Archives du mot-clé Absurde

La ville fond – Quentin Leclerc

Livre O.V.N.I. de la rentrée littéraire 2017, La ville fond est à lire si vous ne vous laissez pas facilement séduire, si vous aimez conserver une marge de liberté, si vous n’avez pas l’esprit trop réaliste, si vous aimez être déstabilisé, si vous aspirez à un ailleurs juste de l’autre côté de la forêt, si vous détestez les avions et les T.G.V., si vos besoins sont très concrets, si vous avez l’esprit enclin à la métaphore, si vous entretenez un rapport particulier avec l’absurde, si vous cherchez une direction….

Inclassable sous des airs de récit post-apocalyptique, La ville fond invite le lecteur à suivre Bram, veuf un peu benêt, dans son habituelle expédition en ville pour acheter ses médicaments à la pharmacie. Mais aujourd’hui, le bus est en panne. Et les jours se suivent sans que le bus ne reprenne son itinéraire habituel. En effet, il semblerait que la ville fond et que toute l’organisation urbaine et péri-urbaine en soit perturbée. Et Bram n’a qu’une seule idée en tête, aller à la pharmacie acheter ses médicaments. Son obstination sereine l’entraîne dans un étrange périple qui donne à penser non-seulement sur nos modes de déplacement et de vie de plus en plus rapides, mais encore, les rencontres et événements auxquels Bram est confronté sont autant de portes ouvertes pour l’imagination du lecteur… à chacun d’y lire les métaphores qu’il voudra et toutes seront justifiées. La ville fond est un roman à plusieurs niveaux de lecture, sous de faux airs kafkaïens la question du sens des actes et de ce qui fonde l’humain y est omniprésente.

Libre à chaque lecteur d’y suivre sa route…


La ville fond – Quentin Leclerc
Editions de l’Ogre, 2017, 200 p.


 

Correspondance avec León Ostrov 1955-1966 – Alejandra Pizarnik

9782361660642Cette femme me fascine. Par ses poèmes dont je vous faisais part ici ou . Et par ces lettres dénichées à L’étourdi de Saint-Paul. Alejandra Pizarnik s’y adresse à son psychanalyste resté à Buenos Aires alors qu’elle s’exile momentanément à 18 ans à Paris pour trouver sa voie, échapper à sa mère. Devenir elle-même, et non plus « la fille de ». Elle y fait preuve d’une grande lucidité dans un style admirable et magnétique qui m’interdit tout décrochage. Elle pense à Kafka, George Bataille, rencontre Simone de Beauvoir, Marguerite Duras. Petite fille perdue parmi ces grands noms, elle n’a aucune conscience de sa propre grandeur, se bat contre elle-même, ses démons, ses terreurs. Se réjouit de peu, tente de se conformer au monde, s’amuse de voir ses textes traduits en arabe ou en allemand. Les quelques réponses de León Ostrov l’invitant à penser sa relation à sa mère, son héritage juif, les traumatismes familiaux de la Shoah, me semblent dérisoires. Les angoisses de la poétesse s’ancre à mon sens bien plus profondément que ces aléas historiques ou familiaux – aussi terribles et complexes soient-ils. Sans que je ne sois en mesure de définir ce point d’ancrage. Ces lettres me questionnent sur la solitude ressenti par certains grands auteurs – à l’instar de Pessoa ou Kafka – qui ont marqué leur siècle, parfois même de leur vivant mais sans jamais bénéficier eux-mêmes de ce prestige ou du réconfort et des réponses qu’ils prodiguent allègrement à leurs lecteurs.

Lettre n°11

[Lettre envoyée depuis Paris le 22 février 1961]

Cher León Ostrov,

Inutile d’expliquer mes silences. Au fond de moi sommeille toujours une attente première d’un changement magique. (Une nuit tous les miroirs finiront par se briser, effaceront celle que je fus et lorsque je me réveillerai je serai l’héritière de mon cadavre. )

Je suis si fatiguée de mes vieilles peurs et terreurs que je n’ose même pas vous en faire part. Vous vous souvenez de ma phrase ou du refrain de tous mes journaux : « Entrer dans le silence » ?

J’ai travaillé dur au bureau ces derniers mois. En témoignent mon cœur affaibli et ma fatigue perpétuelle. J’ai même pensé que j’étais mourante. Je me suis dis « Tu te consumes ». […]

Je m’arrête ici mais je pourrais presque vous citer toute la correspondance tant chaque phrase recèle un trésor, un témoignage de ce combat perpétuel contre l’absurde, contre le quotidien qui vient envahir ces précieux silences. Je poursuis la rencontre par la lecture des journaux de l’auteur.


