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Sur la route du papier – Erik Orsenna

813yfd49ptlLe terme du challenge ABC approche à grand pas et comme l’an passé je fais le tour de mes étagères pour combler les lettres manquantes avec de nouvelles lectures ou des chroniques en retard. Sur la route du papier appartient à la deuxième catégorie. Je n’en suis pas à ma première lecture d’Orsenna, vous trouverez mon avis sur L’entreprise des Indes ici, j’avais également adoré Madame Bâ lu à la même période – que je pourrais rapprocher aujourd’hui de Confidences de Max Lobe par le personnage central de cette Mama africaine – sans n’avoir jamais pris le temps de vous en parler.

Dans un tout autre registre, Sur la route du papier s’écarte des récits de voyage traditionnels pour s’attarder d’avantage sur l’aspect documentaire de la question du papier, sur son origine, sa fabrication, son impact économique et écologique, la variété de forme qu’il peut prendre, etc. Le sous-titre du livre en dit long sur son contenu : Petit précis de mondialisation III. Je garde de cette lecture le souvenir d’une très grande densité d’informations et de chiffres. Si la construction de l’essai est assez pédagogique et ludique – on suit l’auteur dans les périples internationaux qui lui permettront de rebondire et de trouver les réponses à chaque nouvelle question – l’abondance de chiffres pourtant a fini par me lasser et me noyer : que de troncs d’arbres coupés, que de francs, euros et autres dollars investis, que de kilos d’emballages recyclés, que de kilomètres parcourus !

Pour autant, si l’occasion se présente, je ne négligerai pas les deux premiers volumes de cette série Voyage au pays du coton et L’avenir de l’eau. Les propos d’Erik Orsenna apportent effectivement au lecteur une vision claire et globale, et des exemples concrets de la mondialisation et de ses conséquences, sans jugement de valeur a priori, en soulevant les bonnes questions afin d’y répondre avec courage et précision : quel risque en effet pour un écrivain qui n’est pas adepte de la publication numérique de constater les conséquences de la production du papier utilisé dans la fabrication de chaque exemplaire de ses livres…


Sur la route du papier : petit précis de mondialisation III – Erik Orsenna
Le livre de poche, 2013, 334 p.
Première publication : Stock, 2012


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 : un tome d’une série

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Retour à Reims – Didier Eribon

retour_a_reims_livreLa dédicace d’En finir avec Eddy Bellegueule me faisait découvrir le nom de Didier Eribon. Depuis, Retour à Reims m’a été conseillé à plusieurs reprises par des personnes très différentes et généralement au goût assez sûr. Moi qui espérait prendre mes distances avec l’amertume d’Edouard Louis, j’en suis tout de même venue à lire son mentor. Sociologue renommé, homosexuel, et issu des classes ouvrières, le parcours de Didier Eribon fait effectivement écho à celui du jeune romancier.

Retour à Reims est une autobiographie sous forme d’essai mêlée d’éléments sociologiques. Il permet à son auteur de revenir sur son enfance et son parcours universitaire. Si en tant que sociologue, Didier Eribon s’est largement penché sur la question homosexuelle, celle des classes populaires est bien d’avantage au cœur de ce livre. Il y retrace les différentes étapes de sa vie, son propre transfert de classe et la manière dont il a été perçu par son entourage, la manière aussi dont il s’est distancié de sa famille. Son identité homosexuelle est abordée comme étant une des clés de son évolution intellectuelle et culturelle. A plusieurs reprises, il fait état du « mur de verre » auquel il a dû se heurter – et auquel toute personne faisant l’expérience d’un changement de groupe social se heurte – parce qu’il n’avait pas les codes de ce nouveau milieu. Il met en avant la manière dont les goûts sont modelés par l’environnement social : comment un fils d’ouvrier jugera presque systématiquement ridicule la représentation d’un opéra, summum du raffinement dans d’autres milieux. Avec recul et justesse, il revient sur son propre comportement, proche du snobisme, au début de sa vie étudiante lorsque, par exemple, il ne pouvait pas comprendre que ses camarades issus de classes aisées s’intéressent au football, sport largement répandu et apprécié dans les milieux ouvriers.

