Archives pour la catégorie Récits biographiques

Rêver l’obscur : femmes, magie et politique – Starhawk

Starhawk est une militante américaine contemporaine, féministe, écologiste, pacifiste et altermondialiste. Au premier abord, sa personnalité m’a semblé plutôt farfelue, je dois bien l’admettre. Une « sorcière néo-païenne » nous dit Cambourakis sur la quatrième de couverture de Rêver l’obscur, sérieusement ? Quoiqu’il en soit, la dame fait preuve d’un engagement politique tel qu’il serait malvenu de ne pas s’attarder un petit peu sur ses écrits.
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Rêver l’obscur : femmes, magie et politique rassemble les idées principales de l’autrice dans un format que j’ai trouvé pour ma part assez déstabilisant et éloigné des écrits académiques traditionnels. On y parle de divinités, de magie, de pouvoir-sur et de pouvoir-du-dedans, de rituels à réinventer, de peur à exorciser et de futur à créer. Sous ces faux airs de science-fiction ou de récits fantastiques, les propos de Starhawk sont pourtant rationnels et fondés sur une véritable expérience pratique des rassemblements de militants. Publié pour la première fois en 1982, bien avant la vague de publications sur le développement personnel que nous connaissons actuellement, Starhawk théorise la communication au sein de petits groupes d’humains. Elle observe les manières dont chacun prend la parole et apporte des conseils pour réguler les prises de paroles de façon bienveillante dans le but de faire avancer un groupe dans son ensemble, de faire émerger de nouvelles idées politiques et d’organiser leur mise en pratique. Cette gestion du groupe passe notamment par l’organisation de rituels précisément détaillés par Starhawk.

La magie et la circulation de l’énergie sont mis au centre de la pensée et de la pratique de Starhawk. Les rituels ont notamment pour but de capter l’énergie reliée à la Terre. Pour définir cette énergie, Starhawk s’appuient sur les traditions chinoise (ch’i), indienne (prana) ou encore hawaïenne (mana). La magie, quant à elle, est décrite très rationnellement comme le pouvoir résultant de la vérité, la sincérité, le dire-vrai, le bon usage du langage. La formulation des peurs est présentée comme le meilleur moyen d’en venir à bout, et surtout la formulation des rêves est la première étape nécessaire à leurs réalisations. Qui n’ose pas rêver un monde meilleur n’obtiendra rien de meilleur. D’où l’intérêt par exemple d’une science-fiction qui mettrait à l’honneur des héroïnes puissantes et indépendantes, ou de manière générale qui proposerait d’autres modèles de société.

Je suis souvent restée perplexe en lisant les écrits de Starhawk, j’ai plus souvent encore été surprise et intriguée. Ce livre m’a rendu plus curieuse, plus militante, plus confiante aussi. Rêver l’obscur m’a surtout incitée à m’engager personnellement dans la réflexion, à me faire ma propre opinion, à engager une action après l’autre pour faire évoluer les mentalités et notre société, petit pas par petit pas, et de petit groupe en petit groupe, une idée entrainant l’autre…


Rêver l’obscur : femmes, magie et politique – Starhawk
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Morbic
Cambourakis, 2015, 380 p.

