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Orbitor – Mircea Cărtărescu

denoel24903-1999Je m’étonne qu’on ne l’ai pas encore nobellisé. Orbitor correspond à ma deuxième rencontre avec Mircea Cărtărescu et j’en reste coite, tétanisée, abasourdie de la multitude de mondes avalés ces quinze derniers jours en quelques centaines de pages.

J’avais adoré le recueil de nouvelles Pourquoi nous aimons les femmes, et j’espérais bien ne pas être déçue par ce premier volet de la fameuse trilogie de l’auteur. Dans un tout autre registre, et dans une langue on ne peut plus élaborée, Mircea Cărtărescu entraîne son lecteur dans les méandres de son enfance, de ses souvenirs, de ceux de sa mère, dans ses rêves, dans la Bucarest bombardée sous le régime nazi. La femme, à nouveau, et malgré le foisonnement de sujets abordés, reste au centre du récit, la mère, la naissance, la jeunesse, l’avant sa naissance. Le sexe, l’horreur, la mort, la guerre, la torture sont décrites dans une langue quasi baudelairienne, les images insoutenables tiennent le lecteur en haleine par la seule beauté de l’écriture ; souvent jusqu’à perdre le lecteur impatient qui voudrait s’acharner à comprendre. Pour lire Mircea Cărtărescu, le lâcher prise s’impose. D’emblée, il faut accepter de ne pas tout comprendre, se laisser porter par le seul rythme des phrases pourrait suffire en soi. L’auteur navigue d’un siècle à l’autre, d’un pays à l’autre, pour revenir le plus souvent à Bucarest, parfois pour partir dans des univers totalement fantasques, prétextes pour dérouler les obsessions morbides et vivaces, mortelles et vivifiantes, improbable panaché d’images alliant le pire au meilleur, le sublime à l’abominable. Je ne sais comment vous décrire autrement cet incroyable et ingénieux récit, ce conglomérat d’histoires dont l’auteur seul maitrise la logique, totalement décousu en apparence et étrangement cohérent.

« Et l’espace-temps-cerveau-sexe s’est mis en branle, poursuivit Cédric. On commettait des horreurs. Des miracles se produisaient. On inventait une mathématique de bordel, une défécation sublime. Le vomissement conceptuel, l’éructation angélique. Le rêve réel, la vie morte. C’était à se tordre : de rire ou de douleur ? C’était une révélation : de prophète ou de fou ? C’était le tout, mais qui ressemblait tellement au rien… »

Je me dois nécessairement au passage de saluer les prouesses du traducteur Alain Paruit pour avoir oser relever avec brio le défi de traduire ce monument de la littérature roumaine. Tout de même, je me dois de vous avertir, Orbitor n’est pas facile d’accès, j’ai voulu le lire précipitamment en cette fin d’année pour boucler le challenge variétésOrbitor ne se prête pas à la lecture rapide, il impose le temps long, il nécessite de déguster, et de digérer chaque paragraphe. La richesse du vocabulaire m’a plus d’une fois laissée pantoise. Si je n’ai pas osé m’interrompre pour prendre un dictionnaire, si j’ai préféré laisser libre cours aux sonorités, j’ai dû plus d’une fois m’affranchir du sens des phrases et renoncer purement et simplement à la compréhension formelle du texte. Parfois avec lassitude, le plus souvent avec stupéfaction devant cet engrangement de maitrise littéraire.

Orbitor ne se résume pas pour autant à un exercice de style, la profondeur des propos de l’auteur est bien au rendez-vous, hallucinante de folie, de douleur, de chair et d’humanité.

« Et aujourd’hui, alors que je suis au milieu de l’arc de ma vie et que j’ai lu tous les livres, y compris ceux qui sont tatoués sur la lune et sur ma peau et ceux qui sont écrits à la pointe de l’aiguille au coin de mes yeux, alors que j’en ai assez vu et eu, que j’ai systématiquement déréglé tous mes sens, que j’ai aimé et haï, que j’ai érigé de monuments d’airain impérissables, que j’ai attendu sous l’orme le divin enfant en mettant longtemps à comprendre que je n’étais qu’un sarcopte creusant des sillons dans sa peau de vieille lumière, alors que les anges peuplent mon cerveau tels des spirochètes, que j’ai goûté à toutes les délices du monde, et qu’avril, mai et juin s’en sont allés, aujourd’hui, alors que sous l’anneau ma peau se desquame en milliers de feuilles de papier bible, aujourd’hui, en ce vivace et absurde aujourd’hui, j’essaye de mettre du désordre dans mes pensées et de lire les runes des fenêtres et des balcons plein de linge humide de l’immeuble d’en face qui a coupé ma vie en deux, pareil au nautile qui mure chaque compartiment devenu trop petit pour lui et va se nicher dans un autre, plus grand, sur la spirale de nacre qui résume sa vie. Mais ce texte n’est pas humain et je n’arrive plus à le déchiffrer. »


