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Notes du ravin – Philippe Jaccottet

234-001-090728163040Je lis parfois un poème comme je lis un roman. Et sans comprendre. J’écoute parfois un poème comme j’écouterais un morceau de musique – si j’en écoutais.

A cinq heure et demie du matin, sorti dans la brume d’avant le jour, j’entends le rossignol, le  ruyseñor espagnol, l’oiseau dont le chant est un ruisseau.

Je regarde parfois un poème comme je regarde un tableau.

A cinq heure et demie du soir, le jour dure. On voit au-dessus du Mont Ventoux la couronne de pétales de rose de ceux que l’Egypte nommait « les justifiés d’Osiris », si belle dans les cheveux ou entre les doigts des morts dans les portraits du Fayoum. On comprend que c’est cette couleur rose, quelquefois aussi posée sur une robe, une étoffe légère, qui, de ces portraits, sans parler des regards, vous émeut le plus. Cette touche de rose ; cet épi rose dans la main des jeunes morts.

Je vis parfois un poème comme je vis une émotion forte.

Le rire d’un enfant comme une grappe de groseille rouge.

Je lis parfois un poème pour saisir l’indicible.

Imagine quelqu’un d’enfermé dans une pièce hermétiquement close, sans issue possible, sans aucune porte ou fenêtre à fracturer, pire qu’une geôle dans un « quartier de haute sécurité » – et qui y découvrirait soudain, invisible jusqu’alors, un fauve, ou un ennemi sans pitié, ou rien qu’une ombre agressive, avançant lentement vers lui. Ce qui est radicalement sans issue, imparable, inéluctable. Tel est le combat, radicalement inégal, de l’agonie. Telle du moins elle était, puisqu’on peut désormais nous l’épargner, ou en atténuer, artificiellement, les morsures.

Je lis parfois un poème pour espérer.

Paroles, à peines paroles
(murmurées par la nuit)
non pas gravées dans la pierre
mais tracées sur des stèles d’air
comme par d’invisibles oiseaux,

paroles non pas pour les morts
(qui l’oserait encore désormais ? )
mais pour le monde et de ce monde.

Je lis parfois un poème pour qu’il parle à ma place.

Une buse monte en lentes spirales dans la lumière dure de l’avant-printemps. On taille le grenadier, dont les épines acérées vous éraflent les mains. Contre toutes les espèces d’absurdités qui, elles, vous feraient vous effondrer sur place.

Je lis souvent sans comprendre jusqu’à ce qu’enfin un vers réponde en écho au poème précédent, et donne à l’ensemble du recueil sa cohérence et sa raison d’être. Il en va ainsi du contact d’une pierre froide dans un vers de Philippe Jaccottet.


Notes du ravin – Philippe Jaccottet
Fata Morgana, 2016, 60 p.
Première publication : 2001


Challenges concernés

 

Confidences – Max Lobe

thumb-large_lobe_140x210_103Le livre à peine refermé, j’entends encore la voix espiègle de Ma Maliga me narrer son improbable histoire de femme libre et indépendante dans un pays en guerre. Certainement, je ne remercierai jamais assez Max Lobe d’avoir su rendre public sa démarche très personnelle du retour aux sources familiales. A travers l’histoire de cette vieille dame au franc-parler, il a su transmettre au lecteur curieux tout un pan oublié de l’histoire de son pays natal, à savoir l’indépendance du Cameroun. Il réussit brillamment à rendre drôle, humain et abordable le témoignage d’une vie marquée par des atrocités qui semblaient innommables.

Le récit alterne entre les monologues animés de Ma Maliga et les réflexions personnelles et plus sporadiques de l’auteur/narrateur sur sa quête identitaire entre la Suisse et le Cameroun. En quoi le narrateur se fait-il l’héritier des atrocités commises dans un pays où il a peu vécu, il y a longtemps, et qui n’en ai pas moins son pays natal ? Par quels biais l’histoire familiale se fait-elle histoire nationale et témoignage de la résistance politique et de la dignité humaine ? Le projet est ambitieux, mais c’est extrêmement finement, autour de quelques bouteilles d’alcool, en mêlant humour et souvenirs de vie quotidienne, dans une conversation entre une mère et un fils, que la transmission se fait avec humour et vitalité.

Confidences n’est pas sans rappeler, par sa thématique africaine et par certains épisodes rapportés, le roman de Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, à propos du génocide tutsi au Rwanda. Les deux auteurs ont opté pour des types de narration très différents, B. B. Diop est nettement plus grave dans son propos, tandis que M. Lobe manie l’humour avec subtilité sans jamais être cynique. Les deux sont excellents et nécessaires.