Titre original : Dreaming the dark. Magic, sex & politics, 1982


Gratitude – Charles Juliet

Un échange de clic sur le blog de Stéphane Chabrières, Beauty will save the world, m’invite à « rallumer la bougie » et à vous faire part maladroitement d’une de mes belles lectures de ces derniers jours. J’ai découvert Charles Juliet avec le volume IX de son journal. J’en ai marqué de nombreuses pages. En voici quelques extraits :
« Ce poète américain qui s’adressait à moi usait d’une langue simple, d’un ton direct. Avec naturel, sincérité, bonhomie, il me parlait de choses proches et quotidiennes sur lesquelles mon regard ne s’était jamais posé. Tant qu’on ne s’est pas défait des illusions, des idées fausses, on s’imagine que ce que l’on cherche se situe en un lointain inaccessible. Ce poète qui précisait qu’il n’était pas venu pour « broder », il me montrait le monde, m’en dévoilait les richesses, me persuadait qu’on pouvait l’aimer. Tout ce qu’il affirmait avait l’allure d’une évidence. » p. 75
« J’aime atteindre en moi une région de grand silence. C’est en cet instant que peut naître un poème. Pour que ce silence s’établisse, il faut que la pensée se vide de ce qui nourrit son activité. Il faut également que je n’aie ni intention, ni désir, ni attente. Il faut encore que je m’abandonne, me laisse dériver. Alors dans ce grand calme, ce vaste silence intérieur, se fait entendre le doux murmure. » p. 162
« Pourquoi écrire ? Pourquoi tenir ce Journal ? Pourquoi passer des heures à rassembler des mots qui un jour n’auront plus d’existence ? Ces questions sont souvent là, qui me harcèlent. Mais je n’ai pas à chercher des réponses. Le besoin d’écrire commande et je lui obéis. Dès lors, je ne sais plus que ces mots que je rédige disparaîtront, qu’ils ne pourront sauvegarder l’essence de ce que je suis, de ce que je vis. » p. 386

Lambeaux et Moisson attendent dans mes étagères. Je commence aujourd’hui le premier volume de ce journal débuté en 1957, Ténèbres en terre froide. Du dernier au premier, je me prépare à découvrir l’itinéraire d’un homme plongé dans une angoisse mortifère et marchant vers une libération psychique et sans doute spirituelle. Il n’est sans doute pas abusif de parler ici d’abîme et de sortie de l’abîme.


Gratitude : journal IX 2004-2008 – Charles Juliet
P.O.L. , 2017, 396 p.

La Gana – Fred Deux

la-ganaLire La Gana, c’est avant tout, le vouloir. 950 pages en tout petit caractère. Le livre n’est pas « confortable » ni dans la forme ni dans le fond. Il ne s’adresse pas à tout le monde. Il s’adresse à qui veut bien voir et à qui a le cœur bien accroché.
La Gana, c’est le récit romancé de l’enfance de Fred Deux, autrement nommé Jean Douassot, artiste peintre et écrivain né en 1924 et décédé en 2015. Il a traversé le siècle et lorsqu’il publie La Gana en 1958, il a 34 ans – seulement ! Car il faut la lucidité d’un vieux monsieur pour écrire un bouquin pareil. On y suit le quotidien d’un enfant qui a plus ou moins 10 à 15 ans selon les moments du récit. Il vit dans une cave avec ses parents et sa grand-mère maternelle. De temps en temps, il va à l’école. Le plus souvent il écoute l’oncle que beaucoup croient fou. Tous se tuent à la tâche à l’usine, à la laverie, sur les trottoirs, de vols à l’étalage. De tout ce que la vie voudra bien leur laisser en sursis. Et c’est la tête dans le guidon, un jour après l’autre que l’on avance ou piétine à la suite du mouflet, en quête d’un bol d’air, d’une évasion. 950 pages condensées, cadenassées, compactées. Aucun avenir, peu d’espoir. Pas de fenêtre. Seulement les eaux qui remontent des égouts sous la table de la cuisine certains hivers, les rats qui fuient. Pour rêver d’autre chose, encore faut-il avoir l’intuition qu’autre chose est possible.

Alors voilà, La Gana marque son lecteur, le courageux qui osera s’y plonger et y rester des semaines durant, dans ce marasme sans fond. Dans cette misère sans misérabilisme, la lucidité est de mise, le sens rationnel frise le plus souvent avec la folie, la mort, les corps fatigués. Des plaintes, si peu. Des lâchetés, aussi. De l’amour, peut-être bien. Je crois sincèrement que cette plongée dans les bas-fonds parisiens de l’entre-deux guerres est une expérience nécessaire. De celles qui aident à penser l’humain et le voir tel qu’il est.