Orbitor – Mircea Cărtărescu, traduit du roumain par Alain Paruit
Denoël, 1999, 429 p.
Première publication : Orbitor (Aripa Stîngà), Humanitas, 1996


Challenges concernés

Pourquoi nous aimons les femmes – Mircea Cărtărescu

Attention coup de cœur ! Toute la difficulté maintenant est de vous convaincre du génie de Mircea Cărtărescu. Je l’ai découvert grâce à Sandrine et à son rendez-vous roumain autour de l’émission « L’Europe des écrivains » ; je ne la remercierai jamais assez pour cette magnifique découverte. Mircea Cărtărescu est semble-t-il d’avantage connu pour sa trilogie de science fiction Orbitor. Toutefois, pressée par le calendrier télévisuel, j’ai préféré opter pour le court recueil d’une vingtaine de nouvelles Pourquoi nous aimons les femmes et grand bien m’en fit !

Ces vingt portraits de femmes sont stupéfiants de justesse. Décrite à travers les yeux d’un homme de passage, d’un amant, d’un mari, d’un enfant, d’un adolescent ou encore d’un amoureux éconduit, la femme est dégraffée de toutes ses coutures pour ne laisser entrevoir d’elle-même que les émotions qu’elle suscite auprès du narrateur. Dès les premières lignes, l’auteur prend ses lectrices à partie et instaure aussitôt une intimité qu’il maintiendra tout au long du recueil. Je suis séduite et surprise de ces anecdotes toujours inattendues, lucides, non idéalisées, masculines, tendres et triviales à la fois, ou frisant l’érotisme. Saisie, je me suis vue relire dans la foulée l’une des nouvelles, ma préférée, – De l’intimité – éberluée par l’improbable et magnifique transition qui amène l’auteur à débuter son récit dans le quartier rouge d’Amsterdam pour le conclure par l’une des plus belles déclarations d’amour qu’il soit à sa femme. Sa maîtrise littéraire est incontestable, sa capacité à transmettre les émotions les plus fines et les plus justes est sans mesure.

Je vous laisse goûter le style admirablement traduit par Laure Hinckel avec le début de la première nouvelle La jeune noire :

« Je prie les lectrices distinguées de ce livre de ne pas me taxer de pédanterie, quand bien même je commencerais par une citation. Quand j’étais adolescent, j’avais la stupide habitude de les enchaîner, ce qui me valut, au lycée Cantemir, une réputation plutôt triste. Mes collègues s’amenaient à l’école avec des magnétos de dix kilos, passaient de la musique et dansaient en cours de français… Le petit jeune homme timbré qui nous tenait lieu de prof rassemblait les filles autour de lui et les mettait au courant de toutes les grossièretés en français… Deux types feuilletaient des revues pornos au fond de la classe… J’étais le seul, moi qui vivaient en compagnie des livres, à me prendre par la main et à balancer au tableau une citation de Camus, ou de T. S. Eliot, qui arrivait comme un cheveu sur la soupe dans l’atmosphère de débauche qui régnait dans notre classe poussiéreuse et délabrée. Assises sur le bureau du prof, jambes croisées si haut qu’on voyait leurs cuisses sous la chasuble retroussée, les filles ne se fatiguaient même pas à grimacer ou à pouffer de rire de manière méprisantes. Elles étaient habituées. »

Je ne peux qu’encenser ce trop court et délicieux recueil et vous inviter à le lire à votre tour – homme ou femme, il vous ravira autant que moi je l’espère. Pour ma part, je me régale par avance de la lecture d’Orbitor qui viendra bien à propos remplir ma ligne « trilogie » du challenge Variétés. 😉


Pourquoi nous aimons les femmes – Mircea Cărtărescu, traduit du roumain par Laure Hinckel
Denoël et d’ailleurs, 2008
Première publication en roumain : De ce iubim femeile, Humanitas, 2004


Challenge et rendez-vous concernés
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