La force de Retour à Reims s’exprime dans l’absence de jugement, Didier Eribon – en bon scientifique – se contente d’observer à la fois ses propres réactions et celles de son entourage. Il constate l’existence de frontières psychologiques entre les différentes milieux sociaux et culturels, et par ce simple constat il fait à mon sens œuvre de résistance en invitant le lecteur à la réflexion. Loin de toute naïveté, Didier Eribon n’enjolive pas à posteriori le milieu dont il est issu, il en reconnaît les incohérences, notamment politiques – du vote communiste à la montée de l’extrême-droite – et endosse la casquette du sociologue pour développer ces questions. Il travaille ainsi à décrire les mécanismes de domination de classes et leur influence sur l’individu et sur le groupe auquel il appartient.

Retour à Reims est indéniablement un livre utile à tous – quelque soit la classe dont il est issu – , il m’invite surtout à creuser cette question du passage d’un environnement social à un autre, la manière dont les codes sont brisés ou intégrés, à comprendre plus largement la nature de ce fameux « mur de verre » entre soi et les autres. Notamment, je m’interroge sur cette transformation qu’ont connu les femmes du XXème siècle, de mère au foyer à travailleuse indépendante. Si l’identité sexuelle a pu impacter l’évolution culturelle et sociale de Didier Eribon, quid de l’identité sexuée dans d’autres milieux sociaux ?


Retour à Reim – Didier Eribon
Flammarion, 2010, 248 p.
Première publication : Fayard, 2009


Challenges concernés

Challenge multi-défis 2016 : un livre dont le titre comporte un nom de lieu

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L’homme révolté – Albert Camus

Tentative désespérée de me sortir du gouffre de Leonid Andreïev, j’ouvre L’homme révolté. Il doit y avoir une solution à cette chute sans fin si remarquablement formulée par l’auteur russe.
La barre est haute pour monsieur Camus. Elle est d’autant plus haute pour le lecteur qui s’acharnerait à suivre son raisonnement.

L’homme révolté est un essai divisé en cinq parties : une définition de l’homme révolté, la révolte métaphysique, la révolte historique (la plus consistante), la révolte et l’art, et la pensée de midi (qui ouvre les perspectives).
La première partie est très courte et s’attache à la naissance du sentiment de révolte dans l’homme. La seconde partie est certainement celle qui m’a le plus intéressée : elle traite essentiellement de la révolte en littérature ou en philosophie. A. Camus débute son propos avec La Bible et l’épisode du meurtre d’Abel par son frère Caïn, et le poursuit avec les écrits de Sade puis des romantiques. Viennent ensuite Nietzsche et le nihilisme, le poète Lautréamont, et enfin les écrivains surréalistes. Tous à leur manière ont abordé la question de la révolte par la remise en cause du catholicisme d’abord, puis de Dieu lui-même et enfin des valeurs transmises par la religion.

La troisième partie est la plus volumineuse et la plus complexe de l’essai. J’ai malheureusement beaucoup trop souvent décroché, elle est consacrée à la révolte historique, conséquence en acte de la révolte métaphysique. Toujours dans la même logique, Camus s’attache d’abord aux régicides en reprenant le Nouvel Evangile puis les régicides historiques, celui de Louis XVI notamment. Le déicide laisse ensuite la place aux différentes formes de terrorismes (individuel, étatique, rationnel ou irrationnel), et leurs traductions en acte au cours de l’histoire (des révolutions populaires ou marxistes du XIXème siècle aux génocides du XXème).