Pour conclure ce billet, je tiens à laisser la parole à Ma Maliga :

Mon fils Makon m’a dit que tu es venu de loin-loin. De très loin même. Il m’a dit que tu es venu du pays des Blancs là-bas où tu vis, seulement pour me voir. Il m’a dit que tu veux que je te parle de Um Nyobè. Est-ce que c’est la vraie vérité, ça ? Hum, vraiment ! Tu me fais honneur, ah mon fils. Ça me met beaucoup de joies dans le cœur qu’un jeune homme comme toi vienne d’aussi loin seulement pour me voir, moi Maliga. Le plus souvent, ceux qui partent chez vous là-bas, ils ne reviennent plus ici. Non oh ! Ils ne reviennent plus, eux. Ils calent là-bas. Je ne sais pas qui leur mange la tête comme ça jusqu’à ce qu’ils oublient tout, tout et tout, même le trou qui les a mis au monde. Est-ce que c’est comme cela qu’on se comporte ? Franchement, mon fils, tu me fais honneur. Que Nyambè te verse ta part de bénédictions. Qu’il t’en verse beaucoup-beaucoup ! Tu m’entends ? Qu’Il t’en verse même un fleuve, s’Il le peut.
Mon fils, bois un peu de ce bon matango. Ekiééé ! Pas si vite. Pourquoi est-ce que tu es pressé comme ça comme si tu avais la diarrhée ? Doucement ! Verses-en d’abord un peu par terre pour nos morts et nos ancêtres. Regarde. Fais comme moi. Comme ça. Voooilààà. Bien. Maintenant tu peux boire.

L’incipit est ici.


 Confidences suivi d’une lettre de d’Alain Mabanckou à l’auteur – Max Lobe
Zoé, 2016, 285 p.


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 : un livre d’un auteur africain

La vérité sur l’affaire Harry Quebert – Joël Dicker

la_verite_sur_l_affaire_harry_quebert« Êtes-vous trop snob pour aimer Joël Dicker ? » telle est la question soulevée par je-ne-sais-plus-quelle-blogueuse (désolée !) concernant La vérité sur l’affaire Harry Quebert. De toute évidence, ma réponse est oui. J’ai déjà honte de ce qui va suivre. Ce livre m’a été offert pour mon anniversaire, et j’ai beau réfléchir à toutes les nuances qui pourront agrémenter mon propos, je sens ma mauvaise langue et ma foi de vipère remonter inévitablement à la surface. Autant vous prévenir, si vous n’avez pas encore lu La vérité sur l’affaire Harry Quebert et que vous envisagez de le faire, n’avancez pas plus loin dans cet article. J’en dirai certainement beaucoup trop sur le déroulé de l’action.

Pour commencer, lorsque j’ai ouvert mon joli paquet postal, j’ai d’abord été surprise par son contenu : un polar et un livre de science-fiction, deux genres ne faisant partie de mes lectures que de manière très marginale. « Pourquoi pas – me dis-je – voilà de quoi me faire découvrir de nouveaux horizons ! ».

Soutenue par la pression médiatique, j’ouvrais en premier lieu La vérité sur l’affaire Harry Québert. Si je savais ne pas devoir m’attarder sur le style de Joël Dicker, comme promis par de nombreux blogueurs j’ai toutefois été rapidement entraînée par l’intrigue. Les premiers jalons posés – les premières caricatures aussi ! – je me suis surtout laissée porter par les blagues disséminées ici ou là me rappelant l’humour tapageur de l’ami à l’origine du présent. Celles-ci m’ont joyeusement portée pendant quelques 200 ou 300 pages… puis Nola est entrée en scène, ou plus exactement le récit de sa vie et de son aventure avec Harry Quebert, et j’ai alors sérieusement commencé à déchanter.

Quelle mièvre histoire d’amour… quelle sordide histoire de pédophilie entre un écrivain attardé et une enfant folle à lier… sans parler des autres hommes décérébrés de la ville d’Aurora ! Pendant les quelques premières centaines de pages, j’imaginais Nola, certes jeune, mais mâture et femme dans sa manière d’être, surtout pas une enfant schizophrène ! Comment faire avaler au lecteur qu’une histoire d’amour saine est possible entre une enfant malade de 15 ans et un homme adulte de 34 ans ? S’il est difficile d’anticiper précisément la chute du roman, l’épisode de la fellation au chef de police dans le but de protéger l’homme aimé mettait largement le lecteur sur la piste du dérangement psychologique… Après plusieurs centaines de pages d’un ennui mortel où l’auteur brode autour d’une histoire d’amour perverse en copiant-collant littéralement ses propres textes sous prétexte d’effet de style pour dévoiler chaque fois un peu plus de détails de l’enquête, le dénouement s’amorce enfin et le récit s’accélère un peu. Je ne peux même pas reconnaître avoir été tenue en haleine tout au long de cette chute dramatique qui n’en finit pas de chuter. J’ai survolé les dernières pages, pressée d’en finir avec cette ultime ligne droite. Si j’ai terminé ce livre, c’est uniquement parce qu’on me l’a offert et parce que j’espérais peut-être un dernier rebondissement un peu moins grotesque que les précédents.

