend plus rien. Au fil des ans, les notes sont plus courtes et plus dispersées, l’auteur attend et annonce sa fin.

Des journaux d’Alejandra Pizarnik, il me reste surtout une sourde et imposante sensation de tristesse et d’angoisse qui m’a tenue éloignée du monde réel tout le long de ma lecture. Je suis sortie épuisée de cette confrontation nécessaire, et souhaite dorénavant passer à une autre étape en littérature, me tourner vers des auteurs plus vivants mais non moins conscients des angoisses de la condition humaine.

23 juillet 1962

C’est incroyable comme j’ai besoin des gens pour me connaître moi-même.

Mais il y a une façon de ressentir que je déteste de toutes mes forces car dans ces moments-là, je me hais, je hais tout et tout le monde. Après un épisode de « temps haï », j’arrive à peine à me reconstituer. Je reviens à moi comme une malade et j’ai peur de ma fragilité comme une malade. C’est ce qui m’est arrivé aujourd’hui, après avoir attendu quatre heures, debout, dans les services de la Police, avec un essai sur « l’art révolutionnaire ou l’art imaginaire » que je lisais comme une esquimaude, sans comprendre le sens des mots. Ensuite, j’ai pris un taxi et lorsque je suis passée sur une très belle place, j’ai failli pleurer car j’ai compris que j’étais, moi aussi, rentrée dans l’engrenage absurde du travail et des papiers, et que mon temps m’avait été volé. Car après tout, mon temps m’appartient, et je devrais pouvoir en disposer comme j’en ai envie, bien ou mal. J’ai passé la matinée à chercher des papiers justificatifs pour qu’on me laisse me voler mon temps tranquillement. En fait, travailler pour vivre est encore plus stupide que vivre. Je me demande qui a bien pu inventer l’expression « gagner sa vie » comme synonyme de « travailler ». Où est donc cet imbécile.


Journaux 1959 – 1971 – Alejandra Pizarnik
éd. établie et présentée par Silvia Baron Supervielle

traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Picard
José Corti, 2010, 360 p.
Première publication : Diaros, 2003, Lumen


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 :  une histoire vraie

Le livre de l’intranquillité – Fernando Pessoa

le-livre-de-lintranquillitc3a9Par bribes denses et délectables, Fernando Pessoa livre les pensées quotidiennes de son hétéronyme Bernardo Soares, comptable en mal d’écrire, à la vie monotone et à l’esprit hyperactif. Il dresse une apologie du « ne rien faire » puisque tout est néant, dans un journal qui se voudrait anodin, dans un style qui relève du chef-d’œuvre. Il affronte les plus grandes angoisses de l’homme et s’en accommode dans une quête inassouvie de sérénité. C’est un livre que l’on aimerait garder pour soi, qui se lit dans la durée et dont il est difficile de parler. Entre saisissement devant la beauté du texte, mouvement de révolte devant l’acceptation du protagoniste, admiration devant cette même acceptation, prise de conscience face à cette extrême lucidité, Le livre de l’intranquillité, autrement nommé Autobiographie sans événements,  invite le lecteur à la solitude et à l‘introspection, à la mise en retrait du fonctionnement du monde, à la mise en lumière de sa vie intérieure. Il étouffe parfois, ébranle surtout les élans vitaux, les éveille ou les annihile, difficile à dire.

En parler d’avantage revient à parler de soi, au plus intime. Je capitule.

Les premières lignes ont aujourd’hui cent ans, un mois, et un jour :

Lettre à Mário de Sá-Carneiro

14 mars 1916

Je vous écris aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental – un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n’ai rien à vous dire. Seulement ceci – que je me trouve aujourd’hui au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi.
Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face, la rive de ce côté-ci ; c’est là toute la raison de mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’ai pas de quai où l’on puisse oublier. Tout cela s’est passé voici bien longtemps, mais ma tristesse est plus ancienne encore.


Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares – Fernando Pessoa
traduit du portugais par Françoise Laye
Présenté par R. Bréchon et E. Lourenço, avec une introduction de R. Zenith
Christian Bourgois, 1999, 611 p.
Première publication : Livro do Desassossego por Bernardo Soares, 1982


Challenges et rendez-vous

Lecture commune avec Ingannmic
Challenge Multi-défis 2016 : un classique étranger
Challenge Pavés 2015-2016

 

Journal d’un génie – Salvador Dali

bEionªx/`Eionˆ¿?à@i>Après Henri Michaux et René Magritte, je continue mes pérégrinations en pays de surréalisme. J’ai récupéré ce journal du célèbre artiste espagnol un peu par hasard et m’y suis aventurée sans vraiment savoir à quoi m’attendre.

Il n’est pas question ici de percer l’intimité d’une personne de renom. Ce journal est d’emblée écrit pour être lu. Rédigé entre 1952 et 1963, l’auteur ne s’y livre pas réellement, il s’y expose dans toute son extravagance, dans toute son arrogance aussi et sans aucune marque d’humilité, sans le moindre doute quant à la vie de pacha qu’il mène. Salvador Dali a souhaité être riche, il l’est et compte bien jouir au maximum de son temps libre pour suivre toutes ses lubies.

D’imbuvable, son comportement en devient tellement caricatural que le lecteur ne peut que rire de tant d’exubérance absurde, plaignant le triste amateur qui aurait souhaité obtenir l’avis du grand Dali sur son œuvre, plaignant le notaire qui aurait voulu lui faire entendre raison sur des questions simplement administratives, puis judiciaires faute d’attention.

Les crises créatives sont entrecoupées d’épanchements amoureux pour Gala Dali, de réflexions sur les écrits de Friedrich Nietzsche ou encore de délires scatologiques dont je me serais volontiers passée. Je ne regrette pas cette lecture, extrêmement surprenante et délirante au sens premier du terme, mais je ne sais pas ce que j’en garderai à moyen et long terme. Il semble que les obsessions de Salvador Dali, gratuites et insouciantes, ne mènent nul part, telles celles d’un enfant trop gâté qui ne sauraient plus comment occuper son temps. Le récit n’en est que plus drôle, je salue au passage l’élégante moustache de l’auteur !

« Le 13

Un journaliste vient tout exprès de New York pour me demander ce que je pense de la Joconde de Léonard. Je lui dis :

 – Je suis un très grand admirateur de Marcel Duchamp qui est justement l’homme qui avait fait ces fameuses transformations sur le visage de la Joconde. Il lui avait dessiné de très petites moustaches, des moustaches déjà daliniennes. En dessous de la photographie, il avait ajouté en très petites lettres qu’on pouvait tout juste lire : « L.H.O.O.Q » Elle a chaud au cul ! Moi, j’ai toujours admiré cette attitude de Duchamp qui à l’époque correspondait à une question encore plus importante : celle de savoir s’il faut ou non brûler le Louvre. »

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Journal d’un génie – Salvador Dali
Gallimard, 1994, 301 p.
Première publication : Editions de la table ronde, 1964


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 : une biographie 

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