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La Gana – Fred Deux

la-ganaLire La Gana, c’est avant tout, le vouloir. 950 pages en tout petit caractère. Le livre n’est pas « confortable » ni dans la forme ni dans le fond. Il ne s’adresse pas à tout le monde. Il s’adresse à qui veut bien voir et à qui a le cœur bien accroché.
La Gana, c’est le récit romancé de l’enfance de Fred Deux, autrement nommé Jean Douassot, artiste peintre et écrivain né en 1924 et décédé en 2015. Il a traversé le siècle et lorsqu’il publie La Gana en 1958, il a 34 ans – seulement ! Car il faut la lucidité d’un vieux monsieur pour écrire un bouquin pareil. On y suit le quotidien d’un enfant qui a plus ou moins 10 à 15 ans selon les moments du récit. Il vit dans une cave avec ses parents et sa grand-mère maternelle. De temps en temps, il va à l’école. Le plus souvent il écoute l’oncle que beaucoup croient fou. Tous se tuent à la tâche à l’usine, à la laverie, sur les trottoirs, de vols à l’étalage. De tout ce que la vie voudra bien leur laisser en sursis. Et c’est la tête dans le guidon, un jour après l’autre que l’on avance ou piétine à la suite du mouflet, en quête d’un bol d’air, d’une évasion. 950 pages condensées, cadenassées, compactées. Aucun avenir, peu d’espoir. Pas de fenêtre. Seulement les eaux qui remontent des égouts sous la table de la cuisine certains hivers, les rats qui fuient. Pour rêver d’autre chose, encore faut-il avoir l’intuition qu’autre chose est possible.

Alors voilà, La Gana marque son lecteur, le courageux qui osera s’y plonger et y rester des semaines durant, dans ce marasme sans fond. Dans cette misère sans misérabilisme, la lucidité est de mise, le sens rationnel frise le plus souvent avec la folie, la mort, les corps fatigués. Des plaintes, si peu. Des lâchetés, aussi. De l’amour, peut-être bien. Je crois sincèrement que cette plongée dans les bas-fonds parisiens de l’entre-deux guerres est une expérience nécessaire. De celles qui aident à penser l’humain et le voir tel qu’il est.

Le langage de Fred Deux fait preuve d’un tel réalisme, d’une telle lucidité, d’une telle capacité à rendre ces émotions compressées et si rarement exprimées verbalement que je ne peux qu’être séduite par ce mélange de fiction et d’éléments biographiques qui recomposent une vérité qu’aucun documentaire, qu’aucun roman conçu pour l’évasion n’aurait pu transmettre.

La première page pour vous mettre gentiment dans le bain :

« – Regarde toujours ton nombril et dis-moi ce que tu en penses, me demandait mon oncle.
L’oncle, frère du père, était dans la grande lignée de la famille. Comme les princes, il portait une cloche sur la tête et traînait toujours derrière lui un parfum violent.
Né sous un jour qui devait être aussi le mien plus tard, il n’avait pas d’autres amis que son frère, ma mère et moi.
Célibataire, très peu aimé des hommes, il passait sa vie à tirer ce qu’il pouvait d’elle.
Cela ne l’empêchait pas de tirer sur du vide et d’être toujours au bord du désespoir. il ne se rendait pas toujours compte qu’il vivait et c’était mon père qui devait discrètement le lui rappeler. Il est curieux de voir combien les gens peu causants se montrent discrets avec certains êtres. C’était le cas des deux frères. L’un, le père, devait, s’il voulait tenir un peu plus longtemps, déjouer tous les pièges, lorsqu’on veut vivre, même misérablement.
Surtout misérablement.
Le passe-temps favori de l’oncle était de regarder son nombril. ç’aurait pu être révoltant pour mon père qui n’avait pas un instant à lui pour ce genre de méditation. Il aurait pu aussi bien éloigner ce contemplateur d’une famille qui n’avait déjà que trop d’emmerdements à se caler une nourriture difficile à ramasser. Il aurait pu l’éloigner de moi. Le prétexte de l’exemple aurait suffi. Pourtant, j’eus l’impression que, loin de l’éloigner, il le retint avec nous et jamais avec un sentiment de pitié. »

 

Dizzy – Claire Veys

dizzyLe mois belge arrive à son terme et ma participation cette année a été certes limitée, mais de qualité. Inauguré avec Stefan Platteau, je le clos avec un court livre qui me tient particulièrement à cœur.