Avec un peu de recul, ce livre est à mon sens l’exemple type du roman qui tire sa force de sa forme – courts chapitres, scandale amoureux, fantasmes interdits, style efficace, suspense de comptoir, revirements rocambolesques – mais qui laisse totalement tomber le fonds, le message défendu, la cohérence, la possibilité pour le lecteur de se projeter dans le récit, la véracité des émotions, la subtilité dans les sujets abordés.

Et maintenant ? Est-ce que j’ose publier ce billet incendiaire ? Avec toutes mes excuses – mea culpa maxima – Pardon ! 😦


La vérité sur l’affaire Harry Quebert – Joël Dicker
De Fallois/Poche, 2014, 863 p.
Première publication : De Fallois/L’Âge d’Homme, 2012


Challenges concernés

Lecture commune avec Jostein
Challenge Pavés 2015-2016 sur Babelio
Challenge Multi-défis sur Babelio : un livre traitant d’un secret de famille

Rives du Congo, Tétouan – Annemarie Schwarzenbach

Incitée par Mina – une fois n’est pas coutume – , je pars à la découverte des éditions belges et en particulier d’Esperluète. Parmi les nombreux ouvrages de cet éditeur proposé par la bibliothèque de la Part-Dieu, je m’arrête – je ne sais pourquoi – sur un recueil de poésie d’Annemarie Schwarzenbach, voyageuse, écrivaine, poétesse et journaliste suisse : Rives du Congo suivi de Tétouan, deux longs poèmes inspirés de ses séjours en Afrique, illustrés par des photos de voyages issues des carnets de route de l’auteur.

Le texte est proposé en version bilingue allemand-français traduit par les soins de Dominique Laure Miermont. L’écriture – en français – est extrêmement fluide et il est facile de se laisser porter par les mots, de se laisser couler dans l’ambiance d’un décor africain fragmentaire. Lorsque je prend enfin le temps de m’attacher aux détails, aux images, je prend conscience de la beauté de l’espace intérieur dessiné. Entre douceur et douleur de vivre, les échanges entre l’auteur et l’Ange, Dieu, ou l’ailleurs me font penser que – si ce n’est pas déjà le cas – Annemarie Schwarzenbach trouverait largement sa place dans l’essai Par ailleurs (exils) de Linda Lê. L’interlocuteur de Rives du Congo pourrait – dans une moindre mesure – être l’Autre d’Alejandra Pizarnik – ce qui me fait dire que je vois Pizarnik partout ces temps-ci. Si la mélancolie, l’espace contraint, la douleur voire la mort sont des éléments bien présents dans la poésie d’A. Schwarzenbach, la beauté du paysage lunaire ou fluvial, et l’espoir n’en sont pas moins au rendez-vous.

Pour le plaisir, je vous retranscris les premiers vers de Rives du Congo :

Briser maintenant le coquillage
Qui selon d’antédiluviennes croyances renferme des trésors,
bruit de la mer, perles noires, et apaise les nostalgies.
Pesez-le encore une fois au creux de la main : ce n’est rien.
Muet le bourdonnement, lointain le déferlement des vagues,
– et la fraîcheur montant à l’aube de la vallée
humide et ombragée, la lumière sur les sommets,
le velouté des verts pâturages, – comme je les ai aimés !

Laissez. Et ne posez pas de question, ne demandez pas
ce que vous devez oublier, ce que vous chérirez,
ce qui ne cessera de nous consoler et nourrir,
pour l’amour de Dieu ne demandez pas,
peut-être l’heure est-elle proche, et mortelle, comme la foudre,
et nous aurons supplié en vain,
aimé en vain. L’aube va se lever
sur la rives du Congo, vous savez déjà
combien l’obscurité recule vite, comme si quelqu’un
se débarrassait de son manteau, descendait d’un pas léger
vers le fleuve, ses épaules lisses luisant
d’une sombre lueur, et remplissait sa main,
et la portait à sa bouche,
et se reposait sur ses talons de la chaleur étouffante de la nuit
et souriait.

8 juin 1941

A. Clarac

En me penchant sur ces lignes pour vous en faire part, je relis et m’attarde sur certains vers et ne peut qu’apprécier cette douce poésie gorgée d’espérance. Je regrette amèrement, à nouveau, les dates limite de prêt des bibliothèques… Il y a des livres qui ne s’empruntent pas, il vaut mieux les posséder pour avoir tout le temps nécessaire devant soi pour se les approprier, les déguster, laisser le texte se développer et l’esprit accéder à la totalité de l’espace littéraire créé.

A nouveau, un grand merci à Mina pour cette très belle découverte d’Esperluète ! 😀

Challenges concernés
(cliquez sur les images pour les détails)

A la découverte des éditions Esperluète chez Mina

Challenge poésie 2014-2015 sur Babelio