Le langage de Fred Deux fait preuve d’un tel réalisme, d’une telle lucidité, d’une telle capacité à rendre ces émotions compressées et si rarement exprimées verbalement que je ne peux qu’être séduite par ce mélange de fiction et d’éléments biographiques qui recomposent une vérité qu’aucun documentaire, qu’aucun roman conçu pour l’évasion n’aurait pu transmettre.

La première page pour vous mettre gentiment dans le bain :

« – Regarde toujours ton nombril et dis-moi ce que tu en penses, me demandait mon oncle.
L’oncle, frère du père, était dans la grande lignée de la famille. Comme les princes, il portait une cloche sur la tête et traînait toujours derrière lui un parfum violent.
Né sous un jour qui devait être aussi le mien plus tard, il n’avait pas d’autres amis que son frère, ma mère et moi.
Célibataire, très peu aimé des hommes, il passait sa vie à tirer ce qu’il pouvait d’elle.
Cela ne l’empêchait pas de tirer sur du vide et d’être toujours au bord du désespoir. il ne se rendait pas toujours compte qu’il vivait et c’était mon père qui devait discrètement le lui rappeler. Il est curieux de voir combien les gens peu causants se montrent discrets avec certains êtres. C’était le cas des deux frères. L’un, le père, devait, s’il voulait tenir un peu plus longtemps, déjouer tous les pièges, lorsqu’on veut vivre, même misérablement.
Surtout misérablement.
Le passe-temps favori de l’oncle était de regarder son nombril. ç’aurait pu être révoltant pour mon père qui n’avait pas un instant à lui pour ce genre de méditation. Il aurait pu aussi bien éloigner ce contemplateur d’une famille qui n’avait déjà que trop d’emmerdements à se caler une nourriture difficile à ramasser. Il aurait pu l’éloigner de moi. Le prétexte de l’exemple aurait suffi. Pourtant, j’eus l’impression que, loin de l’éloigner, il le retint avec nous et jamais avec un sentiment de pitié. »

 

« Ma route est d’un pays où vivre me déchire… » – Serge Airoldi

003025307Le vers en titre de ce livre magnifique n’est pas de Serge Airoldi. Ce dernier l’a emprunté à Edmond Henri-Crisinel, poète suisse de la première moitié du XXème siècle. Le contenu du livre n’en est pas moins à la hauteur de cette déchirante mise en bouche. La route que nous décrit Serge Airoldi suit un « fleuve tout en nuit » du Gers de l’enfance au pays d’Adour, lieu de vie de l’auteur, et dont les détours traversent les continents. De souvenirs en paysages, de paysages en rencontres, de rencontres en ravages, le lecteur chemine avec Serge Airoldi dans sa maison d’enfance, dans les maquis de la seconde guerre mondiale, dans les ventes aux enchères où l’on dilapide les biens d’une personne aimée, dans des jardins fleuris près desquels paissent les troupeaux de vaches ou de chevaux. Le long de l’Adour ou au pied du Ventoux – à l’instar de Philippe Jaccottet dans ses Notes du ravin – , devant les enfants rendus aveugles de Palestine ou dans la baie de Tunis, dans les pas de Magellan ou de Pigafetta sur les routes d’Orient, d’observateur du passé ou de l’instant, l’auteur et son lecteur se fondent jusqu’à devenir une part même du paysage ou du tableau – jusqu’au dépaysement.

Extrait :

« Regardant maintenant l’azur intense du golfe et de l’autre côté du sommet , embrassant le même prodige, plus brumeux pourtant, de la baie de Tunis, projeté dans ce paysage, je me noie d’Histoire. J’avale d’un coup de gorge l’horizon de Magellan, d’Hannibal, des marins du monde, je vois le ballet des oiseaux de mer dans le ciel, eux aussi m’hypnotisent, ce sont les oiseaux de Braque.

