Le Château – Franz Kafka

Voilà bien des mois que Le château siégeait au sommet d’une pile de livres à lire gigantesque et vacillante. Encore une fois, le challenge ABC Critiques est l’occasion de le remettre à portée de main.

L’histoire débute lorsque un arpenteur – que l’on qualifierait de nos jours de topographe ou de géomètre – nommé ici simplement K. – à l’image d’un certain Joseph K., personnage principal du Procès – débarque au « village », tard, un soir d’hiver. Il choisit de passer la nuit dans une auberge et d’attendre le lendemain pour se rendre au château où il a rendez-vous, croit-il, pour sa prise de fonction. Débute alors pour lui un enchainement d’évènements tous plus absurdes les uns que les autres.

Avec ce roman inachevé, publié en 1926 à titre posthume par le philosophe Max Brod, proche de l’auteur, je me retrouve à nouveau plongée dans ces ambiances typiques de Kafka. Absurdité, vacuité de l’existence, répétitions incessantes et infernales de faits similaires, acharnement vain, tentative échouée de rébellion, renoncement parfois, paranoïa aussi : tel est le lot de l’arpenteur.

Les quelques cinq cents pages du roman ne relatent finalement que quelques jours de l’existence de K. Cette contraction du temps, loin de l’accélérer, au contraire, semble le ralentir à l’extrême. En quelques heures des processus qui s’étaleraient sur plusieurs années dans une vie « normale » sont acquis et intégrés par les personnages comme des faits établis : les fiançailles de l’arpenteur en sont l’exemple le plus frappant.

Ce roman propose plusieurs niveaux de lecture et je ne sais pas toujours où me situer. Les personnages semblent tour à tour prisonniers d’eux-mêmes et de leurs propres pensées, incapables ou si peu de communiquer réellement et sincèrement entre eux, ou soumis à une autorité supérieure et indéfinie, celle du château. Pourtant, paradoxalement, si le château est au centre du roman et influence tous les faits et gestes des villageois, jamais la relation n’est véritablement établie avec lui ou ses employés. Masse imposante et informe, à qui ou à quoi puis-je identifier ce château ? A mon propre esprit auto-censuré ? Au « système », à la société ou à toute forme d’autorité politique extérieure à moi et qui viendrait contraindre mes choix ? La question du choix est centrale : absence de choix ou mauvais choix sont fréquents dans la vie des différents personnages. Y-a-t-il seulement un bon choix possible ?

De manière récurrente, je me suis demandée pourquoi l’arpenteur ne quittait pas les lieux tout simplement. Pourquoi ne continue-t-il pas sa route vers d’autres contrées plus heureuses ? Plusieurs réponses sont apportées, l’arpenteur se justifie de rester pour sa fiancée, pour l’emploi qui lui est promis, mais aucune ne me convainc réellement, contribuant à renforcer ce sentiment de réflexions en vase clos et de barrières imposées par une autorité créée de toutes pièces par ceux qui la subissent.

Je pourrais continuer longtemps cette liste de questions. Une fois de plus, Kafka décrit à merveille l’absurdité de notre condition humaine sans jamais la résoudre. Il met en évidence les constructions mentales erronées de l’individu retranché sur lui-même. Il démontre la vacuité de ses sursauts de rébellion voués à l’échec en vue d’accéder à un idéal abstrait et sans doute inexistant. Il me laisse avec mes interrogations et m’invite, vainement sans doute, à le lire et le relire encore, à travers son journal, ses correspondances, romans et nouvelles, en quête d’une réponse intime qu’il ne m’offrira pas. Car c’est bien à moi, et au lecteur intimement, que Kafka s’adresse avec toute l’implacable et froide distance dont il sait faire preuve.

15 réflexions au sujet de « Le Château – Franz Kafka »

  1. Cyril MIKOLAJCZAK

    Le Château me rappelle de bons moments de lettres modernes… J’avais adoré ce roman qui a une ambiance vraiment unique.
    Concernant la question du « mais pourquoi ne part-il pas ? », c’est que le roman est une réécriture du labyrinthe, et la neige représente les parois invisibles. Il tente d’évoluer dans le dédale sans jamais arriver à son coeur, à savoir le château, comme une instance inaccessible (quête de Dieu, tout ça, alors que la village, en bas, est plutôt misérable). Je crois qu’à un moment il est fait mention qu’il ne pourra plus jamais revenir en arrière : la route est barrée ou quelque chose du genre. En tout cas, c’est bien la neige et cet hiver qui bloquent K en ce lieu.

    D’ailleurs, ce nom K me fait mourir de rire : il me rappelle un épisode des Simpson, où Marge, épuisée, décide de prendre du temps pour elle. Arrivée à l’hôtel, elle voit une vidéo de présentation, et Troy McLure présente des films érotiques, dont « Le réveil érotique de S ».

    Quoi qu’il en soit, même si on n’est pas lettrés ou amateur de littérature, le Château se lit bien… Jusqu’au moment où ça s’arrête en plein milieu d’une phrase, parce que le roman a été laissé inachevé. Une grande frustration contre laquelle on ne peut rien… Parce que la quête s’arrête parfois sans qu’on puisse l’honorer.