Peut-on croiser les destins des membres d’une même famille ? C’est là toute la question que me pose ce roman. Dizzy raconte l’histoire de rencontres plusieurs fois renouvelées  au cours des ans entre une mère, un fils, une petite-fille et ceux, autour, qui les observent et aiment dans leur totalité, pour ce qu’ils sont. Dizzy c’est aussi une ambiance forte d’alcool, de fumée, de blues, de coups et de gueule de bois, et surtout de tendresse… Chaque chapitre réduit à quelques pages impose sa dose de sensibilité et de bienveillance – à l’image de l’auteur qui sera présente au Festival du livre de Charleroi la semaine prochaine 😉

Dizzy, c’est aussi – ne l’oublions pas – un bel hommage à Blaise Cendrars dont les vers viennent émailler ou inspirer le récit.

Je recommande – à découvrir !

Il y avait cette photo. Elle n’était pas si vieille – à peine une vingtaine d’année, toute une vie pour elle. Accroché à cette photo, derrière, un vieux polaroid. La gamine aux cheveux courts, un peu plus âgée – cinq ou six ans, est à genoux sur un tabouret de piano, la main posée sur le clavier, droite et concentrée. A ses côtés, l’homme est assis, courbé, sur l’imposant instrument. La photo est mauvaise, la pièce enfumée. L’enfant tient l’homme par le cou, sa petite main, ses doigts potelés. A bien y regarder, sur ce vieux cliché, on pourrait presque voir les notes voler. Cette nuit-là, elle se souvient, elles les a vues, les notes, elle les as vu voler.


Dizzy – Claire Veys
Editions 100, 2016, 91 p.
Le site de l’auteur : https://cyves.wordpress.com


Et tout ce qui reste est pour toi – Xu Xing

60128_couverture_hres_0C’est par un article sur le cinéma que j’en suis venue à découvrir Xu Xing. Réalisateur de films documentaires depuis une large décennie, l’artiste a préalablement fait ses preuves en tant qu’écrivain, à tel point qu’il serait considéré comme le « père spirituel » de la jeunesse chinoise, si j’en crois son éditeur français. L’autre argument – futile à l’extrême – en faveur de Xu Xing est la terrible lettre X du challenge ABC, défi relevé !

Et tout ce qui reste est pour toi se présente comme un récit de voyage improvisé de Pékin à Berlin en passant par le Tibet. L’occasion pour le narrateur fauché de multiplier les rencontres aussi improbables que fâcheuses, voire dangereuses. Malgré le grand sens de l’ironie de l’auteur qui m’a fait sourire plus d’une fois, je suis souvent restée assez distante. La forme du récit de voyage ne me convient pas toujours, et il est très difficile de la renouveler avec succès. Pourtant, les dernières pages redressent à mon sens largement l’ensemble. De récit de voyage non-initiatique, le roman prend la tournure d’une très belle histoire d’amitié et d’un témoignage à la fois sarcastique et réaliste de l’exil.

Ces quelques lignes devraient vous donner une idée du style et de l’ambiance du livre :

Tôt le lendemain, le jeune type qui ne décolérait pas est venu me trouver pour me demander d’un air embarrassé si je voulais bien écrire une lettre à l’intention de sa lointaine fiancée au Sichuan. En un tour de plume, m’inspirant d’un échange entre Kafka et Felice, je lui en ai rédigé une : « Tout va bien pour moi, j’ai seize enfants de huit femmes différentes. Trois sont aveugles, sept sont muets et six complètement sourds. Ils sont tous encore plus laids que moi, épouse vite quelqu’un d’autre ! Si tu y tiens, trouve-toi quelqu’un comme James Bond, ne m’attends pas, ne t’occupe pas de moi, j’ai bien peur de ne jamais revenir vivant. » Après quoi je me suis empressé de prendre congé, je n’allais pas attendre la réponse !