Regardant cet avenir tout bleu, effrayé par tant de lucidité que la clarté impose, je suis dans une mort probable, étouffé par le trop plein des séries humaines, l’adieu aux choses oubliées derrière moi,

Je lis Les bêtes de Federigo Tozzi, Tozzi questionne : Quel pourrait être le point où l’azur s’est arrêté ? »


« Ma route est d’un pays où vivre me déchire… » – Serge Airoldi
Fario, 2014, 110 p.

Gabriële – Anne et Claire Berest #MRL17

Voici l’histoire de deux sœurs, Anne et Claire, qui entreprennent de retracer l’histoire de la branche maternelle de leur famille, longtemps méconnue. Lélia, leur mère, est fille d’un certain Vicente suicidé à 27 ans, de son vrai nom Lorenzo Picabia – lui-même né du couple Gabriële et Francis Picabia. Et nous touchons là l’objet de cette biographie à peine romancée, la vie du rocambolesque et génial couple d’artistes. Francis Picabia, le peintre, et sa musicienne d’épouse qui donne son titre au récit. Anne et Claire Berest tentent ici de redonner ses lettres de noblesse à la femme de l’ombre qui abandonna tôt la musique pour se consacrer entièrement à l’art de la maïeutique – l’accoucheuse de Francis Picabia jusqu’alors engoncé dans de pâles imitations impressionnistes, le fantasme du jeune Marcel que l’on nommera plus volontiers Duchamp après émancipation, l’amie sincère de Guillaume qui n’aura pas eu besoin d’elle pour être déjà Apollinaire.

Anne et Claire Berest propulsent le lecteur dans les milieux d’avant-garde du début du XXème siècle avant, pendant et après la première guerre mondiale, de la rencontre de Gabrielle et Francis à leur séparation amoureuse qui ne sera jamais effective sur le plan intellectuel. Cette période historique est tellement foisonnante qu’il serait bien improbable de rechigner à la lecture de ce récit quand bien même celui-ci ne brillerait pas par le style.
J’ai eu grand plaisir à découvrir les rebondissements fantasques de la vie des deux époux à Paris, en Suisse ou à New-York. Gosses de riches, il faut bien l’avouer, capricieux et soumis à aucune contrainte d’ordre matériel – pas même lorsqu’il s’agit d’offrir un semblant de stabilité à leurs enfants, en témoigne la fin du jeune Vicente – l’idylle des Picabia donne à penser sur la liberté et l’indépendance outrancière, sur les nécessités de l’art, sur les frontières entre l’intelligence géniale et l’égoïsme fou, sur la dévotion maritale et ses limites.

En refermant ce livre, j’ai regretté de ne pas en avoir lu d’avantage sur Gabriële Buffet sans Francis, après Francis – lorsqu’elle n’est plus l’épouse de.
Féministe avant l’heure nous dit-on en quatrième de couv’ ?

 

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Gabriële – Anne et Claire Berest
Stock, 2017, 450 p.


#lu dans le cadre des Matchs de la Rentrée Littéraire 2017

Elle, par bonheur, et toujours nue – Guy Goffette

513xdt33qsl-_sx210_C’est au cours d’un mois belge que j’ai eu connaissance pour la première fois des écrits de Guy Goffette. Dans la foulée et en accordant toute ma confiance à l’une ou l’autre blogueuse – Anne, Mina, Florence, lesquelles encore ? – j’ai acheté ce court livre que je n’ai lu qu’aujourd’hui, un véritable délice de lecture comme j’en ai connu peu ces derniers mois, à vous faire monter les larmes aux yeux !

Elle, c’est Marthe, l’épouse du peintre Pierre Bonnard, et surtout sa muse. Guy Goffette prend soin ici de débuter son roman par une lettre d’excuse à l’artiste :

« Pardonnez-moi, Pierre, mais Marthe fut à moi tout de suite. Comme un champ de blé mûr quand l’orage menace, et je me suis jeté dedans, roulé, vautré, pareil à un jeune chien. ».

