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Journaux 1959-1971 – Alejandra Pizarnik

journaux_pizarnikA l’heure d’écrire mes impressions sur les Journaux 1959-1971 d’Alejandra Pizarnik, je peine à rassembler mes idées. Les détails triviaux du quotidien que la poétesse argentine prend le temps de narrer dans ses lettres disparaissent ici au profit de réflexions concernant ses lectures en cours : Julien Green, Cervantes, Quevedo, Kafka, Dostoïevski, Góngora, Simone Weil, Borges, Simone de Beauvoir, Rimbaud, Bataille… Elle avale sans compter et analyse les textes en prévision d’articles à écrire. Entre deux bourses obtenues grâce à ses publications, elle voyage à Paris (1960-1964) ou à New York (1968) mais n’extériorise que très peu dans son journal sa vie à l’étranger. Elle ressasse bien plutôt ses angoisses, elle annote ses lectures, se désole de ses amis trop absents. Elle explicite son écriture, ses poèmes qui la traversent et lui viennent d’ailleurs, alors qu’elle aimerait rédiger un roman de longue haleine qui la tienne en besogne pendant des mois. Ce regret est récurrent dans les premières années du journal puis s’estompe lorsqu’elle n’attend plus rien. Au fil des ans, les notes sont plus courtes et plus dispersées, l’auteur attend et annonce sa fin.

Des journaux d’Alejandra Pizarnik, il me reste surtout une sourde et imposante sensation de tristesse et d’angoisse qui m’a tenue éloignée du monde réel tout le long de ma lecture. Je suis sortie épuisée de cette confrontation nécessaire, et souhaite dorénavant passer à une autre étape en littérature, me tourner vers des auteurs plus vivants mais non moins conscients des angoisses de la condition humaine.

23 juillet 1962

C’est incroyable comme j’ai besoin des gens pour me connaître moi-même.

Mais il y a une façon de ressentir que je déteste de toutes mes forces car dans ces moments-là, je me hais, je hais tout et tout le monde. Après un épisode de « temps haï », j’arrive à peine à me reconstituer. Je reviens à moi comme une malade et j’ai peur de ma fragilité comme une malade. C’est ce qui m’est arrivé aujourd’hui, après avoir attendu quatre heures, debout, dans les services de la Police, avec un essai sur « l’art révolutionnaire ou l’art imaginaire » que je lisais comme une esquimaude, sans comprendre le sens des mots. Ensuite, j’ai pris un taxi et lorsque je suis passée sur une très belle place, j’ai failli pleurer car j’ai compris que j’étais, moi aussi, rentrée dans l’engrenage absurde du travail et des papiers, et que mon temps m’avait été volé. Car après tout, mon temps m’appartient, et je devrais pouvoir en disposer comme j’en ai envie, bien ou mal. J’ai passé la matinée à chercher des papiers justificatifs pour qu’on me laisse me voler mon temps tranquillement. En fait, travailler pour vivre est encore plus stupide que vivre. Je me demande qui a bien pu inventer l’expression « gagner sa vie » comme synonyme de « travailler ». Où est donc cet imbécile.


Journaux 1959 – 1971 – Alejandra Pizarnik
éd. établie et présentée par Silvia Baron Supervielle

traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Picard
José Corti, 2010, 360 p.
Première publication : Diaros, 2003, Lumen


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 :  une histoire vraie

Par ailleurs (exils) – Linda Lê

Comme souvent, j’ai découvert ce livre, édité chez Christian Bourgois, sur le présentoir des nouveautés littéraires de la bibliothèque de la Part-Dieu. La sobriété de la couverture blanche, et la typographie allongée des lettres rouges du titre et de l’auteur ont attiré mon attention. Je n’avais pas prévu d’emprunter quoi que ce soit ce jour-là : ma table de salon croule déjà sous les livres n’ayant pas trouvés leur place dans mes étagères. La quatrième de couverture aura eu raison de mes bonnes résolutions – que je n’ai jamais su tenir.

Linda Lê, romancière et critique littéraire française, nous propose ici un essai sur l’exil dans la littérature mondiale. Par ailleurs (exils) est composé de textes courts, d’une demi-page à quelques pages, chacun consacré à un auteur différent et au lien qu’il entretient avec l’ailleurs, avec autrui au sens large du terme. Ce lien prend des formes multiples : du personnage de roman émigrant de Joseph Conrad à l’exil politique de Marina Tsvetaeva, de l’auteur refusant d’écrire dans sa langue natale à l’exil intérieur d’un Franz Kafka, les exemples sont nombreux – plus d’une cinquantaine je pense, j’ai arrêté de noté après Michael Edwards qui faisait remarquer que jadis  étranger se  disait aubain, ce qui de fil en aiguille à donner aubaine. Je vous laisse lire le livre pour découvrir son cheminement.

Ma lecture n’a pas été régulière, tout d’abord emportée par cette foultitude d’informations, j’ai commencé à me lasser au milieu de l’essai pour retrouver un regain d’intérêt vers la fin lorsque Linda Lê s’attarde sur les quelques poètes russes dont j’ai connaissance. Cet essai, au style sec et précis, est extrêmement dense et justifie d’une culture littéraire titanesque que j’ai peine à suivre, et c’est là mon plus grand regret. Faute de pouvoir noter tous les auteurs cités – j’ai pensé me créer un challenge personnel à partir de cet ouvrage avant de capituler – j’ai retenu quelques noms que j’aimerais lire : notamment Alejandra Pizarnik, Benjamin Fondane, Thomas Bernhart et Anna Akhmatova qui me nargue depuis la lecture de sa biographie par Nadejda Mandelstam (un petit bijou publié aux éditions Le Bruit du temps).

Un bel essai, à relire certainement dans quelques années, avec d’avantages de plomb dans la tête.

Note ajoutée a posteriori : Je découvre par hasard cette émission de France Culture datant du 8 février 2015 sur l’ouvrage de Linda Lê incluant une lecture d’extraits de l’essai par Carole Bouquet, suivi d’un entretien remarquable avec l’auteur mené par Jean Birnbaum, responsable du Monde des livres.