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    1. Moglug Auteur de l’article

      Merci beaucoup pour tous ces compléments d’information. J’ai lu en fin d’ouvrage une postface de Max Brod qui envisageait le château comme une grâce à atteindre ou à obtenir. Mais cette interprétation me laisse franchement dubitative : elle est complètement à l’opposé de ce que j’ai pu ressentir pendant la lecture. Ce château ,ne veut du bien à personne, il est distant, froid, indifférent… J’ai du mal à y voir une quelconque figure divine.
      Je ne sais plus à quel moment K. mentionne qu’il ne peut plus revenir en arrière, mais il me semble que les raisons étaient d’avantage psychologique : il ne veut pas revenir d’où il vient, ce qui peut se comprendre. Mais je ne me souviens pas d’un élément physique qui l’empêche de sortir du village et d’aller de l’avant. La neige et le froid l’empêche de se rendre au château…. On peut supposer que cela l’empêche aussi de partir, en effet.
      En tout cas, merci encore pour l’éclairage 🙂

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  2. Aaliz

    Honte à moi, je n’ai toujours pas lu Kafka. Pourtant, j’ai dans ma PAL La Métamorphose et Le Procès mais je n’arrive pas à me motiver à les lire. A la lecture de ton billet, je me dis que Le Château me tente plus que les autres. En tout cas, tu as éveillé mon intérêt. J’ai lu ta réponse au commentaire de Cyril, tu dis que tu as du mal à voir le château comme symbole d’un Dieu car il te paraît froid et indifférent. Peut-être que Kafka concevait son rapport à Dieu de cette façon ? Avec tout ce mal qui règne sur Terre, beaucoup pensent que Dieu, s’il existe, s’en fiche royalement et nous a abandonnés. ( je ne sais pas hein, je dis peut-être des bêtises, je ne connais pas Kafka ni le livre mais je me disais que ça pouvait être vu comme ça ? ) Bon, il faut que je le lise pour voir, ça m’intrigue tout ça ! ^^

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  3. Moglug Auteur de l’article

    Entre La métamorphose, le Procès, Le terrier, les Lettres à Félice et maintenant le Château, je n’ai jamais trouvé de référence explicite à la religion dans les œuvres de Kafka. Mais je suis peut-être simplement passée à côté (ou ses idées sur la question sont tellement loin des miennes que je n’ai rien compris)… Si tu n’as jamais lu Kafka, commence plutôt par La métamorphose ou ses nouvelles. Les ambiances de Kafka sont très particulières et assez plombantes parfois, même si ses œuvres soulèvent toujours des milliers de questions. Il vaut mieux commencer par quelque chose de relativement court et surtout d’achevé !
    Le château, c’est surtout les 500 premières pages d’un roman inachevé ! Pas le plus abordable pour commencer avec cet auteur… Bonnes lectures et belles découvertes en tout cas !

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    1. Aaliz

      Merci pour tes conseils Moglug ! Effectivement, je vais plutôt commencer par autre chose alors. J’appréhende un peu « La Métamorphose » mais je vais prendre mon courage à deux mains. Il me semble en plus qu’on avait travaillé sur un extrait en cours d’allemand au lycée ( souvenir très flou, je ne sais même plus ce que j’en avais pensé …).

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  4. Charlotte

    J’ai lu La Métamorphose et Le Procès de Kafka, ta chronique me donne envie de me remettre dans l’ambiance de ses romans ! Je me souviens avoir bien aimé Le Procès mais je suis incapable de me souvenir de l’intrigue…
    Je n’ai jamais prêté attention à ses correspondances et journaux en revanche, je me laisserais bien tenter par ça pour 201 🙂

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    1. Moglug Auteur de l’article

      Les lettres à Félice forment 2 volumes de lettres quasi quotidienne de Kafka envoyées à Félice, sa fiancée vivant à Berlin. Elles sont assez indigestes à vrai dire et n’étaient pas prévues pour être publiées. J’en garde un souvenir de lecture assez lourd, impudique et envahissant aussi. Ces lettres ne sont pas des lettres d’amour, ou alors un amour plutôt possessif et néfaste.
      Je n’ai pas encore lu La lettre au père, moins volumineuse mais très forte parait-il. Elle reflète surtout les rapports conflictuels que Kafka avait avec son père. Quoiqu’il en soit, Kafka n’est vraiment pas un auteur facile, ni « agréable » à lire mais toujours bouleversant, perturbant…

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    1. Moglug Auteur de l’article

      La métamorphose est plus aboutie, il me semble, et plus accessible pour une première lecture. Quoique l’ambiance kafkaïenne soit d’avantage présente dans Le procès et La château. La nouvelle Le terrier est un bon compromis, aboutie et cohérente, elle condense en quelques pages le délire paranoïaque et claustrophobe de Kafka.
      Quant à la prochaine étape Le journal et La lettre au père attendent déjà dans mes étagères, et les Lettres à Milena me tentent aussi beaucoup !!

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