Correspondance avec León Ostrov 1955-1966 – Alejandra Pizarnik
traduit de l’espagnol par Mikaël Gómez Guthart
préface de Edmundo Gómez Mango
Editions des Busclats, 2016, 208 p.


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016une œuvre épistolaire

Le livre de l’intranquillité – Fernando Pessoa

le-livre-de-lintranquillitc3a9Par bribes denses et délectables, Fernando Pessoa livre les pensées quotidiennes de son hétéronyme Bernardo Soares, comptable en mal d’écrire, à la vie monotone et à l’esprit hyperactif. Il dresse une apologie du « ne rien faire » puisque tout est néant, dans un journal qui se voudrait anodin, dans un style qui relève du chef-d’œuvre. Il affronte les plus grandes angoisses de l’homme et s’en accommode dans une quête inassouvie de sérénité. C’est un livre que l’on aimerait garder pour soi, qui se lit dans la durée et dont il est difficile de parler. Entre saisissement devant la beauté du texte, mouvement de révolte devant l’acceptation du protagoniste, admiration devant cette même acceptation, prise de conscience face à cette extrême lucidité, Le livre de l’intranquillité, autrement nommé Autobiographie sans événements,  invite le lecteur à la solitude et à l‘introspection, à la mise en retrait du fonctionnement du monde, à la mise en lumière de sa vie intérieure. Il étouffe parfois, ébranle surtout les élans vitaux, les éveille ou les annihile, difficile à dire.

En parler d’avantage revient à parler de soi, au plus intime. Je capitule.

Les premières lignes ont aujourd’hui cent ans, un mois, et un jour :

Lettre à Mário de Sá-Carneiro

14 mars 1916

Je vous écris aujourd’hui, poussé par un besoin sentimental – un désir aigu et douloureux de vous parler. Comme on peut le déduire facilement, je n’ai rien à vous dire. Seulement ceci – que je me trouve aujourd’hui au fond d’une dépression sans fond. L’absurdité de l’expression parlera pour moi.
Je suis dans un de ces jours où je n’ai jamais eu d’avenir. Il n’y a qu’un présent immobile, encerclé d’un mur d’angoisse. La rive d’en face du fleuve n’est jamais, puisqu’elle se trouve en face, la rive de ce côté-ci ; c’est là toute la raison de mes souffrances. Il est des bateaux qui aborderont à bien des ports, mais aucun n’abordera à celui où la vie cesse de faire souffrir, et il n’ai pas de quai où l’on puisse oublier. Tout cela s’est passé voici bien longtemps, mais ma tristesse est plus ancienne encore.


Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares – Fernando Pessoa
traduit du portugais par Françoise Laye
Présenté par R. Bréchon et E. Lourenço, avec une introduction de R. Zenith
Christian Bourgois, 1999, 611 p.
Première publication : Livro do Desassossego por Bernardo Soares, 1982


Challenges et rendez-vous

Lecture commune avec Ingannmic
Challenge Multi-défis 2016 : un classique étranger
Challenge Pavés 2015-2016

 

Plume – Henri Michaux

Plongée dans l’univers surréaliste. La manœuvre n’était pourtant pas volontaire. J’ai récupéré ce volume (presque) par hasard sur une table à troquer de la librairie Vivement dimanche lors de la braderie estivale de la Croix-Rousse. (Les lyonnais comprendront). Ravie de retrouver ce titre dans les étagères virtuelles d’Inganmic, voici le fruit de notre nouvelle lecture commune…

Plume, précédé de Lointain intérieur est publié dans la collection Poésie de la NRF Gallimard. Point de vers pour autant, plutôt de très courtes nouvelles, voire quelques paragraphes, des dialogues aussi, indépendants les uns des autres, faisant offices de poèmes par leur absence complète de rationnalité, par leur puissance onirique, surtout leur absurdité notoire, phrases décousues, sans queue ni tête, destabilisantes à loisir, et pourtant si jolies, parfois si sensées sous couvert de l’absurde, étonnament elles interpellent le lecteur malgré lui, le questionnent, l’intriguent ou le bousculent. L’amusent. Henri Michaux m’apparaît avant tout comme un auteur ludique, aux écrits frais et vivifiants. De la poésie drôle en somme !

Mais finalement assez hermétique. Je m’excuse par avance auprès des fiers littérateurs que j’aurais pu offenser par ma candide ignorance ; et je vous livre un poème :

Quand les motocyclettes rentrent à l’horizon

La seule chose que j’apprécie vraiment, c’est une motocyclette. Oh ! Quelles jambes fines, fines ! A peine si on les voit.

