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Galpa – Marcel Cohen

galpaLivre rouge. Allongé. Logo des éditions Chandeigne estampillé en relief sur la couverture. Jusqu’à la texture des pages plus douce que celle de n’importe quel autre livre. Galpa aiguise les sens avant de nourrir l’esprit.

Galpa, c’est une ville d’Inde à l’atmosphère lourde, léthargique, que l’on découvre par les yeux d’un narrateur qui s’y voudrait étranger :

Pierres désenchantées. Pierres vouées aux lentes meurtrissures, comme des femmes oubliées. Il en est de Galpa comme de toutes les villes où nous ne ployons plus l’avenir à notre amour. Les pierres s’arrogent une liberté inquiétante. Elles éloignent d’elles les caresses, les rumeurs, avec une rage croissante à mesure que gagne le silence, et les cris même, quand il arrive qu’un enfant s’égare dans les maisons éteintes, elles les travaillent jusqu’à les rendre méconnaissables.

Galpa c’est aussi une ville où l’on trouve un palais délabré au plafond duquel s’étend une fissure digne de Damoclès :

Comment s’accommoder de la fissure ? Comment ruser avec elle ? C’est là tout mon problème. J’ai beau me dire que je suis étranger à Galpa, que l’Inde même ne m’est qu’un malaise passager, je ne parviens pas à me leurrer tout à fait. Qui peut dire qu’il n’est pas concerné par le travail des saisons, des pluies ? Qui n’a lu, au moins une fois, l’éternité à livre ouvert ?
La fissure est un cri dans le crépuscule. Si nous la quittons elle nous rattrape, si nous la fixons elle nous dévore. Je la ressens comme une angoisse au creux de l’estomac. Cette angoisse est récente. Elle me laisse pantois. Ce n’est pas tant la menace qu’elle laisse planer qui me frappe, mais mon incapacité à résoudre ce problème comme tous les autres.

Galpa, c’est une immense métaphore à lire et relire aussitôt.


Galpa – Marcel Cohen
Chandeigne, 1993, 97 p.
Première publication : Seuil, 1969


 

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La dernière innocence – Alejandra Pizarnik

135Il m’est souvent difficile d’aborder sur ce blog les auteurs qui me touchent le plus, je repousse généralement à l’extrême le moment de vous parler de leur œuvre. Il en va ainsi d’Alejandra Pizarnik dont j’ai plaisir à lire et relire sans cesse les poèmes en esquivant de vous en faire part.

La dernière innocence est son deuxième recueil, publié en 1956 alors qu’elle a 20 ans. L’auteur l’a rapidement considéré comme le premier de tous et l’a toujours fait figurer en première position de sa bibliographie. Il est dédié à Léon Ostrov, son premier psychanalyste avec lequel elle a entretenu une correspondance pendant près d’une décennie. Ces lettres ont été très récemment publiées aux éditions des Busclats, je vous en reparlerai. En conclusion du recueil de poèmes, on trouve des Souvenirs d’Alejandra Pizarnik écrits par L. Ostrov et préalablement publiés en 1983, soit 11 ans après le suicide de sa patiente, et deux lettres de la poétesse à son médecin auquel elle voue une admiration quasi-mystique. Tiré à 900 exemplaires en mars 2015, cette publication des éditions Ypsilon est – tout comme Textes d’Ombre – un petit bijou de livre-objet que j’ai toujours grand plaisir à saisir, à parcourir, à relire et feuilleter sans jamais me lasser.

Si l’altérité était au centre des poèmes de Textes d’Ombre, La dernière innocence se présente d’avantage comme un appel à la vie, malgré tout, contre tout, contre la mort, contre le vent, et pour le vent, pour la vie, pour la mort. C’est de cette ambivalence, entre désir et douleur de vivre, entre angoisse et départ espéré, qu’Alejandra Pizarnik joue pour extérioriser ses terreurs, les dépasser et leur arracher quelques bribes de vie.

Je vous livre deux poèmes.