La quatrième partie illustre comment le sentiment de révolte peut-être canalisé et dépassé dans l’art, notamment dans le roman. La pensée de midi, cinquième et dernière partie exprime toute l’ambiguïté d’une révolte déviante qui entraînerait le meurtre… acte hautement révoltant en soi. Il nous invite donc à une révolte mesurée, ce qui n’est pas antithétique nous explique-t-il dans son chapitre « Mesure et démesure » :

« C’est la révolte qui est la mesure, qui l’ordonne, la défend et la recrée à travers l’histoire et ses désordres. L’origine même de cette valeur nous garantit qu’elle ne peut être que déchirée. La mesure, née de la révolte, ne peut se vivre que par la révolte. Elle est un conflit constant, perpétuellement suscité et maîtrisé par l’intelligence. Elle ne triomphe ni de l’impossible ni de l’abîme. Elle s’équilibre à eux. Quoi que nous fassions, la démesure gardera toujours sa place dans le cœur de l’homme, à l’endroit de la solitude. Nous portons tous en nous nos bagnes, nos crimes et nos ravages. Mais notre tâche n’est pas de les déchaîner à travers le monde ; elle est de les combattre en nous-mêmes et dans les autres. La révolte, la séculaire volonté de ne pas subir dont parlait Barrès, aujourd’hui encore, est au principe de ce combat. Mère des formes, source de vraie vie, elle nous tient toujours debout dans le mouvement informe et furieux de l’histoire. »

Albert Camus conclue son ouvrage par un chapitre « au-delà du nihilisme ». Il s’appuie sur une phrase de René Char « L’obsession de la moisson et l’indifférence à l’histoire sont les deux extrémités de mon arc ». Il y décrit les valeurs de sa moisson et lance sa flèche vers l’avenir «  du trait le plus dur et le plus libre ».

Sa conclusion est grandiose et ouvre des perspectives pour notre XXIème siècle. Je suis frustrée de ne pas être en mesure de saisir tout le déroulement de la pensée de Camus dans cet ouvrage, mais les quelques bribes saisies au vol me sont précieuses. Les envies de suivre le fil et de lire les auteurs cités (Sade, Lautréamont, Blake, Lermontov, Dostoïevski, Nietzsche, Char, Barrès…) sont pressantes… et stimulantes !


L’homme révolté – Albert Camus
Folio essais, 1985, 382 p.
1ère publication : 1951


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Les barrages de sable – Jean-Yves Jouannais

Découvert lors d’une rencontre en librairie, Jean-Yves Jouannais m’avait littéralement séduite, pendue à ses lèvres je buvais ses paroles. Derrière l’écrivain se cache un conférencier hors norme – ou devrais-je dire : plus qu’écrivain, Jean-Yves Jouannais est conférencier. De fait, tout un chacun peut l’écouter sur scène lors d’une performance qu’il poursuit depuis 2009 au Centre Pompidou : L’encyclopédie des guerres. Chaque conférence est l’occasion d’ouvrir une entrée, dans l’ordre alphabétique, de cette encyclopédie. S’il est interdit d’avancer trop vite en passant outre certaines lettres, l’orateur s’autorisent des retours en arrière, des renvois vers des concepts clés qui s’étoffent un peu plus à chaque séance, au gré des improvisations. Les barrages de sables : traité de castellologie littorale est un essai/récit biographique issu de ces spectacles et dérivé de l’entrée « barrage » que l’auteur développe, dénoue, déroule en commençant son récit littéraire par ce réflexe primaire que nous avons tous, quel que soit notre âge, ce plaisir sans cesse renouvelé lors de nos vacances en bord de mer d’édifier des forteresses dans le seul but de les opposer à l’inexorable montée des eaux qui les détruira nécessairement.

De cette idée saugrenue, Jean-Yves Jouannais enchaine les anecdotes pour nous proposer une surprenante et probable vision de l’homme dans son combat contre l’incommensurable – certains n’y verront peut-être que des châteaux de sable…

Je suis aussi et surtout frappée de la démarche de l’auteur qu’il nous présente lors de cette rencontre – et développe également dans le livre. Une question l’obsède : en quoi la guerre le concerne-t-elle ? Cette interrogation est le point de départ à la fois du livre mais aussi de ses prestations à Beaubourg – où des psychanalystes viennent l’étudier comme un spécimen modèle de développement personnel. Elle est également à l’origine de la « bibliothèque de guerre » de l’auteur qu’il constitue en échangeant les ouvrages de son ancienne bibliothèque contre n’importe quel autre livre – peu importe le genre – concernant la guerre.