Et c’est un roman d’amour qui s’en suit, une véritable déclaration à celle, toujours nue, que l’on retrouve dans de nombreux tableaux de l’artiste, une déclaration au peintre lui-même qui a su sublimer la grincheuse et neurasthénique Marthe, oscillant pour l’éternité entre muse et femme. Guy Goffette peint un nouveau tableau – littéraire cette fois – représentant le couple Bonnard de leur rencontre à leurs derniers jours, et ce bijou de poésie et d’érotisme est à vous ravir le cœur…


Elle, par bonheur, et toujours nue – Guy Goffette
Gallimard, 1998, 158 p.


 

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Mémoires d’une jeune fille rangée – Simone de Beauvoir

9782070355525fsJe remonte la piste « Didier Eribon » et me voilà plongée dans cette étrange autobiographie, bien loin de mes préoccupations premières. Mémoires d’une jeune fille rangée retrace les premières années de la philosophe Simone de Beauvoir de la naissance à sa rencontre avec Jean-Paul Sartre.

Avant toute chose je suis frappée par le rythme, extrêmement régulier, et par le style que je qualifierais de distingué, à l’image de la jeune fille décrite. Je suis entrée dans le récit sans aucun à priori, ignorante de la vie de l’auteur. Je sais par ailleurs que ce livre a marqué nombre de lectrices. Le rapport de Simone de Beauvoir à la littérature et à la philosophie, son indépendance d’esprit dans un cadre social et familial étriqué, ses choix amicaux, ses questionnements sur le mariage et les études, son ennui, interpellent. Cela dit, je n’ai pu me défaire de l’idée tout au long de ma lecture que j’avais sérieusement affaire à des problèmes de petite bourgeoise, certes bien réels mais pour lesquels ils m’étaient bien difficiles de me sentir concernée. Sans cesse, j’ai attendu la révolte, les cris, une réponse au carcan qui s’impose par cette indéniable régularité du rythme, en vain semble-t-il. Quoique les limites soient en permanence repoussées discrètement et presque naturellement, l’explosion ne se produit pas et ma patience est mise à rude épreuve. Je reste sur ma faim, interpellée mais inassouvie.


Mémoires d’une jeune fille rangée – Simone de Beauvoir
Folio, 2008, 473 p.
Première publication : Gallimard, 1958


Challenges concernés

Challenge Multi-défis : un livre dont l’action se déroule dans le passé

Sur la route du papier – Erik Orsenna

813yfd49ptlLe terme du challenge ABC approche à grand pas et comme l’an passé je fais le tour de mes étagères pour combler les lettres manquantes avec de nouvelles lectures ou des chroniques en retard. Sur la route du papier appartient à la deuxième catégorie. Je n’en suis pas à ma première lecture d’Orsenna, vous trouverez mon avis sur L’entreprise des Indes ici, j’avais également adoré Madame Bâ lu à la même période – que je pourrais rapprocher aujourd’hui de Confidences de Max Lobe par le personnage central de cette Mama africaine – sans n’avoir jamais pris le temps de vous en parler.

Dans un tout autre registre, Sur la route du papier s’écarte des récits de voyage traditionnels pour s’attarder d’avantage sur l’aspect documentaire de la question du papier, sur son origine, sa fabrication, son impact économique et écologique, la variété de forme qu’il peut prendre, etc. Le sous-titre du livre en dit long sur son contenu : Petit précis de mondialisation III. Je garde de cette lecture le souvenir d’une très grande densité d’informations et de chiffres. Si la construction de l’essai est assez pédagogique et ludique – on suit l’auteur dans les périples internationaux qui lui permettront de rebondire et de trouver les réponses à chaque nouvelle question – l’abondance de chiffres pourtant a fini par me lasser et me noyer : que de troncs d’arbres coupés, que de francs, euros et autres dollars investis, que de kilos d’emballages recyclés, que de kilomètres parcourus !