Si vous connaissez l’auteur, ses livres ou ses films, n’hésitez pas à partager votre point de vue par mail ou au bas de ce billet. 😉


Et tout ce qui reste est pour toi – Xu Xing
Traduit du chinois par Sylvie Gentil
Editions de l’Olivier, 2003, 217 p.
Titre original : Shengxia de dou shuyu ni, 2003


Challenges concernés 

Challenge Multi-Défis 2016 : un livre dont le titre ne comporte pas d’article

 

 

 

Les chiens de l’aube – Anne-Catherine Blanc

La Chiquitita, c’est son nom. Celui du personnage qui m’a interpellée à l’instant même où je l’ai rencontré/vu/lu. Je suis de suite tombée amoureuse de l’avant-dernière factionnaire de la maison clause où travaille Hip Hop le narrateur des Chiens de l’aube.

La Chiquitita n’est pourtant qu’un moindre élément, un personnage secondaire parmi d’autres. Elle n’est pas le narrateur, ce vieil intendant de bordel issu d’une quelconque favela d’Amérique latine, elle n’est pas non plus cette « mère supérieure », proxénète en chef et propriétaire des lieux, elle n’est rien de ses consoeurs prostituées amères et acâriatres et non moins femmes, ni de la dernière embauchée fragile et faussement innocente. Elle n’a rien à voir non plus avec la brute épaisse, garde du corps de ces dames, et persécuteur de première ligne du brave concierge.

Les chiens de l’aube est un roman riche en personnages attachants et rebutants. Le comportement anormal de La Faena, la dernière recrue de cette maison clause latino-américaine, est le prétexte assumé pour une immersion dans les souvenirs et dans le quotidien de l’étrange tenancier au surnom instable cité précédemment, ce brave Hip Hop embrigadé (presque) malgré lui dans une enquête des plus cocasses.

Au terme de cette lecture, je vous convie chaudement à partager les jours de ce drôle de bonhomme, et à vous prendre au jeu de ce bordel de quartier aux allures d’entreprise familiale. Et parce que, dans Les chiens de l’aube, la langue compte tout autant que la narration – si ce n’est plus ! – je vous rapporte ci-dessous l’incipit du roman :

« Chez nous, les rues de la nuit appartiennent aux furtifs, aux baveux, aux électriques. Elles appartiennent aux chats pelés qui bondissent des poubelles, crachoteurs d’injures chuintantes, griffes et dents jaillies du fourreau pour défendre la pauvre arête ou la tripaille fétide qui alimentera en eux jusqu’au lendemain la petite braise de vie, étique et obstinée. Elles appartiennent aux lignes de chiens galeux, mangés de tiques, mais forts de leur nombre : masse protéiforme et grondante, capable d’attaquer l’ivrogne branlant ou de faire reculer le jouisseur clandestin filant à son plaisir, feutré, circonspect, concentré dans son effort pour noyer l’ombre qui le talonne dans l’ombre caressante des murs, un ton plus noire. »

Essayez maintenant d’imaginer, après ces quelques lignes à propos de vulgaires bêtes errantes, comment j’aurais pu tenter d’exprimer – pauvre moi – comment je-kiffe-à-donf-truc-de-ouf la si-fabuleuse-merveilleuse-délicieuse Chiquitita !! Rappelons-le celle qui n’est censée être qu’une prostituée de seconde zone, personnage d’arrière-plan du roman…


Les chiens de l’aube – Anne-Catherine Blanc
D’un noir si bleu, 2014, 348 p.


Challenge concerné
(cliquez sur l’image pour les détails)

Le gouffre (et autres récits) – Leonid Andreïev

Le gouffre (et autres récits) de Leonid Andreïev fait partie de ces rares livres qui viennent à vous sans prévenir et s’impose comme une évidence. Parmi les milliers de propositions de lectures défilant sur Babelio, Dieu seul sait pourquoi je me suis arrêtée net sur cette couverture, le titre, les sonorités russes du nom de l’auteur… Nous sommes à la charnière entre le XIXème et le XXème siècle. Les premières nouvelles de ce volumineux recueil ont été écrites en 1899, les dernières en 1901. Les éditions José Corti ont fait le pari de confier à l’excellente Sophie Benech la traduction de l’oeuvre intégrale du journaliste et écrivain russe.