Cet engagement me fascine. Cet entêtement – plusieurs années – pour formuler enfin une question à laquelle il semble prêt à consacrer l’ensemble de ses jours à venir me sidère et me passionne. Je respecte et admire.

L’ensemble de ces idées et de nombreuses autres sur la guerre est synthétisé dans un style direct et rythmé dans Les barrages de sable. Alternant anecdotes familiales, rencontres incongrues et détails militaires, Jean-Yves Jouannais s’attèle avec humour à nous transmettre cette étrange passion hors des sentiers battus des discours historico-plombants. Bref, je recommande 😉


Les barrages de sable : traité de castellogie littorale – Jean-Yves Jouannais
Grasset, 2014, 208 p.


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L’espèce fabulatrice – Nancy Huston

Je découvre Nancy Huston avec cet « essai » – j’ose à peine utiliser ce mot – que me prête un ami. Je m’excuse par avance, ma critique risque d’être fort peu élogieuse.

Nancy Huston tente de démontrer ici que l’être humain est avant tout un être de fiction. Il a besoin de fabuler pour mieux supporter sa condition. Je grossis, à très gros trait
Je divise pour ma part l’ouvrage en deux parties. Dans la première, l’auteur expose en quoi l’être humain est voué au néant, apologie de l’absurde et indirectement de l’athéisme – quelques millénaires de philosophie, théologie et autres sciences humaines passent à l’as pour ne retenir que le discours mortifère de notre siècle sartrien. Ajoutez-y quelques touches d’humour (vraiment ? ) sur les paysans berrichons – l’auteur canadienne voulait sans doute faire étalage de sa culture en citant nos contrées reculées, elle en oublie certainement que le « paysan berrichon » n’est pas une fiction et n’a pas besoin de se laisser insulter par son éminence d’outre-mer. – et Nancy Huston aura achevé de m’énerver. J’avoue que j’ai du mal avec le second degré dans les « essais » – en admettant qu’il s’agisse bien de second degré. En bref, si je n’avais pas eu plusieurs heures de train devant moi – pour me rendre dans le Berry justement – il est très probable que je n’aurais jamais terminé ce bouquin.

J’aurais eu tord, la seconde moitié redresse la barre en faisant l’apologie de la littérature et de la capacité imaginale de l’être humain – capacité rédemptrice bien évidemment. Si la première n’avait pas été si mauvaise j’y aurais presque cru, j’y aurais même pris plaisir. Mais les douches écossaises en littérature, très peu pour moi. On ne m’y reprendra pas !

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Le Feu sacré – Régis Debray

Voilà un essai que je voulais lire depuis bien longtemps, depuis la lecture de La jeunesse du sacré du même auteur précisément. La Sainte Ignorance aura été le prétexte pour rebondir et creuser encore cette notion de sacré qui me questionne toujours autant. Avec Régis Debray, j’aborde le sujet sous l’angle de la philosophie, discipline qui m’est totalement étrangère et difficile d’accès.

Le Feu sacré : fonctions du religieux est divisé en cinq parties. Les quatre premières correspondent à quatre fonctions du religieux : Fraternités, Hostilités, Identités et Unités ; la dernière, Actualités, fait le point sur la place du sacré dans nos sociétés contemporaines.