Pour autant, si l’occasion se présente, je ne négligerai pas les deux premiers volumes de cette série Voyage au pays du coton et L’avenir de l’eau. Les propos d’Erik Orsenna apportent effectivement au lecteur une vision claire et globale, et des exemples concrets de la mondialisation et de ses conséquences, sans jugement de valeur a priori, en soulevant les bonnes questions afin d’y répondre avec courage et précision : quel risque en effet pour un écrivain qui n’est pas adepte de la publication numérique de constater les conséquences de la production du papier utilisé dans la fabrication de chaque exemplaire de ses livres…


Sur la route du papier : petit précis de mondialisation III – Erik Orsenna
Le livre de poche, 2013, 334 p.
Première publication : Stock, 2012


Challenges concernés

Challenge Multi-défis 2016 : un tome d’une série

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Confidences – Max Lobe

thumb-large_lobe_140x210_103Le livre à peine refermé, j’entends encore la voix espiègle de Ma Maliga me narrer son improbable histoire de femme libre et indépendante dans un pays en guerre. Certainement, je ne remercierai jamais assez Max Lobe d’avoir su rendre public sa démarche très personnelle du retour aux sources familiales. A travers l’histoire de cette vieille dame au franc-parler, il a su transmettre au lecteur curieux tout un pan oublié de l’histoire de son pays natal, à savoir l’indépendance du Cameroun. Il réussit brillamment à rendre drôle, humain et abordable le témoignage d’une vie marquée par des atrocités qui semblaient innommables.

Le récit alterne entre les monologues animés de Ma Maliga et les réflexions personnelles et plus sporadiques de l’auteur/narrateur sur sa quête identitaire entre la Suisse et le Cameroun. En quoi le narrateur se fait-il l’héritier des atrocités commises dans un pays où il a peu vécu, il y a longtemps, et qui n’en ai pas moins son pays natal ? Par quels biais l’histoire familiale se fait-elle histoire nationale et témoignage de la résistance politique et de la dignité humaine ? Le projet est ambitieux, mais c’est extrêmement finement, autour de quelques bouteilles d’alcool, en mêlant humour et souvenirs de vie quotidienne, dans une conversation entre une mère et un fils, que la transmission se fait avec humour et vitalité.

Confidences n’est pas sans rappeler, par sa thématique africaine et par certains épisodes rapportés, le roman de Boubacar Boris Diop, Murambi, le livre des ossements, à propos du génocide tutsi au Rwanda. Les deux auteurs ont opté pour des types de narration très différents, B. B. Diop est nettement plus grave dans son propos, tandis que M. Lobe manie l’humour avec subtilité sans jamais être cynique. Les deux sont excellents et nécessaires.

Pour conclure ce billet, je tiens à laisser la parole à Ma Maliga :

Mon fils Makon m’a dit que tu es venu de loin-loin. De très loin même. Il m’a dit que tu es venu du pays des Blancs là-bas où tu vis, seulement pour me voir. Il m’a dit que tu veux que je te parle de Um Nyobè. Est-ce que c’est la vraie vérité, ça ? Hum, vraiment ! Tu me fais honneur, ah mon fils. Ça me met beaucoup de joies dans le cœur qu’un jeune homme comme toi vienne d’aussi loin seulement pour me voir, moi Maliga. Le plus souvent, ceux qui partent chez vous là-bas, ils ne reviennent plus ici. Non oh ! Ils ne reviennent plus, eux. Ils calent là-bas. Je ne sais pas qui leur mange la tête comme ça jusqu’à ce qu’ils oublient tout, tout et tout, même le trou qui les a mis au monde. Est-ce que c’est comme cela qu’on se comporte ? Franchement, mon fils, tu me fais honneur. Que Nyambè te verse ta part de bénédictions. Qu’il t’en verse beaucoup-beaucoup ! Tu m’entends ? Qu’Il t’en verse même un fleuve, s’Il le peut.
Mon fils, bois un peu de ce bon matango. Ekiééé ! Pas si vite. Pourquoi est-ce que tu es pressé comme ça comme si tu avais la diarrhée ? Doucement ! Verses-en d’abord un peu par terre pour nos morts et nos ancêtres. Regarde. Fais comme moi. Comme ça. Voooilààà. Bien. Maintenant tu peux boire.