Et pendant qu’on admire, déjà, tant elles sont rapides, elles regagnent prestement l’horizon qu’elles ne quittent jamais qu’à grand regret.

C’est ça qui fait rêver ! C’est ça qui fait pisser les chiens contre le pied des arbres ! C’est ça qui nous endort à tout le reste, et toujours nous ramène, recueillis aux fenêtres, aux fenêtres, aux fenêtres aux grands horizons.


Plume précédé de Lointain intérieur – Henri Michaux
Gallimard, 1963


Challenges concernés

Challenge Poésie

Pourquoi le saut des baleines – Nicolas Cavaillès

Ce petit bijou, je l’ai découvert sur les pages d’actualités de la librairie L’Esprit Livre. Essai sorti de nul part, l’auteur, primé l’année passée au Goncourt pour Vie de monsieur Legat, s’amuse ici à théoriser sur le sens du saut des cétacés. Il n’est point nécessaire d’être océanologue ou autre scientifique pour le suivre, simplement amoureux de la langue française devrait suffire. Pour avoir relu avec délice dernièrement Moby Dick, ce clin d’oeil des éditions du Sonneur ne pouvait que m’interpeller.

Et c’est avec un réel plaisir que j’ai plongé à la suite de Nicolas Cavaillès dans ses jeux de langues et de réflexions saugrenus sur ce fait incontesté et incontestable : les baleines sautent et personne ne sait pourquoi. Les théories se suivent et s’enchaînent et nous entraînent dans une quête de liberté qui ravira les lecteurs en lutte contre l’absurde ou les confrontera à leurs plus sombres abysses selon l’humeur du jour.

Mais je m’arrête ici. Pour être convaincante, il vaut encore mieux laisser l’auteur s’exprimer :

« … Ivresse, libération, secousse non moins absurdes, en dernier lieu, futiles, qui n’apaisent qu’un moment, qu’il faut toujours recommencer, et dont la baleine doit savoir dans son for intérieur, dans ce magma d’instincts, de mémoire et d’analyse, la grande vanité. Mais un monde qui n’est que poussière d’étoile remuée dans un trou noir, la créature, même bardée de ses instincts, gènes et neurones, même flattée par l’héritage multi-millénaire de la sélection naturelle, peut goûter un acte aussi gratuit que la totalité dans laquelle elle baigne. Ainsi la baleine sauterait-elle quia absurdum, parce que c’est absurde ? »

A relire cet extrait, je me replongerais bien tout à fait dans l’ouvrage… Je vous abandonne pour d’autres vanités.


Pourquoi le saut des baleines – Nicolas Cavaillès
Les éditions du Sonneur, 2015, 64 p.


Challenge concerné
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Le gouffre (et autres récits) – Leonid Andreïev

Le gouffre (et autres récits) de Leonid Andreïev fait partie de ces rares livres qui viennent à vous sans prévenir et s’impose comme une évidence. Parmi les milliers de propositions de lectures défilant sur Babelio, Dieu seul sait pourquoi je me suis arrêtée net sur cette couverture, le titre, les sonorités russes du nom de l’auteur… Nous sommes à la charnière entre le XIXème et le XXème siècle. Les premières nouvelles de ce volumineux recueil ont été écrites en 1899, les dernières en 1901. Les éditions José Corti ont fait le pari de confier à l’excellente Sophie Benech la traduction de l’oeuvre intégrale du journaliste et écrivain russe.

Toutes ces nouvelles n’ont qu’un objectif : décrire l’angoisse, la solitude, l’absurdité des existences. Chaque portrait d’enfant, d’homme, de femme, de prêtre, de chien, de couple, de famille, de lépreux et autres fous ou naïfs est l’occasion de saisir un moment de vie quotidienne de la société russe, qu’elle soit bourgeoise ou miséreuse. Tous sont égaux devant leurs gouffres : absence, deuil, haine intériorisée, vide inommable, abandon, et autres néants. Et pourtant, le génie d’Andreïev réside dans sa capacité à illuminer ces noirceurs par de tendres détails. Chaque nouvelle est l’occasion de craquer une allumette, fragile, persistante, de suite étouffée, ou vivement embrasée, cassée ou vivifiante, et toujours trop vite éteinte. Seule Le gouffre, situé parmi les derniers récits du recueil, inverse la tendance. Il ne s’agit plus d’une douleur latente dont les protagonistes seraient un instant sauvés, le bonheur idéal est offert gratuitement jusqu’à ce qu’une main de fer sombre et froide s’en saisisse et l’étrangle sans faiblir.