Pour tout avouer, j’ai eu beaucoup de mal avec cet essai, d’abord avec le style de l’auteur : soutenu comme le veut l’écriture universitaire, le discours est parcouru de phrases humoristiques probablement au goût des érudits ; mais à tenter de saisir les blagues, j’en ai pour ma part, le plus souvent, perdu le fil du raisonnement. Il en résulte une lecture extrêmement frustrante – voire, si j’osais, horripilante. Rien de tel qu’un sujet intéressant mais insaisissable. La faute en est essentiellement à ma maigre capacité de concentration, j’en conviens.

Si ma lecture en dilettante ne me permet pas de vous en faire un résumé présentable, je me rend compte, les jours passant, que les idées soulevées continuent de me questionner. En particulier, la deuxième partie sur les hostilités : rien de tel qu’une guerre pour rassembler un peuple. Pourquoi est-il plus facile de s’unir pour tuer que pour aimer ? Question naïve j’en conviens…et sans réponse. Dans « Fraternités », Régis Debray débute son chapitre en distinguant les parcours spirituels à caractère personnel du religieux à vocation collective. Une définition évidente pour certains mais essentielle pour moi. Ainsi, je retiens de ce livre des bribes d’informations qui me reviennent quand je m’y attend le moins en faisant écho à d’autres choses ; mais globalement, malheureusement, j’ai trop souvent décroché du texte.

Pour tenter de poursuivre certaines idées, j’ai continué mes lectures par Les Barrages de sable, un roman de Jean-Yves Jouannais, où l’auteur s’interroge sur cette tendance naturelle que nous avons tous, en bord de mer, de vouloir construire des fortifications contre la marée montante. Indirectement, les questionnements sur la guerre ressurgissent. Plus scolairement, je prévois de lire La violence et le sacré de René Girard, cité à la fois par J.-Y. Jouannais et Régis Debray chacun à leur manière, en espérant y trouver des réponses plus explicites.

Un petit extrait riche en couleur de la p. 426 de ma version de poche, caractéristique du style de l’auteur et de certaines idées développées tout au long de l’essai :

« Et que vaut-il mieux, se disputer, voire s’entraider dans Babel, ou rôder dans un no man’s land apaisé ?
C’est ici qu’on se prend à rêver d’un œcuménisme qui ne serait pas un concordisme, visant non à délayer mais à préciser les profils spirituels. A mieux identifier les différences plutôt qu’à les effacer. D’un dialogue interreligieux qui, au lieu de produire de l’eau de rose avec des liqueurs fortes, via la théologie la plus faible, mettrait en valeur, ce que les autres théologies ont de fort et d’irréductible. Ce genre de rencontre aurait moins besoin de facilitateurs souriants que de traducteurs exigeants, à l’image des juifs de Tolède, et des Arabes d’Andalousie. L’Esprit-Saint est-il condamné à prendre l’autoroute ? »

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Challenge ABC Critiques 2014/2015

      

1913 : chronique d’un monde disparu – Florian Illiès

Entre essai et roman, 1913 : chronique d’un monde disparu nous propose de retracer en 12 chapitres, un par mois, quelques anecdotes, qui auraient pu être anodines, de l’année 1913. A la veille de la première guerre mondiale, le monde artistique est en pleine ébullition, les hommes politiques qui marqueront le XXème siècle ne sont pas encore ce qu’ils deviendront.

Pour vous mettre dans l’ambiance, rien de tel que les premières lignes de janvier :

« C’est le mois où Hitler et Staline se rencontrent en se promenant dans le parc du palais de Schönbrunn, Thomas Mann est à deux doigts de se voir déclaré homosexuel, et Franz Kafka sur le point de tomber fou amoureux. Chez Sigmund Freud, une chatte se prélasse sur le divan. Il fait très froid, la neige crisse sous les pieds. »

Nous les rencontrerons tous, ces grands inégalés de début de siècle, ceux qui font mes lectures depuis des années – et beaucoup d’autres : Sigmund Freud, Carl Gustav Jung, Marina Tsvetaeva, Rainer Maria Rilke, etc.