L’incipit est ici.


 Confidences suivi d’une lettre de d’Alain Mabanckou à l’auteur – Max Lobe
Zoé, 2016, 285 p.


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Challenge Multi-défis 2016 : un livre d’un auteur africain

Retour à Reims – Didier Eribon

retour_a_reims_livreLa dédicace d’En finir avec Eddy Bellegueule me faisait découvrir le nom de Didier Eribon. Depuis, Retour à Reims m’a été conseillé à plusieurs reprises par des personnes très différentes et généralement au goût assez sûr. Moi qui espérait prendre mes distances avec l’amertume d’Edouard Louis, j’en suis tout de même venue à lire son mentor. Sociologue renommé, homosexuel, et issu des classes ouvrières, le parcours de Didier Eribon fait effectivement écho à celui du jeune romancier.

Retour à Reims est une autobiographie sous forme d’essai mêlée d’éléments sociologiques. Il permet à son auteur de revenir sur son enfance et son parcours universitaire. Si en tant que sociologue, Didier Eribon s’est largement penché sur la question homosexuelle, celle des classes populaires est bien d’avantage au cœur de ce livre. Il y retrace les différentes étapes de sa vie, son propre transfert de classe et la manière dont il a été perçu par son entourage, la manière aussi dont il s’est distancié de sa famille. Son identité homosexuelle est abordée comme étant une des clés de son évolution intellectuelle et culturelle. A plusieurs reprises, il fait état du « mur de verre » auquel il a dû se heurter – et auquel toute personne faisant l’expérience d’un changement de groupe social se heurte – parce qu’il n’avait pas les codes de ce nouveau milieu. Il met en avant la manière dont les goûts sont modelés par l’environnement social : comment un fils d’ouvrier jugera presque systématiquement ridicule la représentation d’un opéra, summum du raffinement dans d’autres milieux. Avec recul et justesse, il revient sur son propre comportement, proche du snobisme, au début de sa vie étudiante lorsque, par exemple, il ne pouvait pas comprendre que ses camarades issus de classes aisées s’intéressent au football, sport largement répandu et apprécié dans les milieux ouvriers.

La force de Retour à Reims s’exprime dans l’absence de jugement, Didier Eribon – en bon scientifique – se contente d’observer à la fois ses propres réactions et celles de son entourage. Il constate l’existence de frontières psychologiques entre les différentes milieux sociaux et culturels, et par ce simple constat il fait à mon sens œuvre de résistance en invitant le lecteur à la réflexion. Loin de toute naïveté, Didier Eribon n’enjolive pas à posteriori le milieu dont il est issu, il en reconnaît les incohérences, notamment politiques – du vote communiste à la montée de l’extrême-droite – et endosse la casquette du sociologue pour développer ces questions. Il travaille ainsi à décrire les mécanismes de domination de classes et leur influence sur l’individu et sur le groupe auquel il appartient.

Retour à Reims est indéniablement un livre utile à tous – quelque soit la classe dont il est issu – , il m’invite surtout à creuser cette question du passage d’un environnement social à un autre, la manière dont les codes sont brisés ou intégrés, à comprendre plus largement la nature de ce fameux « mur de verre » entre soi et les autres. Notamment, je m’interroge sur cette transformation qu’ont connu les femmes du XXème siècle, de mère au foyer à travailleuse indépendante. Si l’identité sexuelle a pu impacter l’évolution culturelle et sociale de Didier Eribon, quid de l’identité sexuée dans d’autres milieux sociaux ?


Retour à Reim – Didier Eribon
Flammarion, 2010, 248 p.
Première publication : Fayard, 2009


Challenges concernés

Challenge multi-défis 2016 : un livre dont le titre comporte un nom de lieu

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