Origine

Il faut sauver le vent
Les oiseaux brûlent le vent
dans les cheveux de la femme solitaire
qui revient de la nature
et tisse des tourments
Il faut sauver le vent

Seulement

Là je comprends la vérité

elle éclate dans mes désirs

et dans mes détresses
dans mes déceptions
dans mes déséquilibres
dans mes délires

là je comprends la vérité

à présent
chercher la vie


La dernière innocence – Alejandra Pizarnik
traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
Ypsilon, 2015, 41 p.
Première publication : La ultima inocencia, 1956


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 : une œuvre écrite en vers 

Homère au royaume des morts a les yeux ouverts – Gérard Macé

9782358730761Je découvre, depuis l’édition 2015 du Printemps des poètes, la poésie contemporaine, avec Joséphine Bacon et Laure Morali d’abord, puis Zbiegnew Herbert ensuite, un peu plus ancien, disparu en 1998. Gérard Macé est un romancier, essayiste, traducteur, poète, photographe – à en croire sa page Wikipédia – qui a beaucoup publié. Je l’ai découvert avec Le dernier des Égyptiens, une biographie romancée de Jean-François Champollion dont je vous reparlerai.

Ce recueil m’a été conseillé par mon libraire favori – celui qui fait toujours mouche lorsqu’il me conseille, celui aussi qui m’a offert la poésie, qui m’a ouverte à la poésie. Le livre en soi, édité au Bruit du Temps est magnifique, le grain des pages et l’épaisse couverture de carton – lamentablement décorée par mes soins d’une tâche de café – contribuent à faire de l’objet un bien précieux qui m’appartient. L’illustration de couverture, un Ciel de Stanislas Bouvier, ne manquera pas non plus d’attirer l’œil du lecteur sensible. Le contenu ensuite se présente en trois parties. La première porte le nom du recueil, elle mêle des motifs de la mythologie grecque revisités avec justesse au goût de notre siècle. Nous servant Homère, Ulysse et Empédocle dépoussiérés, l’auteur invite naturellement à la lecture à voix haute.

Le vivace aujourd’hui,

le vorace autrefois ont laissé des traces de leur combat
au bord du vide, où pousse une fleur bleue
juste à côté des sandales d’Empédocle. Philosophe
au front brûlant, purificateur isolant l’amour
et le poison dont la haine a besoin
pour séparer les éléments,
je pense à toi quand j’ai la fièvre et des visions.

Icare au bord du gouffre, en proie
au vertige au-dessus du volcan, attiré
par un soleil bas qui brûle même en hiver,
ton envol à l’envers me donne encore des frissons.

L’auteur s’attache ensuite au quotidien et aux choses de la vie délaissant les dieux d’antan pour nous proposer Les restes du jour. Il s’inspire tout autant de la Chine ancestrale, de la vie nomade que d’un déjeuner au jardin pour des poèmes légèrement plus courts que les précédents, souvent réduits à quatre ou six vers très imagés, sans titre, et très ancrés dans le matériel pour s’en échapper.

L’énergie du ciel
enfermée dans la montagne.

La montagne sur un socle
est posée sur la table
et se déplace en rêve
pour visiter le lettré chinois.

Enfin La fin des temps, comme toujours questionne la mort pour en tirer la force de vivre. Toujours sans titre, en allongeant à nouveau les poèmes. Les figures mythologiques réapparaissent, l’Histoire fait son entrée avec toutes ses guerres ; l’ivresse, le langage, la nature et la pollution sont réactualisés à leur tour.

Des enfants trisomiques ont joué Shakespeare
au bord de l’océan, mieux que les acteurs
habitués aux planches. Pour eux, être est un tel effort
que venger un père ajoutait à peine au fardeau.
Ne pas être, ils en faisaient chaque jour
l’expérience dans le regard des autres.

Traîner un cadavre en coulisse,
déclamer en dominant le bruit des vagues,
c’était prendre à témoin la nature
que le langage humain peut défier le néant.

Il s’en est fallu de peu que ce recueil fasse partie de mes coups de cœur 2015.


Homère au royaume des morts a les yeux ouverts – Gérard Macé
Le bruit du temps, 2014, 80 p.


 

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