Toutes ces nouvelles n’ont qu’un objectif : décrire l’angoisse, la solitude, l’absurdité des existences. Chaque portrait d’enfant, d’homme, de femme, de prêtre, de chien, de couple, de famille, de lépreux et autres fous ou naïfs est l’occasion de saisir un moment de vie quotidienne de la société russe, qu’elle soit bourgeoise ou miséreuse. Tous sont égaux devant leurs gouffres : absence, deuil, haine intériorisée, vide inommable, abandon, et autres néants. Et pourtant, le génie d’Andreïev réside dans sa capacité à illuminer ces noirceurs par de tendres détails. Chaque nouvelle est l’occasion de craquer une allumette, fragile, persistante, de suite étouffée, ou vivement embrasée, cassée ou vivifiante, et toujours trop vite éteinte. Seule Le gouffre, situé parmi les derniers récits du recueil, inverse la tendance. Il ne s’agit plus d’une douleur latente dont les protagonistes seraient un instant sauvés, le bonheur idéal est offert gratuitement jusqu’à ce qu’une main de fer sombre et froide s’en saisisse et l’étrangle sans faiblir.

Cette lecture riche et massive sous ses faux airs de douce simplicité m’atteint intimement et me conforte dans ma volonté de découvrir d’avantage la littérature russe, trop rapidement abordée l’an dernier avec les vers de Marina Tsvetaïeva, Anna Akmatova ou les Carnets du sous-sol de Dostoïevski.

Pour les adeptes de lecture audio, A Sabourovo est une nouvelle appartenant au recueil Le gouffre (et autres récits) :

Pour d’autres exemples audio : suivez le lien !


Le gouffre (et autres récits) – Leonid Andreïev, traduit du russe par Sophie Benech
Editions José Corti, 1998, 490 p.
Première publication de la nouvelle Le gouffre : 1902


Challenges concernés
(cliquez sur les images pour les détails)

101, rue Condorcet, Clamart – Simon-Pierre Hamelin

Lorsque Mina a chroniqué sa lecture de ce roman, il y a déjà plusieurs semaines, je me suis empressée d’aller l’emprunter à la bibliothèque du quartier dans la foulée. Une fiction inspirée de la vie de la poétesse russe Marina Tsvetaeva, celle-la même que j’ai découverte l’année dernière et que vous retrouverez dans la liste de mes coups de cœur 2014, cela ne pouvait que me plaire.

En moins de 100 pages, l’auteur nous relate un court épisode de la vie misérable que mène la famille Efron (époux de Marina Tsvetaeva) exilée en France suite à la révolution bolchévique, dans ce petit logement de la rue Condorcet à Clamart. Successivement, chaque chapitre nous présente le point de vue de la poétesse, de son fils, de sa fille, de son mari… et de l’huissier qui vient leur rendre une assez désagréable visite.

L’écriture est très fluide, lisse et assez belle, largement agrémentée, en particulier lorsque Marina Tsvetaeva est la narratrice du chapitre, d’expressions propres à cette dame que l’on retrouvera par ailleurs avec délice dans ses poèmes et correspondances. Toutefois, j’ai été déçue de ne pas trouver de variantes dans le style littéraire entre chacun des chapitres, en fonction des protagonistes dont les personnalités sont pourtant profondément différentes. Ce roman aurait pu être l’occasion d’un merveilleux jeu de langue et d’une très belle dévouverte littéraire. Malgré ce point noir, je me suis surprise à le conseiller à des personnes qui ne connaissent pas encore Marina Tsvetaeva, cette lecture peut être une manière de découvrir facilement et en douceur la poésie russe. Pour les autres, en revanche, ceux qui auraient déjà lu Vivre dans le feu, l’autobiographie de M. T., vous n’y trouverez qu’une pâle redite de cette vie cousue d’évenements malheureux et, privés vous serez de l’écriture flamboyante, accrocheuse, difficile et toute à la fois fascinante de Marina Tsvetaeva.

Il n’est pas si facile de flirter avec cette si grande dame…