Cette lecture riche et massive sous ses faux airs de douce simplicité m’atteint intimement et me conforte dans ma volonté de découvrir d’avantage la littérature russe, trop rapidement abordée l’an dernier avec les vers de Marina Tsvetaïeva, Anna Akmatova ou les Carnets du sous-sol de Dostoïevski.

Pour les adeptes de lecture audio, A Sabourovo est une nouvelle appartenant au recueil Le gouffre (et autres récits) :

Pour d’autres exemples audio : suivez le lien !


Le gouffre (et autres récits) – Leonid Andreïev, traduit du russe par Sophie Benech
Editions José Corti, 1998, 490 p.
Première publication de la nouvelle Le gouffre : 1902


Challenges concernés
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Le Château – Franz Kafka

Voilà bien des mois que Le château siégeait au sommet d’une pile de livres à lire gigantesque et vacillante. Encore une fois, le challenge ABC Critiques est l’occasion de le remettre à portée de main.

L’histoire débute lorsque un arpenteur – que l’on qualifierait de nos jours de topographe ou de géomètre – nommé ici simplement K. – à l’image d’un certain Joseph K., personnage principal du Procès – débarque au « village », tard, un soir d’hiver. Il choisit de passer la nuit dans une auberge et d’attendre le lendemain pour se rendre au château où il a rendez-vous, croit-il, pour sa prise de fonction. Débute alors pour lui un enchainement d’évènements tous plus absurdes les uns que les autres.

Avec ce roman inachevé, publié en 1926 à titre posthume par le philosophe Max Brod, proche de l’auteur, je me retrouve à nouveau plongée dans ces ambiances typiques de Kafka. Absurdité, vacuité de l’existence, répétitions incessantes et infernales de faits similaires, acharnement vain, tentative échouée de rébellion, renoncement parfois, paranoïa aussi : tel est le lot de l’arpenteur.

Les quelques cinq cents pages du roman ne relatent finalement que quelques jours de l’existence de K. Cette contraction du temps, loin de l’accélérer, au contraire, semble le ralentir à l’extrême. En quelques heures des processus qui s’étaleraient sur plusieurs années dans une vie « normale » sont acquis et intégrés par les personnages comme des faits établis : les fiançailles de l’arpenteur en sont l’exemple le plus frappant.

Ce roman propose plusieurs niveaux de lecture et je ne sais pas toujours où me situer. Les personnages semblent tour à tour prisonniers d’eux-mêmes et de leurs propres pensées, incapables ou si peu de communiquer réellement et sincèrement entre eux, ou soumis à une autorité supérieure et indéfinie, celle du château. Pourtant, paradoxalement, si le château est au centre du roman et influence tous les faits et gestes des villageois, jamais la relation n’est véritablement établie avec lui ou ses employés. Masse imposante et informe, à qui ou à quoi puis-je identifier ce château ? A mon propre esprit auto-censuré ? Au « système », à la société ou à toute forme d’autorité politique extérieure à moi et qui viendrait contraindre mes choix ? La question du choix est centrale : absence de choix ou mauvais choix sont fréquents dans la vie des différents personnages. Y-a-t-il seulement un bon choix possible ?

De manière récurrente, je me suis demandée pourquoi l’arpenteur ne quittait pas les lieux tout simplement. Pourquoi ne continue-t-il pas sa route vers d’autres contrées plus heureuses ? Plusieurs réponses sont apportées, l’arpenteur se justifie de rester pour sa fiancée, pour l’emploi qui lui est promis, mais aucune ne me convainc réellement, contribuant à renforcer ce sentiment de réflexions en vase clos et de barrières imposées par une autorité créée de toutes pièces par ceux qui la subissent.

Je pourrais continuer longtemps cette liste de questions. Une fois de plus, Kafka décrit à merveille l’absurdité de notre condition humaine sans jamais la résoudre. Il met en évidence les constructions mentales erronées de l’individu retranché sur lui-même. Il démontre la vacuité de ses sursauts de rébellion voués à l’échec en vue d’accéder à un idéal abstrait et sans doute inexistant. Il me laisse avec mes interrogations et m’invite, vainement sans doute, à le lire et le relire encore, à travers son journal, ses correspondances, romans et nouvelles, en quête d’une réponse intime qu’il ne m’offrira pas. Car c’est bien à moi, et au lecteur intimement, que Kafka s’adresse avec toute l’implacable et froide distance dont il sait faire preuve.