Florian Illiès nous en dresse les portraits à la fois justes et décalés, toujours avec humour. La littérature n’est pas la seule au rendez-vous, tous les grands savants de ce temps, mathématiciens et sociologues sont présents d’Einstein à Max Weber, les plus grands artistes de Picasso aux amours déçus de Kokoschka, de Camille Claudel à Auguste Rodin, de Marcel Duchamp à Stravinsky, de Matisse à Chagall, etc. Chaque mois de l’année est autant d’occasions de (re-)découvrir une époque et ceux qui l’ont faite, dans leur quotidienneté la plus triviale. Ces aléas de vies formeront bientôt notre mémoire collective et nos références culturelles pour des décennies.

Il n’est pas nécessaire de connaître toutes les personnes citées, il est impossible de n’en connaître aucune. Chacun, je crois, y trouvera ses marques selon qu’il s’intéresse d’avantage à la politique, la musique, la peinture, la science, la psychologie… Toute la force de Florian Illiès réside dans cette capacité qu’il a à mettre en évidence, sans se prendre au sérieux, le carrefour foisonnant qu’est cette année 1913. Carrefour auquel chacun arrive par sa propre voie et à partir duquel, nécessairement, de nouvelles pistes s’ouvrent. J’ai adoré relire les Lettres à Felice de Kafka – qui m’avaient paru si plombantes – avec le recul et la légèreté de Florian Illiès, rire et m’attendrir des passions désespérées de ces artistes qui auraient pu être ratés, m’offusquer de découvrir la fascinante Lou Andreas-Salomé telle une mante religieuse manipulant ses hommes, frémir de découvrir un Hitler jeune et pommé, il aurait pu en rester là.

D’anecdotes en rebondissements, les univers s’entrecroisent, et si je devais en garder un, juste pour moi, ce serait celui de la peinture, que je ne connais pas mais que j’ai eu envie d’approfondir en refermant le livre.

Lu fin 2014 et découvert grâce à L’Esprit Livre, ce roman documentaire fait partie de mes coups de cœur parmi lesquels vous retrouverez plusieurs auteurs cités par Florian Illiès.

La Sainte Ignorance – Olivier Roy

c_la-sainte-ignorance_6740Le 11 septembre 2001, j’étais lycéenne et assistais à un cours de français. En sortant de la salle pour me rendre à l’internat, j’ai croisé l’une de mes compagnes de dortoir qui m’a dit : « t’as vu les infos ? ». Ce soir là, la salle de télévision de l’internat était pleine.

Le mercredi 7 janvier 2015, au matin, dans le tram qui m’amenait au travail, j’ouvrais les premières pages de La Sainte Ignorance : le temps de la religion sans culture d’Olivier Roy, sans me douter un seul instant de l’étrange écho que j’allais rencontrer, dans les heures qui suivaient, entre cette lecture et l’actualité.

Publié en 2008, cette analyse d’Olivier Roy, chercheur et politologue au CNRS, spécialiste de l’islam, a pour vocation d’étudier les relations entre religion et culture. Si les deux ont été intrinsèquement liées au cours du temps, elles ont aujourd’hui une forte tendance à se dissocier complètement au gré de la mondialisation et de la laïcisation. Loin d’entraîner une disparition du religieux, ce processus engendre une autonomisation des religions de plus en plus déconnectées de la culture ambiante.
Dans son essai, Olivier Roy expose et développe sa théorie, en réfutant explicitement les propos d’un certain Samuel Huntington, concernant le choc des civilisations :

« Les conversions sont une clé pour comprendre ce qui se passe, mais leur inéluctable banalisation sera aussi le signe que les religions désormais vivent leur vie au-delà des cultures, et que le fameux clash/dialogue des civilisations, qui supposent un lien permanent et réciproque entre culture et religieux, est un fantasme improductif. »

Illustrant son discours d’une multitude d’exemples choisis dans toutes les religions, et finalement très peu dans l’islam – mais le lecteur pourra faire lui-même le parallèle s’il le souhaite, ou pas – , il met en exergue une infinité de situations toutes très différentes les unes des autres : opposition, syncrétisme, ancrage territorial ou au contraire export d’un concept religieux dans une autre société, appropriation ou non de ce concept, sa transformation, son évolution jusqu’à la perte même de l’idée initiale – il cite l’exemple des églises protestantes dans les communautés noires américaines qui n’accueillent pas, dans un premier temps, les blancs, alors que l’un des objectifs du christianisme est paradoxalement l’universalisme. Toute l’ambiguïté de la culture juive et de la religion juive est également observée au microscope, et sans jugement subjectif évidemment. Pour mener à bien son étude, il s’appuie sur cinq types de relations possibles et appliquées différemment selon les contextes :

  • la déculturation : consistant à éradiquer le paganisme
  • l’acculturation : consistant à adapter une religion à la culture dominante
  • l’inculturation : consistant à installer une religion dans une culture donnée
  • l’exculturation : le processus selon lequel on acquiert sa propre culture

« Il s’agit plutôt, à partir d’un certain nombre de cas, de voir comment les relations entre religion et culture se recomposent aujourd’hui et ce que cela veut dire pour notre compréhension du phénomène religieux. »

Olivier Roy pointe finalement le danger de la montée des fondamentalismes de tout bord provoquée notamment par cette méconnaissance du fait religieux de plus en plus flagrante dans nos sociétés contemporaines, et par ce repli du religieux dans une bulle sacrée déconnectée de toute nuance nécessaire et propre à la condition humaine :

« Interdire l’usage ironique, voire blasphématoire, d’un paradigme religieux, revient à l’exclure du champs de la culture pour le situer dans le seul champs du sacré. Il est alors le bien de la seule communauté des croyants, qui demande à être reconnue comme telle. Ce n’est plus la culture qui fonde l’identité, c’est la seule foi. »

Cette dernière phrase résonne étrangement et tristement aujourd’hui. A juste titre, Olivier Roy a pu s’exprimer dans de nombreux médias ces dernières semaines. J’ai pu le relire notamment dans Le 1 hebdo du 21 janvier 2015 où il synthétise rapidement ces idées quant à cette notion de Sainte Ignorance.

Pour conclure, je tiens à préciser que cet essai est accessible à tout curieux initié ou non à ces question, les concepts utilisés sont présentés en introduction ou début de chapitre, ce qui est un avantage non négligeable. La Sainte Ignorance : le temps des religions sans culture est, à mon sens, un essai très fin et nuancé, bien pensé, extrêmement riche par le nombre d’exemples proposés, et nécessaire à toute bonne réflexion sur la place accordée à la religion dans la culture d’aujourd’hui.

Par ailleurs (exils) – Linda Lê

Comme souvent, j’ai découvert ce livre, édité chez Christian Bourgois, sur le présentoir des nouveautés littéraires de la bibliothèque de la Part-Dieu. La sobriété de la couverture blanche, et la typographie allongée des lettres rouges du titre et de l’auteur ont attiré mon attention. Je n’avais pas prévu d’emprunter quoi que ce soit ce jour-là : ma table de salon croule déjà sous les livres n’ayant pas trouvés leur place dans mes étagères. La quatrième de couverture aura eu raison de mes bonnes résolutions – que je n’ai jamais su tenir.

Linda Lê, romancière et critique littéraire française, nous propose ici un essai sur l’exil dans la littérature mondiale. Par ailleurs (exils) est composé de textes courts, d’une demi-page à quelques pages, chacun consacré à un auteur différent et au lien qu’il entretient avec l’ailleurs, avec autrui au sens large du terme. Ce lien prend des formes multiples : du personnage de roman émigrant de Joseph Conrad à l’exil politique de Marina Tsvetaeva, de l’auteur refusant d’écrire dans sa langue natale à l’exil intérieur d’un Franz Kafka, les exemples sont nombreux – plus d’une cinquantaine je pense, j’ai arrêté de noté après Michael Edwards qui faisait remarquer que jadis  étranger se  disait aubain, ce qui de fil en aiguille à donner aubaine. Je vous laisse lire le livre pour découvrir son cheminement.

Ma lecture n’a pas été régulière, tout d’abord emportée par cette foultitude d’informations, j’ai commencé à me lasser au milieu de l’essai pour retrouver un regain d’intérêt vers la fin lorsque Linda Lê s’attarde sur les quelques poètes russes dont j’ai connaissance. Cet essai, au style sec et précis, est extrêmement dense et justifie d’une culture littéraire titanesque que j’ai peine à suivre, et c’est là mon plus grand regret. Faute de pouvoir noter tous les auteurs cités – j’ai pensé me créer un challenge personnel à partir de cet ouvrage avant de capituler – j’ai retenu quelques noms que j’aimerais lire : notamment Alejandra Pizarnik, Benjamin Fondane, Thomas Bernhart et Anna Akhmatova qui me nargue depuis la lecture de sa biographie par Nadejda Mandelstam (un petit bijou publié aux éditions Le Bruit du temps).

Un bel essai, à relire certainement dans quelques années, avec d’avantages de plomb dans la tête.

Note ajoutée a posteriori : Je découvre par hasard cette émission de France Culture datant du 8 février 2015 sur l’ouvrage de Linda Lê incluant une lecture d’extraits de l’essai par Carole Bouquet, suivi d’un entretien remarquable avec l’auteur mené par Jean Birnbaum, responsable du Monde des livres.

L’art d’être Hugo – Pascal Durand

J’ai déniché ce court essai alors que je flânais au rayon Poésie de la bibliothèque de la Part-Dieu, comme souvent, lorsqu’il me prend l’envie de lire Victor Hugo.

Avec L’art d’être Hugo : lecture d’une poésie siècle, Pascal Durand, professeur de philosophie et de lettres à l’université de Liège, nous propose de relire la vie du grand auteur au prisme de ses œuvres poétiques, dans un style parfois ampoulé, il faut bien l’admettre.

L’essai ne m’a pas vraiment emballé, mais – et c’est là l’essentiel – il m’a permis de mieux me repérer dans la chronologie des publications de Victor Hugo et de constater que les quelques recueils du poète que j’ai lu ont été rédigés dans la deuxième partie de sa vie. Peut-être parce que ce sont les plus réputés, ou les plus aboutis, les mieux réussis, que sais-je ? Il semblerait que j’ai un faible pour cette période. En effet, j’ai lu les deux premiers romans de Victor Hugo Bug-Jargal et Han d’Islande, mais ceux-ci ne m’ont pas autant impressionnée que L’homme qui rit, écrit à la fin de sa vie.

Si j’ai ressenti un certain plaisir à retrouver La légende des siècles, les Contemplations ou encore L’année terrible dans les lignes de Pascal Durand, j’ai également pris conscience de mes nombreuses lacunes à combler quant aux premiers écrits poétiques de l’auteur. Je pense tout particulièrement aux Orientales et Feuilles d’automne, et ces recueils ne sont pas les seuls. Bien qu’un peu déçue par les premiers romans de Victor Hugo, cet essai m’incite à tenter ses premiers poèmes.

 Sur le plan pratique, j’ai naturellement eu envie de retourner aux textes originaux pour comprendre ce à quoi faisait référence Pascal Durand, et j’ai été frustrée de constater que le système de citation de l’essai (par n° de page dans l’édition mentionnée) ne me permettait pas de retrouver les passages concernés dans mes propres ouvrages de Victor Hugo. Une référence au titre des poèmes aurait été préférable.

Une lecture mitigée, en somme, mais qui ne m’enlève pas le goût de la littérature hugolienne. En revanche, je conseille cet essai aux grands lecteurs de Victor Hugo qui sauront, mieux que moi, y trouver leurs repères.

Cette chronique est rédigée dans le cadre du Challenge Victor Hugo, du Challenge romantique et du Challenge XIXème.